Lettre du Villard
Le Villard, le 15 mars 2024
Bien cher ami,
Vous auriez dû venir plus tôt ! La neige qui s’était retenue de tomber depuis plus d’un mois s’est employée, sitôt avez-vous été là, à rendre à notre vallée son aspect hivernal. Et, ma foi, elle ne paraît pas pressée de disparaître. Nous avons retrouvé la vie recluse qui nous fait tant de bien en nous donnant l’illusion que nous sommes éloignés des fracas du monde. Pour ne pas perdre trop le contact avec la « vraie vie », comme on dit aujourd’hui, nous avons regardé avec Me Beraud la retransmission de la séance du Congrès consacrée à la révision de la Constitution. Beraud ne pouvait concevoir qu’un aussi grand nombre de parlementaires aient voté un texte qui sous-entend que toute vie appelée n’a pas vocation à être vécue. Il se demande si la crainte de perdre l’investiture de leurs partis pour de prochaines élections ne leur a pas fait tordre le cou à leurs convictions. « Prétendre sanctuariser un droit en l’inscrivant dans la Constitution est illusoire, dit-il, car il suffit de la modifier pour revenir à la situation antérieure. La réglementation en vigueur jusqu’alors donnait un cadre assez large pour que des réponses adaptées aux situations puissent être apportées. » Il craint que les conditions d’exercice du nouveau droit ainsi créé aient des incidences en des domaines que le législateur puis le constituant se sont s’est bien gardés d’évoquer. « Une chose est, dit-il, de reconnaître la liberté de faire ; une autre est d’encadrer les façons de l’exercer. » Gastinel, arrivé fourbu de sa randonnée en raquettes, était venu nous inciter à lui proposer un grog. « De mon temps, dit-il, à la Faculté de Droit, on nous apprenait à distinguer les libertés passives des libertés actives ; les libertés passives étaient celles que le législateur, c’est-à-dire la société, accordait, sans s’estimer tenu de donner les moyens de les exercer ; les libertés actives, au contraire, étaient celles dont la société facilitait la mise en œuvre. Prenez le cas de la liberté d’expression ; réduite au droit d’énoncer ou d’écrire ce que l’on pense, ce n’est qu’une liberté “passive” ; elle devient une liberté “active” quand l’État s’engage, par exemple, à faire bénéficier la Presse de tarifs postaux minorés. » « Autrement dit, ajouta Mimiquet venu passer la journée au Villard mais qui s’était réfugié chez nous car le sciage de votre bois ne parvenait pas à le réchauffer, le droit de n’est pas le droit à. » « C’est bien là le problème, reprit Beraud car la modification de la Constitution établit un “droit à” qui va imposer à des tiers une obligation de faire qui ne sera peut-être pas conforme à leurs convictions. Et qui nous dit que l’État n’ayant plus de référence morale – et s’en félicitant – ne va pas bientôt, en aménageant les conditions d’exercice du droit de mourir dans ce qu’il appelle la dignité, amener, dans ce domaine également, des professionnels à des gestes qu’ils n’approuveraient pas ? En faisant comme si la liberté des uns n’avait pas à respecter celle des autres, notre société s’engage (sans le savoir) à arbitrer en permanence entre des intérêts divers. » « On a bien compris, résuma Mimiquet que pour donner des droits à Pierre, on crée des obligations à Paul. » Je n’ai pu m’empêcher de relever que ce n’était pas nouveau mais que la sous-estimation, voire la volonté d’ignorer les conséquences des actes qu’on pose, pour limiter ou différer le débat public, demeurerait sans doute un marqueur de notre époque. Cela se vérifie en de multiples domaines ; on a cru judicieux de démanteler la défense nationale et le conflit en Ukraine nous fait maintenant nous rendre compte que nous sommes désarmés (mais peut-être les Russes ont-ils fait tout pour que nous nous enferrions dans cette erreur de jugement) ; on joue avec la génétique sans se poser la question des conséquences. Et les exemples foisonnent. On se fixe des objectifs qui sont souvent des vues de l’esprit mais qui ont des répercussions financières qu’on ne sait comment assumer. On veut, par exemple, augmenter le budget de la Justice, mais, comme le fait remarquer l’économiste David Thesmar, dans Le Figaro, la simple augmentation – qui nous menace – de 1 % du taux de la dette publique correspondrait à deux fois le budget de la Justice. « Autrement dit, constata Mimiquet, on fait croire qu’on rase gratis et qu’en plus la barbe ne repoussera pas. Les paysans ont bien vu que ce n’était pas en écoutant ce que leur disaient Bruxelles par dogmatisme et Paris par suivisme qu’ils pourraient gagner leur vie. Il leur a suffi de bloquer quelques carrefours et de renverser une ou deux charrettes de fumier pour que ce qui n’était plus possible le redevienne. » « C’est bien ce qui m’inquiète, glissa Gastinel ; je crains que cela ne donne des idées à beaucoup de monde et que les contraintes dues tant aux préoccupations écologiques qu’aux relations internationales dans lesquelles nous nous sommes enfermées, ne poussent bien des catégories professionnelles à renverser la table. On se révolte et ce qui était impossible le devient ! Du moins, on feint de le croire. » Beraud, toujours plus nuancé, pense qu’il a toujours dû en être plus ou moins ainsi et que les pas en arrière ont presque toujours été suivis de pas en avant. « Ce qui est sans doute nouveau, fit-il, c’est que nous avons pris conscience que nous habitons une “Maison commune” comme a dit le Pape et que le champ des possibles est plus réduit que ce que notre seule expérience nous permettait de croire. »
Je leur ai raconté une conversation que nous avons eue récemment en aparté au sujet de la tonalité assez désabusée des propos de nos amis du Villard. Vous m’aviez dit : « Mais faites-leur comprendre que ce sont nos oyats. Oui, des oyats, vous savez… ces plantes qui ont des racines très profondes dont on se sert pour stabiliser les terrains sablonneux ! Autour d’eux le vent et le sable s’écoulent mais la dune finit bien par se reconstituer… » Inutile de vous dire qu’ils vous remercient pour cette comparaison inattendue et qu’ils vous assurent de leurs sentiments les meilleurs.
Croyez en notre fidèle amitié.
P. Deladret