LETTRE DU VILLARD
Le Villard, le 16 septembre 2020
Bien cher ami,
Je sais que vous n’aimez pas que je vous remercie pour l’attention que vous nous témoignez en poursuivant cette correspondance avec des amis de vacances qui n’oublient pas de vieillir consciencieusement chaque année. Vous n’aimez pas mes remerciements, dites-vous, car, ce faisant, je parais sous-entendre que je suis votre obligé alors que, protestez-vous, le plaisir de notre conversation n’est en rien une obligation. Je ne chercherai pas à savoir si vous êtes poli ou sincère, car vous êtes et l’un et l’autre. Ceci dit, vous avez noté et m’avez fait remarquer le ton un peu morose – de ma dernière lettre ; je le regrette, mais -, que voulez-vous… l’été commençait à montrer des signes d’usure et, surtout, surtout, nous savions que nous n’allions pas vous voir pendant un bon bout de temps.
Nous essaierons d’être plus souriants. Pour lutter contre la morosité qui parfois le gagnait, un de mes amis s’était donné en obligation de trouver chaque jour une bonne nouvelle dans l’actualité ; il parcourait les chiens écrasés, les dépêches diplomatiques, les revues scientifiques, que sais-je, à la recherche d’une nouvelle qui le réjouirait. Il y réussissait, mais non sans mal, me confessa-t-il plus tard, jusqu’au jour où il s’est souvenu d’un texte qu’il avait appris à l’école primaire, dans lequel l’auteur parlait du « Bonheur-de-voir-se-lever-les-étoiles », du « Bonheur-de-la-pluie, qui est couvert d’un manteau de perles », ou du « Bonheur-des-pensées-innocentes »qui est le plus clair d’entre nous. Il s’agit de l’Oiseau bleu, de Maurice Maeterlinck que je me permets de vous conseiller de lire. En contemplant le monde tel qu’il est, il n’a plus eu besoin de s’user les yeux à la lecture des journaux.
Je racontais l’histoire au petit groupe d’amis venus prendre le café sur le balcon en profitant du « bonheur-de-la-douceur-de-l’automne-ensoleillé ». Me Beraud, malgré mes protestations de sincérité, n’a pu s’empêcher de s’exclamer « Se non e vero, e ben trovato »1. Il a cependant ajouté « Votre ami a donc du se réjouir en lisant qu’en 2020, le Jour du dépassement était intervenu trois semaines plus tard qu’en 2019 ». La moue interrogative de Mimiquet l’incita à lui expliquer que ce jour correspondait à la date de l’année où l’humanité est censée avoir dépensé l’ensemble des ressources que la Terre peut régénérer en un an ; cela a été imaginé et est calculé par une O.N.G.2. « Donc, poursuit-il, plus le jour du dépassement s’approche de la fin de l’année, moins notre planète s’épuise ; toute la question est de savoir pourquoi nous avons amélioré le score de trois semaines, autrement dit, si cela a quelque chance d’être durable ». J’ai osé avancer que la réduction mondiale de l’activité économique due à l’épidémie de coronavirus ne devait pas être étrangère à la moindre consommation des énergies et qu’il n’était pas certain que cette bonne nouvelle en soit une. Le colonel Gastinel s’est alors lancé dans une de ses diatribes habituelles contre les O.N.G. qui cachant soigneusement l’origine de leurs financements et donc les intentions de ceux qui les animent n’ont, selon lui, d’autre objectif que d’affaiblir le monde occidental, en prônant la décroissance, sous couvert d’écologie. « On ne me fera pas croire, ronchonna-t-il, qu’en se lançant dans la décroissance, on puisse régler la question des ressources. Voyons, le fait que le jour du dépassement soit intervenu en 2020 à 64 % de l’année montre simplement que notre pauvre terre ne peut subvenir qu’à 64 % de sa population, autrement dit à 4,8 milliards d’habitants, alors que nous sommes 7,5 milliards, dont 2 sur lesquels on fait porter toute la responsabilité de la situation et 5,5 qui, non seulement, sont tellement pauvres qu’ils sont bien en peine de faire des économies sur quoi que ce soit mais encore dont le nombre s’accroît de près de cent millions par an. On veut nous faire croire que le problème est culturel en nous donnant mauvaise conscience d’avoir donné à l’humanité le niveau de développement qui est le sien alors que le problème est démographique. J’aimerais bien savoir pourquoi il est pris par ce bout et qui orchestre la manœuvre ». Me Beraud lui faisant remarquer que, quelles que soient les causes de la situation, il valait mieux contribuer à réduire les besoins que de délirer dans une logique complotiste, Gastinel reprit : « C’est certain mais il faut bien voir que le risque est que nous perdions sur les deux tableaux, c’est-à-dire qu’en acceptant des contraintes économiques nouvelles, nous affaiblissions nos sociétés développées sans que cela enraye l’épuisement des ressources naturelles dont ont un besoin croissant les sociétés les plus défavorisées qui grignotent l’effet des progrès de productivité écologique que nous réalisons ». « Nous aurons au moins essayé », lui dit Beraud.
Vous notez dans votre dernière lettre qu’après la coupure des vacances, vous avez trouvé du changement dans le comportement de ceux que vous côtoyez, notamment une certaine distance dans les rapports humains qui ne vous paraît pas seulement due au respect des fameux gestes barrières3 mais qui vous semble traduire, dans la meilleure des hypothèses, la prise de conscience du recul qu’on peut avoir par rapport à la vie menée jusqu’alors, et dans la pire, une exacerbation de l’individualisme. Entre les deux hypothèses, je ne trancherai pas, mais effectivement, le confinement a produit chez certains un effet semblable à celui d’une retraite spirituelle et les a , en quelque sorte, conduits à tamiser leurs relations, s’interrogeant sur la pertinence de toutes les poursuivre. Vous espérez que cette situation n’est que temporaire et que nos semblables retrouveront bientôt le goût, le besoin… et la possibilité, de la vie en société. Je vous suis parfaitement.
Pour terminer sur une note plus légère, je reviendrai sur ce qui me paraît l’expression d’un lamentable conformisme, celui de la modification, consistant en son raccourcissement, du titre du fameux roman d’Agatha Christie4 qui ne convenait plus aux idées de certains de ce temps. Ceci nous renvoie au temps de la Révolution française où les sans culottes s’étaient mis en tête de modifier les noms des communes qui rappelaient « les souvenirs de la royauté, de la féodalité ou de la superstition »5 ; si St-Éloi fut transformé en Loi, ce qui était un moindre mal, Ste-Croix-du-Verdon devint Peiron-sans-Culotte et Le Désir libre fut le nouveau nom de St-Didier-sous-Écouves. On prétend même qu’il fut question de transformer Saint-Cyr en Cinq chandelles… Alors que nous évoquions l’affaire avec nos amis et que Gastinel considérait qu’il aurait suffi de remplacer le mot désormais insupportable par trois points, Me Beraud lui fit remarquer que le remède aurait été pire que le mal et nous raconta l’anecdote suivante tirée des Propos de table de James de Coquet6. Rendant compte d’une manifestation organisée par le Parti communiste, dont Jacques Duclos était alors le secrétaire général (par intérim) et qui avait été un échec, un rédacteur, faisant référence à Jacques Duclos qui, dans sa jeunesse, avait été apprenti pâtissier, avait terminé son article avec la phrase « le pâtissier Duclos l’a eu dans le baba ! » ; il fut convoqué par le secrétaire de rédaction pour modifier son texte car il n’était pas concevable qu’une expression aussi triviale fut accepté dans ce journal que lisaient encore les douairières7 du quartier St-Germain. Le secrétaire de direction fit sauter le mot « baba », laissant le texte en plan en demandant au rédacteur de revoir sa formule : mais l’heure tournait, il fallut bientôt boucler le journal, plus personne ne pensait aux trois petits points… et le texte partit aux rotatives en l’état, si bien que le lendemain, les douairières lurent avec effroi « le pâtissier Duclos l’a eu dans le… ». Il nous a fallu une bonne minute pour venir à bout de l’hilarité de Mimiquet.
Voilà, vous savez tout de ce qui, sans excès, nous agite. J’ai bien noté que vous viendriez au Villard pour les vacances de Toussaint. Grâce à Mlle Raynaud qui a fait le ménage « en grand » selon son expression, la maison est prête pour vous accueillir. N’oubliez pas de nous téléphoner la veille de votre arrivé pour que nous allumions le chauffage, car il commence à faire frisquet la nuit.
N’oubliez pas, non plus, de venir avec vos remarques et vos questions qui nous sont si précieuses.
Croyez en notre indéfectible amitié.
P. Deladret
- « Si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé » attribué à Giordano Bruno, (1548-1600) dominicain, brûlé pour hérésie.
- Global Footprint Network, présidée par Mathis Wackernagel.
- Gestes barrières : expression créée lors de l’épidémie de 2020 désignant les comportements à adopter pour limiter la diffusion du virus.
- Ten little Niggers, 1939.
- Décret du 25 vendémiaire, an II.
- James de Coquet 1898-1988, grand reporter au Figaro, correspondant de guerre et critique gastronomique. Ses Propos de table ont été publiés dans le Figaro Magazine et chez Albin Michel.
- Douairière : Veuve d’un milieu aristocratique.