Lettre du Villard

Le Villard, le 15 avril 2025

Bien cher ami,
Nous devrons donc nous passer de votre présence jusqu’aux vacances d’été. Nous comprenons bien que vos grands adolescents aient souhaité que vous les emmeniez découvrir d’autres paysages que ceux de notre vallée. Il vaut mieux voyager jeune, même si on manque alors d’un peu de recul pour apprécier ce qu’on voit. J’en ai touché un mot à nos amis alors que, comme chaque année, nous faisions le ménage de la chapelle du Villard avant les Rameaux. Qu’avais-je dit ! L’ami Béraud, c’est une idée fixe chez lui, considère que, s’il s’agit de connaître un pays, de comprendre son histoire, sa géographie, son économie, sa société, ce n’est pas en allant s’y promener quinze jours qu’on améliorera la connaissance qu’on en a. Les voyages scolaires, comme ceux proposés aux gens du « troisième âge », sont pour lui les expressions les plus achevées du voyage de divertissement, qui, avec un habillage culturel, permet aux uns et aux autres d’ouvrir une parenthèse dans leur existence. Poulenc a mollement acquiescé mais lui a fait remarquer qu’on ne peut, sans se déplacer, ressentir une véritable émotion, éprouver un réel enthousiasme, devant tel tableau ou tel monument ou encore face à tel paysage grandiose. Obstiné, Béraud a repris le fil de son idée, en avançant que ces escapades touristiques ne sont qu’un ersatz des voyages dans lesquels se lançaient seuls des gens aisés, cultivés, aventureux et que n’obnubilait pas le souci du confort. « Le Grand Tour1, a-t-il ajouté, concernait des personnes ayant reçu une éducation leur permettant d’apprécier et de comprendre ce qu’ils découvraient, ce qui est rarement le cas aujourd’hui. » Gastinel qui tentait d’enlever les toiles d’araignées avec sa tête de loup télescopique, lui demanda ce qui le gênait dans le fait que des gens puissent voyager pour se divertir, pour leur simple plaisir. Béraud a convenu qu’à partir du moment où ils ne se croyaient pas tenus d’avoir ensuite un avis sur tout à partir du peu qu’ils avaient vu, il n’avait pas d’objection à formuler.
Poulenc permit à la conversation de prendre un nouveau cours, en ajoutant, à propos de voyages, et dans une contrée où on ne peut être soupçonné de vouloir découvrir les mœurs des indigènes, qu’il tenait à notre disposition le Guide Michelin France 2025 qui venait d’être édité. Béraud a ronchonné une fois de plus car il avait lu dans la presse que des têtes couronnées – des valeurs établies selon lui – venaient d’être décoiffées alors, qu’à son avis, la mode était maintenant de consacrer les petits malins qui mélangeaient des saveurs improbables et les assaisonnaient de fleurs pour épater les gogos. « Ma foi, dit Gastinel, nous ne fréquentons pas les plus étoilés de ces restaurants, mais j’ai la faiblesse de m’intéresser aux critiques gastronomiques ainsi qu’aux recettes des chefs et à ce qu’ils disent de leurs parcours. Et c’est là ce qui m’interpelle car on remarque que la réussite n’est pas un effet du hasard, que la confiance en soi, que le savoir-faire relationnel et le facteur chance n’auraient rien été dans leur réussite sans l’acquisition d’une maîtrise technique et un travail acharné, mais aussi sans la volonté d’être le meilleur. » En l’entendant, cela m’a fait penser à vos récents commentaires de l’actualité. Vous m’écriviez que vous ressentiez un profond malaise en voyant marginalisé chez nous, dans notre société, le goût de l’effort, du travail bien fait et de la performance. Et que cela vous inquiétait plus que les conséquences sur l’économie mondiale des orientations hasardeuses du président des États-Unis, plus que le caractère insoluble de la situation en Palestine, plus même que le sort de l’Europe paralysée par ce qui se passe en Ukraine, qui sont tous les éléments d’un contexte dont, ni nous, ni notre pays ne pouvons modifier le cours. Alors que, pensez-vous, à notre niveau, il n’est pas dit que nous ne puissions pas orienter le cours des choses. Le catastrophisme d’Extinction-Rebellion2 qui est là pour dire qu’il faut renverser la table si nous ne voulons pas disparaître, vous paraît aux antipodes du courant de pensée qui irriguait notre société depuis des siècles et qui était sous-tendu par l’idée que nous étions capables de nous adapter. On a parfois l’impression, en écoutant certains, qu’ils sont saisis par la grande terreur qui a précédé l’An Mil, et que la fin du monde est proche ! Et puis, ma foi, le monde a continué… Le catastrophisme, le pessimisme, disiez-vous, est une régression. Comme je disais cela à nos amis, Gastinel, m’écoutant vaticiner comme la Pythie3 sur son trépied, a ajouté : « Vous allez penser que je suis complotiste, mais j’ai peine à croire qu’il n’y ait pas, derrière ces mouvements qui mettent en cause notre culture, la volonté de nous faire prendre du retard dans notre développement économique, industriel, voire militaire. Sous ces influences délétères qui sont parées des meilleures intentions, nos sociétés acceptent de porter des handicaps de plus en plus lourds. » « Heureusement, conclut Poulenc, que vous admettez qu’on puisse vous prendre pour un complotiste ! Cela ne vous dédouane pas mais montre que vous êtes conscient que d’autres puissent avoir une autre analyse que la vôtre ! »
Je ne sais quel est votre avis sur la question ; vous aviez remarqué que sont généralement qualifiés de complotistes ceux qui ne pensent pas comme eux mais que, par ailleurs, il y a peut-être des complotistes en quelque sorte de bonne foi, qui sont inconscients des schémas de pensée dans lesquels ils se sont enfermés. Vous aideriez Gastinel – et sans doute nous aussi dans bien d’autres domaines – en essayant de mettre en exergue dans votre prochaine lettre les raisons de nos aveuglements.
Nous vous souhaitons un bon voyage et de bonnes vacances !
Bien à vous.

P. Deladret

  1. Nom donné au xviiie siècle au long voyage que faisaient en Europe des fils de « bonne famille » pour compléter leurs connaissances livresques en découvrant d’autres sociétés.
  2. Extinction-rebellion : mouvement social écologiste radical s’exprimant notamment par la désobéissance civique.
  3. La Pythie, de Delphes, assise sur un trépied sous lequel fumaient des feuilles de laurier, répondait de façon sibylline dans un état sans doute second aux questions qui lui étaient posées.