Lettre du Villard
Le Villard, le 15 septembre 2025
Bien cher ami,
Les préparatifs de votre séjour en Chine expliquent sans doute que vous n’ayez pu trouver le temps de nous envoyer un petit mot et nous comprenons bien cette situation dont nous ne percevons sans doute pas toute la complexité car ce pays impose, paraît-il, certaines formalités auxquelles nous ne sommes pas habitués. Nous pensons que vous êtes maintenant sur le départ et que Mademoiselle Reynaud, notre chère factrice, aura le plaisir de nous apporter bientôt une lettre de Chine en faisant pétarader sa moto de trial.
Vous avez dû lire dans la Presse que des précipitations importantes avaient affecté la vallée ; rassurez-vous, au Villard, il a plu mais nos chemins et nos maisons ont résisté et les torrents sont restés dans leurs lits. Ces pluies ont donné un regain de vitalité à la végétation qui, en certains endroits, a repris des tonalités printanières. On voit cependant, par ci, par là, quelques feuilles de bouleau blondir et tout nous porte à croire qu’au moins en ce qui concerne les couleurs de la végétation, nous aurons un bel automne.
Nous espérons que ces petits bonheurs nous aideront à supporter le spectacle que va nous donner notre pays. Je n’évoque même pas ce qu’avec nos vieux amis du Villard nous ressentons en considérant que notre vaste monde est dans une sorte de dérapage incontrôlé. Les guerres se perpétuent, l’ordre qu’on avait espéré pouvoir être mondial n’est plus reconnu, même pas du bout des lèvres, les droits ne sont plus invoqués que par ceux qui ne peuvent pas montrer leurs forces et les usages, comme ce qu’on appelait les bonnes manières, sont moqués. Mimiquet, lui-même, nous disait qu’il avait l’impression que nous étions dans une luge sur une piste de toboggan dont on ne voyait pas la fin. L’ami Gastinel a tempéré en estimant que nous étions plutôt dans un bobsleigh car cet engin dispose de freins et d’un moyen de direction. Il n’a pas convaincu Béraud qui a relevé que, si les équipiers de bob portaient un casque intégral, c’était bien parce que ce sport était à haut risque. « En tout état de cause, a-t-il ajouté, que ce soit en luge ou en bob, on arrive toujours plus bas que là d’où on est parti. Et c’est bien ce qui nous pend au nez ! » Poulenc, qui n’est pas encore retourné prendre ses quartiers d’hiver à Lyon, est plus sensible qu’eux à l’évolution des idées et des mœurs ; il ne comprend pas l’intérêt de la violence gratuite, de forme comme de fond, de films qu’on propose, ni des situations marginales que mettent en avant nombre de livres qu’on publie. Et il désespère de ceux qui, après s’être hissés à la tête de partis politiques ou d’organisations syndicales, font assaut de propositions que toute personne tenant compte du contexte sinon mondial, du moins européen, trouvera inadaptées. « On est tenté de penser, constata Béraud, que, contrairement à ce qu’on nous a toujours seriné, l’Histoire n’est pas maîtresse de vie1, que l’expérience ne sert pas et que le premier démagogue venu emporte le morceau, pourvu qu’il ait bien ficelé son propos » « Vous êtes un peu rapide, reprit Poulenc. Qu’une part non négligeable de nos compatriotes ne fasse pas souvent l’effort d’étendre ses regards au-delà de ses préoccupations immédiates et s’en remette à ceux qui sont sensés savoir est bien certain, mais faut-il l’accabler pour autant ? Si elle est ainsi, n’est ce pas parce que les conditions d’existence du plus grand nombre, les mille soucis du quotidien, la vie de famille, les problèmes d’emploi, le pouvoir d’achat – et la liste est sans fin – l’empêchent de lever les yeux au-delà de ce qui accapare leur attention ? » « Si vous voulez, l’interrompit Mimiquet, mais tout le monde n’a pas la tête dans le guidon et, si vous aviez raison, il faudrait se poser la question du bien-fondé des élections au suffrage universel. En effet, si les gens ne voient pas plus loin que le bout de leurs chaussures, pourquoi leur donne-t-on la possibilité de confier les responsabilités les plus importantes à d’autres ? » Vous vous souvenez sans doute de notre conversation de l’été dernier au cours de laquelle Béraud soutenait que si le pays était dans l’état dans lequel il était – et qui n’a pas changé – c’était moins aux élus qu’il fallait s’en prendre qu’au corps électoral. « Après tout, disait-il, ne nous plaignons pas des dirigeants politiques ou syndicaux ; ils sont là parce qu’ils ont été choisis ou parce qu’ils représentaient un pis-aller. Finalement, si les propositions des uns et des autres ne sont pas cohérentes n’est ce pas simplement parce que les Français ne savent pas ce qu’ils veulent ? » Vous aviez relevé que les divisions méthodiquement entretenues conduisaient à l’oubli de l’impérieuse nécessité de travailler à l’élaboration de points de convergence. Et vous vous affligiez que ceux qui sont sur le devant de la scène ne rappellent pas, y compris à leurs troupes, le couple que forment les droits et les obligations dans le Contrat social2. « De fait, a convenu Poulenc, si notre pays dégringole en de multiples domaines, cela est dû sans doute autant à ceux qui sont sur la scène qu’a l’assistance qui est assise dans la salle. On peut toujours reprocher aux premiers de ne rien faire, ou de ne pas faire assez, pour renverser ou infléchir la tendance, mais un nombre croissant de personnes croit encore au mirage d’une société où l’on pourrait, comme dans la Rome décadente, vivre de pain et de jeux3. » « Si vous voulez, constata Mimiquet, mais c’est l’histoire de la poule et de l’œuf : quelle est la cause première ? » J’ai suggéré qu’il n’était pas à exclure que cette cause première ne soit pas à rechercher dans la pensée de certains philosophes, animés peut être en sous-main par le Komintern4, qui, dans le milieu du siècle passé, ont distillé toutes sortes d’idées portant à son paroxysme la remise en cause de notre monde occidental. Le capitaine nous fit sourire en citant César, répondant au docteur Venelle dans la pièce de Marcel Pagnol : « Oh ! alors, si tu fais de la philosophie ! Oh aïe, aïe ! »
Nous nous posons bien des questions sur la société que vous trouverez en Chine, mais nous serions surpris que vous nous appreniez que les dirigeants sont les simples exécutants des aspirations du peuple. Enfin… On peut toujours s’amuser de l’idée.
Nous espérons avoir prochainement confirmation de votre installation sur les bords du Huangpu !
Et vous assurons de nos pensées les plus amicales.
P. Deladret
- Ciceron, « L’Histoire est maîtresse de vie », De oratore.
- Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, 1762.
- En latin « Panem et circenses », Juvenal, Poète latin, Ier siècle, Satire X.
- Komintern : Nom donné à l’Internationale communiste créée en 1920 par Lénine.