Lettre du Villard
Le Villard, le 15 octobre 2024
Bien cher ami,
Votre dernière lettre nous apprend que nous aurons le bonheur de vous revoir prochainement au Villard pour les vacances de Toussaint. Ma femme me faisait remarquer que le ministère de l’Éducation nationale qui a passé au rabot laïc la dénomination des vacances de Pâques continue heureusement d’appeler vacances de la Toussaint celles qui approchent. Cette laïcisation n’est pas sans évoquer l’habitude prise par certains historiens de numéroter les années non plus « av. (ou apr.) J.-C. », mais « EC (Ere commune) ou AEC », pour éviter de faire référence à une civilisation ou à une religion particulière… Vous voyez d’où vient le boulet… Mais revenons aux vacances !
Nous savons combien vous êtes sensible à la variété des couleurs que prennent en cette saison les arbres de notre belle vallée. À ce jour, les mélèzes n’ont pas encore leur belle teinte d’automne mais les bouleaux commencent à dorer et les hêtres à flamboyer. Sans doute les uns et les autres attendent-ils votre arrivée pour se montrer tels que nous les aimons. Nous avons rencontré hier, alors qu’avec Béraud nous revenions des champignons, le brave Mimiquet qui, assis sur le banc de la chapelle, contemplait la vallée. « Franchement, nous dit-il, aucun autre paysage ne pourrait me plaire plus que celui-là. » Je rapportai ce mot à nos amis avec qui le soir-même nous partagions la dernière soupe au pistou de la saison en leur disant combien m’avait touché cet émerveillement renouvelé pour ce qui finalement n’était que son cadre de vie. Gastinel a, de façon abrupte, considéré que c’était parce que Mimiquet ne connaissait pas autre chose. Beraud lui a rappelé que du Bellay qui, pour un homme de son temps, avait beaucoup voyagé, préférait son « petit Liré au Mont Palatin »1. « On voyage beaucoup aujourd’hui, poursuivit-il. Il faut reconnaître qu’il est agréable d’accéder à des paysages, des monuments, des œuvres d’art dont on a entendu parler ou dont on ne connaît que les images. Et puis, on se dépayse, on change de cadre de vie, de rythme, de nourriture, que sais-je ? Je suis assez enclin à penser que la frénésie de voyages dont témoignent certains aujourd’hui est moins l’expression de leur curiosité que leur besoin de trouver des dérivatifs à leur existence. Et je le dis parce que j’ai visité pas mal de pays ! » L’ami Poulenc, qui arrivait justement d’un voyage organisé en Chine, ne s’est pas aventuré à discuter de la finalité de son séjour dans le Céleste Empire mais il nous a dit que ce qui l’avait le plus gêné avait été de ne pas connaître la civilisation du pays et donc de ne pas avoir les clés pour comprendre son art. « C’est notre civilisation qui nous donne l’intelligence de ses œuvres, continua-t-il. Lorsque je regarde, par exemple, le tableau du Mariage de la Vierge de Raphaël, je ne comprendrais pas pourquoi est fleuri le rameau que tient Joseph si je ne connaissais pas La légende dorée2. De façon symétrique, je ne sais ce qu’il convient d’admirer dans telle ou telle représentation de Bouddha. Ne parlons pas de la statuaire hindoue dont le sens des postures nous est parfaitement hermétique. J’ignore si ce qui m’est présenté est remarquable et signifiant. » « Est-ce vraiment important ? remarqua Béraud. Après tout, il n’est pas désagréable de se sentir un peu perdu lorsqu’on veut se dépayser. » Gastinel ayant saisi la balle au bond pour souligner le caractère essentiellement récréatif du tourisme actuel, j’ai tiré de ma bibliothèque, pour leur en donner lecture, un article du recueil de textes Voyages qu’écrivit Stephan Zweig3 en 1926, il y a pratiquement un siècle ! Il l’avait intitulé « Voyageurs ou voyagés ». Il s’offusquait déjà du début des voyages « de masse », des voyages contractuels, comme il dit, où tout est organisé. « Or, écrivait-il, à être voyagé de la sorte, on se contente de passer devant de nombreuses nouveautés sans entrer en elles… Il y a… toujours une contradiction entre le confort, l’objectif atteint sans peine et la véritable expérience vécue. » Et il concluait « Préservons ce carré d’aventure… C’est… l’unique moyen de découvrir non seulement le monde extérieur mais aussi notre univers intérieur. » « Que voulez-vous, enchaîna Beraud, il y a trop de monde, et partout, dans les palais, dans les musées, dans les calanques… Le surtourisme nous submerge. L’élévation du niveau de vie de millions d’hommes dans des pays où il n’y avait que des miséreux – on ne va pas le regretter – et la facilité des voyages en avion – çà, on peut le regretter, ne serait-ce qu’en considération de leur empreinte carbone – font que tout est à portée de tous. Vous allez voir que le dernier luxe va être de rester chez soi ! » Je me suis cru autorisé à rappeler que Pascal4 avait déjà noté que « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », mais Gastinel a relevé que le confinement lié à la pandémie de Covid 19 que nous avions connu il y a quatre ans n’avait pas rendu les hommes plus heureux, « sans doute, a-t-il ajouté, parce que ce qui relève de la contrainte ne peut avoir les effets de ce qui relèverait du choix ». Nous avions eu l’occasion d’en parler à ce moment-là et nous nous étions retrouvés sur cette constatation que l’homme qui est un animal social ne peut se réaliser dans l’isolement, sinon quelques êtres d’exception, auxquels, avions-nous conclu en souriant, nous n’appartenions pas.
N’étant pas des êtres d’exception de ce type, nous nous réjouissons par avance à l’idée du plaisir de vous revoir. Dites-nous au plus tôt quel jour vous pensez arriver pour que nous mettions en conséquence en route le chauffage de votre maison. Et sachez qu’une assiette de soupe vous attendra !
Croyez en nos pensées les plus amicales.
P. Deladret
- Liré : village d’Anjou cité par Joachim du Bellay (1522 ? -1560) dans son poème « Heureux qui comme Ulysse ».
- Le mont Palatin est une des collines de Rome couronnées de palais d’empereurs.La légende dorée, ouvrage écrit au xiiie siècle par Jacques de Voragine, archevêque de Gènes, qui raconte la vie probable ou supposée des saints connus en son temps.
- La légende du rameau est rapportée le 8 septembre à la date de la Nativité de la Vierge.
- Stephan Zweig, 1881-1942, écrivain autrichien.
- Blaise Pascal, 1623-1662, philosophe et mathématicien français.