Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2023

Cher ami,
Comme vous le remarquez dans votre dernière lettre, la boutade de Mimiquet, « c’est dans l’imprévu qu’il y a de l’espoir », ne se trouve pas vraiment étayée par l’embrasement récent que la branche armée du Hamas vient de provoquer en se livrant à des actes de terrorisme sur le territoire israélien. C’était tellement imprévu que leurs voisins les plus proches n’avaient rien vu venir. On imagine mal que cet imprévu donne quelque espoir de voir advenir une paix durable. Je ne me sens pas autorisé à donner un avis ; tout au plus vous suggérerai-je, de lire Rachel et les siens1, un livre récent de Metin Arditi, écrivain juif qui s’interroge sur les conditions respectives de vie des juifs et des Palestiniens.
Nous en discutions l’autre jour avec Béraud, dont les sympathies vont plutôt à Israël, et avec Gastinel qui compatit plus volontiers au sort des Palestiniens ; nous prenions une bière en revenant d’une tentative de cueillette de champignons que la sécheresse dissuade d’apparaître. Mimiquet, qui ratissait votre jardin en prévision de votre venue pour les vacances de Toussaint, est naturellement venu nous rejoindre, à peine nous eut-il aperçus. Béraud faisait remarquer, dans un souci d’apaisement, que l’imbrication des territoires juifs et palestiniens n’était pas faite pour favoriser une vie harmonieuse entre deux communautés dont le « vouloir vivre » ensemble n’est pas évident. Et il s’est demandé pourquoi diable cette juxtaposition de territoires avait pu paraître la solution aux problèmes de coexistence d’opposants irréductibles. « On a voulu y croire, peut-être pas les intéressés, mais la communauté internationale. Sans doute, a-t-il poursuivi, a-t-on fait “comme si”, comme si c’était possible, parce qu’on n’avait pas d’autre solution ». Gastinel a acquiescé en déclarant que le refus de l’évidence était souvent l’expression du constat plus ou moins conscient de l’incapacité à trouver une réelle solution à un problème. « Ne croyez-vous pas, ajoutai-je, que le refus des évidences est une des formes de cécité les plus répandues ? Nous avons tous connu des parents qui s’illusionnent sur les aptitudes de leurs enfants, des personnes qui poursuivent des projets de mariages vraisemblablement voués à l’échec, des artisans sans expérience qui montent des entreprises qu’ils ne maîtriseront pas. Le refus de voir les évidences est un des puissants moteurs de l’activité humaine. On croise les doigts, comme on dit. Comme si cela pouvait servir à quelque chose ».
Beraud était plus modéré ; il voyait dans ce refus des évidences l’expression du refus de la fatalité, du déterminisme social, économique, culturel, climatique, etc. Il savait bien, en sa qualité d’ancien notaire, vers où pouvait mener le refus de tenir compte des contingences, mais il trouvait bon qu’il y ait des gens pour croire que les jeux ne sont pas toujours faits d’avance. Gastinel, qui n’accorde pas autant de vertu à cette disposition d’esprit, considère qu’elle est au contraire l’expression de l’orgueil qui a conduit Adam là où nous sommes. Ils s’apprêtaient à rentrer chez eux lorsque Béraud a rappelé, mezzo voce, qu’il n’était pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, selon l’expression attribuée à ce prince2 qui n’a finalement pas trop mal réussi. Il a ajouté que les questions pour le moment sans réponse, comme la désorganisation, certains pensent la décomposition de notre société, mais aussi le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles ou l’acceptation de la diaspora des migrants vers les pays où ils espèrent améliorer leur sort, demandaient à être abordés sans a priori. Elles ne sont pas résolues mais rien de dit qu’elles ne puissent pas l’être un jour. « Cela me rappelle ce qu’on nous disait des mystères au catéchisme, grommela Gastinel en passant son gilet : ils ne sont pas expliqués mais un jour ils seront explicables ». Béraud répondit par une moue.
Je suis resté un moment encore avec Mimiquet qui n’était visiblement pas pressé de rentrer chez lui. Il faut dire qu’il faisait encore délicieusement bon ; les prairies d’altitude commencent à jaunir car les nuits deviennent fraîches, mais la végétation, comme dit notre ami « ne prend pas le virage de l’automne ». De fait, on voit encore des vaches, là où les bouquetins venaient brouter l’an passé. « Pour rester sur ce que vous disiez, a-t-il continué, je me demande si nous ne prenons pas nos désirs pour des réalités en Ukraine. Je n’ai jamais trop cru que les Russes étaient tombés au point où ils pouvaient se laisser damer le pion par des Ukrainiens, quand bien même ceux-ci seraient tenus à bout de bras par les marionnettes européennes dont l’Oncle Sam agite les doigts. Qu’un pays capable d’envoyer cet été une sonde sur la Lune3 soit mis en échec par un État voisin qui ne lui est pas comparable me paraît inconcevable ». « Peut-être refusez-vous vous-même les évidences », lui dis-je pour le taquiner. « À moins, reprit-il, que Poutine nous refasse le coup de Koutousov, qu’il joue sur le temps comme en 1812 le généralissime russe a, en quelque sorte, joué sur l’espace. La Grande Armée s’est évaporée sur un territoire qu’elle ne pouvait maîtriser. Qui nous dit qu’en jouant sur le temps, les Russes ne vont pas amener les Occidentaux à se lasser de soutenir un conflit qui ne leur apporte jusqu’à présent que des satisfactions morales ? Il me semble avoir lu que même les candidats à la candidature à la présidence des États-Unis commençaient à prendre des distances sur le sujet. Peut-être est-ce électoral, peut-être est-ce temporaire, mais qui dit que d’ici les résultats de ces élections, les Ukrainiens n’auront pas dit « pouce » ! » Enfin ! Cela me dépasse ! » J’ai ajouté que la reprise du conflit en Palestine risquait aussi de détourner l’attention de l’Ukraine et je me suis avancé à lui dire que nous étions tout aussi dépassés que lui, que nos jugements ne provenaient que d’informations que nous savions orientées et que nous n’écoutions que ce que nous étions disposés à entendre. Il m’a surpris, car j’ignorais ses compétences en informatique, en m’assénant que si notre logiciel – disons notre jugement – n’était pas trop mauvais, il pouvait nous permettre de détecter certaines des erreurs qu’il y avait sur le disque dur, c’est-à-dire dans notre mémoire. Vous pourrez prochainement tester l’étendue de ses connaissances en la matière.
Déjà dans la joie de vous revoir bientôt, nous vous prions de croire en nos sentiments les meilleurs (et les plus affectueux, ajoute ma femme).

P. Deladret

  1. Rachel et les siens, publié en 2020.
  2. Metin Arditi, romancier francophone d’origine turque sépharade est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Turquetto, La Confrérie des moines volants, Le bâtard de Nazareth…
  3. Il s’agit de Guillaume 1er d’Orange-Nassau (1552-1584), dit le Taciturne, qui fut le fondateur de la nation néerlandaise.
  4. La sonde Luna 25, qui s’y est écrasée le 19 août dernier.