Lettre du Villard
Le Villard, le 15 novembre 2024
Mon cher ami,
Je vous adresse ci-joint le certificat de ramonage que m’a remis le fumiste à qui j’avais demandé de votre part de nettoyer votre cheminée ; il vaut mieux ne pas le conserver au Villard car si, par malheur, votre maison prenait feu, la preuve de votre prudente gestion disparaîtrait. En tout état de cause, s’il vous arrive de l’égarer, il vous suffira de vous souvenir que ce fut le jour où Donald Trump fut réélu, disons choisi par une majorité de grands électeurs. Présentée comme inattendue parce qu’improbable, cette élection ne nous a pas outre mesure surpris ; une amie de ma femme, qui partage son existence entre la France et la Floride, et qui ne paraît pas évoluer dans des sphères trumpistes, nous avait en effet écrit dès la fin de l’été que Trump allait être élu car il représentait ce à quoi aspiraient les Étasuniens. La question n’est pas ici de savoir s’ils ont tort ou raison, s’ils voient plus loin que nous ou s’ils sont d’une autre époque, mais de savoir pourquoi, sur le Vieux Continent, et sans doute plus particulièrement en France, une majorité de gens ont pu penser que Trump serait éliminé. Il est tout de même curieux que les grands médias des deux côtés de l’Atlantique n’aient pas été plus clairvoyants qu’une Française, cultivée, certes, mais extérieure aux milieux dits bien informés. Je racontais cela à Gastinel, alors que nous revenions de la chapelle du hameau où venait d’être célébrée la messe pour les défunts. Le curé de la vallée accède encore à notre demande. Jusqu’à quand pourra-t-il « monter » au Villard ? Et jusqu’à quand la vallée aura-t-elle encore un curé ? Nous prions, certes, pour nos parents et amis défunts, pour qu’ils puissent gagner au plus vite le Paradis, s’ils n’y sont déjà. Mais nous avons souvent l’impression, en ces moments-là, qu’aucun de ceux dont les noms nous reviennent à l’esprit n’en est très loin. Sans doute avons-nous oublié les autres. Finalement, quand nous pensons à eux, est ce que nous ne nous replions pas sur nos souvenirs, sur les moments que nous avons vécus ensemble, autrement dit à notre vie, à ce qu’elle a pu avoir de bon et de moins bon. Ce qui n’est déjà pas si mal !
Mais revenons à l’élection de Trump ! Gastinel n’a pas été outre mesure étonné de cette cécité des médias. « Ma foi ! dit-il, ou bien, ils ne savent pas s’informer, ce dont je doute, ou encore, leur grille de lecture des événements les empêche de tirer les conclusions qui découlent de leurs observations, ou encore ils savent très bien ce qu’il en est mais ils orientent leurs commentaires pour faire passer leurs idées dans l’opinion publique ». « Je comprendrais cela de la part des médias d’outre atlantique, intervint Béraud avec qui nous cheminions. Ceux dont les dirigeants n’aiment pas Trump peuvent essayer d’influencer ceux qui les écoutent ou les lisent, mais je saisis moins l’attitude des médias français dont le paysan du Middle West doit se soucier des analyses comme d’une guigne ». « Sans doute, reprit le colonel très en verve, mais qui nous dit qu’ils n’ont pas la conviction qu’il faut éduquer l’opinion publique européenne pour éviter que des clones de Trump ne prennent racine de ce côté-ci de l’Atlantique ? » « Il est vraisemblable, poursuivit Beraud, qu’ils n’entendent pas catéchiser ceux dont les idées sont bien arrêtées, qu’il s’agisse des lecteurs de Mediapart1 ou de Valeurs actuelles 2. Le terrain leur est plus favorable dans les médias d’information générale qui n’affichent pas de conviction particulière mais qui permettent de toucher sans y paraître une population moins avisée ou plus perméable ». « Si je comprends bien ce que vous dites, glissa Mimiquet qui nous avait rejoints après avoir fermé la chapelle, le journal télévisé, le Dauphiné libéré ou La Provence auraient plus d’influence sur l’opinion publique que L’Humanité ou que Le Figaro. Est-ce que, par hasard, vous ne deviendriez pas complotistes ? »3.
À cet instant, glissa au-dessus de nos têtes un planeur qui, franchissant les Crêtes d’Abriès, piquait dans la vallée. « Ça doit être merveilleux de piloter un planeur, continua sans transition Mimiquet. On doit glisser sans bruit, sans effort, porté par les airs… » « On voit bien, coupa le colonel, que tu n’es pas monté dans un planeur. Quel boucan, à bord ! Tu n’imagines pas le sifflement permanent de l’air sur les ailes ; et le bip-bip des capteurs en bout d’ailes qui s’affolent dès qu’on s’approche d’une paroi ou d’un autre appareil… Et je ne parle même pas de l’attention qu’il faut en permanence porter aux sautes d’humeur de l’atmosphère, aux courants qui déportent, aux ascendances inattendues, aux vents rabattants… N’oublie pas qu’un planeur, si léger soit-il, tombe en permanence et qu’il ne tient en l’air que par le savoir-faire de son pilote qui tire parti du milieu dans lequel il évolue pour se maintenir et avancer ». « Ce que vous dites, dit Beraud, me fait tout à fait penser à l’action du Premier Ministre actuel et de son gouvernement qui, pour parvenir à faire voter le budget par le Parlement, continuer de maintenir l’État gouvernable, suivre la direction que lui impose la situation dont il a héritée et éviter le crash, pilotent dans ce climat hostile par petites touches. Des turbulences… Il y en a ! Alors, en pesant un peu sur le manche à balai, on passe sous les fourches caudines des uns ; d’un coup de palonnier, hop ! on freine une dérive à gauche, ou à droite. Et tout ça dans le tohu-bohu de l’assemblée à côté duquel les sifflements du planeur ne sont qu’un murmure ! » La conversation, tombée un instant sur ce constat partagé, reprit lorsqu’en passant devant notre petit cimetière, Beraud s’est demandé si, finalement, nous n’étions pas tous plus ou moins des sortes de planeurs, obligés en permanence à nous maintenir en l’air, en nous appuyant sur ce qui nous environne, pour éviter de nous laisser tomber du fait de notre propre poids. « Et si, ma foi, dit-il, nous prenons un peu d’altitude, ce n’est tout de même pas mal ! »
J’espère que lorsque votre prochaine lettre nous parviendra, le gouvernement tiendra encore l’air !
Soyez assurés de nos amicales pensées.
PJ : certificat de ramonage
P. Deladret
- Mediapart : quotidien d’actualité numérique dont la ligne éditoriale est orientée assez nettement à gauche.
- Valeurs actuelles : hebdomadaire d’opinion qualifié par Médiapart d’ultra-conservateur.
- Complotiste : partisan de la théorie du complot expliquant un événement comme le résultat d’une action planifiée et dissimulée.