Lettre du Villard
Le Villard, le 10 novembre 2025
Cher ami lointain,
Nous nous réjouissons de constater que malgré les kilomètres, les frontières, les fleuves, et les déserts ( !) qui nous séparent, notre relation épistolaire n’est en rien affectée. Votre dernière lettre de Shanghaï nous permet d’un peu mieux connaître votre environnement qui, vous le soulignez, se trouve pour le moment limité à quelques relations professionnelles et de voisinage. Vous notez que ce petit univers cultivé, anglophone, qui n’est sans doute pas très représentatif de ce qu’on pense dans l’Empire du Milieu, est cependant assez bien informé de ce qui se vit chez nous. Ces gens-là, en effet, ne manquent pas de moyens pour contourner la « Grande Muraille Numérique » que contrôle le pouvoir. Et, ce qui nous étonne le plus, est d’apprendre ainsi que notre monde ne les attire pas. Il faut dire, ajoutez-vous, que la situation politique française ne permet pas actuellement de se faire une haute idée de la démocratie représentative à la française. Les messages que vous recevez vous recommandant de vérifier votre inscription au registre des Français à l’étranger vous donnent à penser que la possibilité d’élections législatives anticipées n’est peut-être pas seulement un rêve d’exaltés.
Nous discutions de cette hypothèse hier avec les amis du Villard tout en comparant les qualités respectives de quelques variétés de châtaignes que Mimiquet avait apportées et faisait griller sur le brasero qu’il avait installé sous votre appentis. Était-ce l’effet euphorisant du Jurançon dont le colonel Gastinel avait tenu à nous régaler, mais la conversation prit une autre direction lorsque Mimiquet compara la scène politique actuelle à une partie de paintball entre chefs de partis qui paraissent moins préoccupés par les impacts de leurs tirs que par l’image que les médias leur renvoient de leurs postures. « Autrement dit, intervint Gastinel, c’est plutôt du recball que du speedball, du récréatif plutôt que du compétitif, comme on dit dans le milieu. Quoi qu’il en soit, c’est tout de même le contribuable qui paiera les billes de peinture. Et cela, je l’admets de moins en moins ! J’ai l’impression que nous vivons dans un monde où l’irresponsabilité prospère. Entendons-nous bien ; je ne pense pas que jadis les gens aient été plus vertueux ni plus portés que maintenant à assumer leurs responsabilités, mais la pression sociale leur permettait sans doute moins facilement de se laver les mains des conséquences de leurs actes. » « À quoi cela tient-il ? questionna Béraud en soufflant sur ses châtaignes. Il est vrai que, dans notre société, nous cherchons à mieux analyser les actes et leurs motivations, que nous sommes plus facilement que par le passé enclins à comprendre et à excuser, mais cela n’explique pas tout. Je crois aussi que le fait que nous soyons passés d’une civilisation constituée de groupes de taille modeste – le village, le quartier – et de milieux sociaux bien identifiés – les artisans, les paysans, par exemple – où tout le monde, ou presque, se connaissait, à une société aux frontières incertaines, peut expliquer, au moins en partie, que les inconséquences puissent s’y évanouir. » « Comme l’oued dans le sable – crut bon d’ajouter Mimiquet – sans compter, ajouta Gastinel, que la juxtaposition des cultures qui en résulte altère les références. » Craignant qu’il s’aventure sur un terrain où nous n’aurions peut-être pas été à notre aise, j’ai émis l’idée que ce qu’on appelait souvent l’irresponsabilité était plutôt la disposition d’esprit qui fait qu’on ne cherche pas à voir ce à quoi mène ce qu’on fait, par paresse, par cécité ou par sottise. « Eh oui, nota Mimiquet, il y a ceux qui pensent au coup d’après, comme on dit, et il y a les autres. » « Lénine avait bien vu ça, reprit Gastinel lorsqu’il écrivait que les capitalistes vendraient la corde qui servirait pour les pendre ! » Béraud a nuancé en émettant l’idée qu’en l’occurrence Lénine devait penser que l’esprit de lucre devait obnubiler la pensée capitalisco-bourgeoise. Nous avions parlé de cela avant votre départ en évoquant l’aveuglement des Occidentaux lorsqu’ils avaient ouvert en 2001 l’Organisation Mondiale du Commerce à la Chine. Était-ce une expression de leur esprit de lucre ? Les exemples ne manquent pas de circonstances où il apparaît qu’on n’a pas en tête « le coup d’après » qu’a évoqué Mimiquet. Beraud est convaincu que notre monde est intrinsèquement inconséquent. « Voyez, dit-il, tous ces gens de la vallée qui, pour un oui et pour un non, achètent par l’un des grands réseaux de vente par internet n’importe quel livre ou un vêtement – dont ils n’ont pas toujours un réel besoin – au prétexte que c’est plus rapide ou moins cher, puis qui se plaignent du déclin des commerces locaux. » « Ne parlons pas, glissa Gastinel, des entreprises qui ferment parce que le contexte social ne permet pas d’ajuster les coûts de production au marché. Et cela nous ramène au spectacle que nous donnent les acteurs de la tragicomédie parlementaire actuelle. Vous, moi, savons que les dépenses de notre train de vie sont conditionnées par nos revenus, mais le simple fait de pouvoir prétendre exprimer le point de vue d’électeurs affranchit certains du devoir de respecter le bon sens du boutiquier. Fi donc ! On ne se pose pas la question – parce qu’on ne veut pas avoir à y répondre – de savoir s’il ne vaudrait pas mieux, avant d’augmenter les recettes, réduire les dépenses. Autrefois, on pouvait faire marcher la planche à billets, mais le système ne fonctionne plus ; alors on s’endette ! » Poulenc qui était resté silencieux, a estimé que le « modèle social français », qui consiste, à son avis, à faire payer par les autres les dépenses qu’on ne peut ou qu’on se refuse à assumer a eu peut-être sa justification dans un pays prospère porté par une démographie dynamique, mais que le contexte est différent. « Ah ! grinça Mimiquet, vous n’allez pas nous seriner que tous nos problèmes viennent de la Sécurité sociale ! » – « Que non ! Je bénéficie assez du système qui a cette année le même âge que moi ! Il n’empêche que lorsqu’on l’a créée, on n’a pas su ou voulu voir “le coup d’après” qui vous est cher ; j’ai le souvenir de discussions dans ma famille, dans les années 1960, entre deux de mes oncles qui s’opposaient déjà sur le sujet ; l’un disait que le système reposait sur trop d’hypothèses incertaines – ce n’étaient pas exactement ses mots, vous vous en doutez – l’autre, qu’après la guerre, la société serait riche et pourrait en assumer la charge. L’expression de leurs opinions était tellement véhémente qu’il fallait veiller à ce qu’ils ne soient pas trop proches pendant les repas ! Un avant-goût de ce à quoi on assiste aujourd’hui à l’assemblée ! »
Beraud s’est demandé si cette propension à l’inconséquence n’était pas ce qu’on appelle, dans le christianisme, le péché originel. « C’est bien ce que je vous disais ! glissa Mimiquet. Si Adam avait eu la jugeote pour comprendre ce qui pouvait découler de son geste, nous n’en serions pas là ! »
Nous nous sommes alors opportunément demandé si les habitants du Céleste empire étaient tracassés par la notion du péché originel. Vous pourrez sans doute nous répondre.
Nous attendons maintenant ici la première neige ; je vous enverrai une photo de votre maison.
Tout le Villard se joint à moi pour vous assurer de notre amitié.
P. Deladret