Lettre du Villard – Mars 2025
Lettre du Villard
Le Villard, le 28 mars 2025
Cher ami,
Vous n’avez pas à nous remercier pour les quelques repas que vous avez pris chez nous ! Nous avons été tellement heureux que vous nous consacriez une partie du temps de vos vacances ! Alors même que le beau temps et la neige enfin tombée vous permettaient d’être tout à votre famille réunie au Villard !
Votre présence nous a permis de prendre un peu de champ par rapport à nos préoccupations habituelles, et votre lettre qui évoque le récent palmarès des Césars m’incite à poursuivre en ce sens. Vous avez été surpris que les lauréats ne soient pas des professionnels qui vous plaisent, et dont les films connaissent un assez large succès. Vous avez alors cherché à savoir de quelle façon s’opérait la sélection. Il apparaît, avez-vous vu, que les choix sont faits essentiellement par des gens qui entendent promouvoir une certaine conception du cinéma et qui se tiennent par la barbichette1. Il y a donc en France un monde cinématographique à deux vitesses ; certains films n’apparaissent pratiquement jamais dans certaines villes, de même que d’autres ne sont pas projetés sur les écrans parisiens car ils sont, du fait des sujets traités ou de leur « inspiration provinciale » de facto destinés à un public… qui n’est pas parisien. Cette différence entre le public de la capitale et celui du reste du pays est, avez-vous découvert, telle qu’elle est quantifiée dans l’hebdomadaire Le Film Français, qui publie chaque semaine le « coefficient » de pénétration des films distribués selon qu’il s’agit de l’une ou de l’autre des deux zones retenues. Vous n’êtes pas loin de penser qu’en consacrant deux zones de diffusion cette pratique sous-entend des différences de culture et d’attente, autrement dit une certaine condescendance de Paris envers d’autres parties du territoire. Je racontais cela hier aux amis venus pour notre traditionnelle choucroute de Mi-Carême que nous ne manquons pas de partager pour rappeler et honorer la mémoire de Clément Marot qui faillit mourir brûlé sur la fausse accusation d’« avoir mangé le lard en carême ». C’est une façon à notre portée de lutter contre l’intolérance et l’obscurantisme. Et c’est à notre avis tout aussi efficace que d’arpenter les rues en braillant « Non au fanatisme ! » à l’image de l’amoureux de Germaine qui, dans Les Bonbons 67 de Jacques Brel, défile en criant « Paix au Vietnam ! »… Gastinel a remarqué que « c’était toujours la même histoire », que, pour les « parisiens » , le reste du pays n’était peuplé que d’Hilotes2, incapables de comprendre les grands enjeux de notre temps et d’en apprécier l’expression. Poulenc, levant son verre, cita Villon : « Il n’est bon bec que de Paris ! » La citation n’était pas parfaitement adaptée, mais nous n’allions tout de même pas le lui faire remarquer.
« Voire, reprit Gastinel ; c’est quand même de cette population-là que nous sont venues ces grandes secousses qui, entre la fin du xviiie siècle et la Commune de Paris auraient pu être évitées si ceux qui les ont provoquées avaient été assez clairvoyants pour en imaginer les conséquences ». « Vous faites peu de cas de l’analyse marxiste de cette période, intervint Béraud ; elle ne rend pas compte à elle seule de ce qui est advenu, mais elle n’est pas à négliger. Je vous rejoindrai cependant en relevant que ce que nous vivons ces jours-ci en France conduit à considérer que, chez nous, les capacités d’anticipation sont toujours aussi fermement paralysées par les prises de position partisanes. »
En resservant nos amis, j’ai tenté une diversion, en avançant que nous ne pouvions regretter que des avis divergents se fassent jour, et même qu’ils expriment les intérêts différents des uns et des autres, lorsque Mimiquet, tendant son assiette, s’est exclamé : « C’est bien gentil, mais lorsque l’opposition des opinions conduit au blocage, que se passe-t-il ? » Béraud a fait remarquer que cette situation n’était pas nouvelle et que l’Histoire montrait que des antagonismes analogues avaient fini par trouver une issue, même si celle-ci avait sans doute mécontenté beaucoup de monde. « C’est facile à dire, fit Gastinel, mais ce n’est pas une réponse ». Béraud lui a rétorqué qu’il n’était pas un prophète, ni un de ces commentateurs de la vie politique qui, à longueur de colonne ou des heures d’antenne durant, tirent des plans sur la comète sans aider à apercevoir l’émergence d’une solution. « Ce qui me paraît tout aussi préoccupant aujourd’hui, fit Poulenc, est l’intolérance à l’égard des opinions contraires. Et c’est elle qui est sans doute à l’origine de tout ça. Les sociétés du passé – et les dictatures actuelles – ont pu considérer que leur survie impliquait d’éliminer tout ce qui n’allait pas dans le sens du Parti, ou de ceux qui exerçaient le pouvoir temporel, qu’il s’agisse de féodaux, d’hommes d’Église ou d’oligarques. Socrate en est mort. On a connu cela, mais notre monde occidental a admis une pluralité d’opinions dans la société. Or, il me semble qu’actuellement, au moment même où, comme disent certains, qui ont peu de mémoire, on est sorti des “années de plomb”, la société manifeste une intransigeance remarquable à l’égard de ce qui ne va pas dans le sens de la pensée dominante. Les humoristes d’aujourd’hui les plus consensuels ne disent-ils pas souvent “Oh ! ça, on ne pourrait plus le dire !” Comment concilier le droit à la différence, qui est celui de penser et de dire ce que bon me semble et l’interdiction sociétale, voire légale de l’énoncer ? » « Sauf si, interrompit Mimiquet, on dit du mal du Pape ! » « On a voué, reprit Poulenc, Dieu aux Gémonies puis on a jeté la morale aux orties. Bon, mais après ? Puisqu’il n’y a plus de références, qu’est ce qui justifie les oukases de la pensée dominante actuelle ? Les intérêts ? les goûts ? En refusant de reconnaître que les libertés individuelles ne pouvaient excéder une certaine amplitude, on s’est privé de toute possibilité de maintenir en vie un corps social. » Béraud a nuancé le propos en disant qu’il était peu probable que le corps social s’embolise mais, ajouta-t-il, en faisant référence à Amélie Nothomb, qu’il allait falloir s’habituer à ce qu’il passe de stupeurs en tremblements3.
Nos amis m’ont chargé de vous demander comment vous pensiez qu’on puisse concilier liberté d’expression et droit à la différence ; ils espèrent, en filant la métaphore – et je m’associe à eux – que seuls nos progrès ( ! ) en âge et la calcification de nos pensées nous brouillent la vue.
Vous voilà chargé d’une mission redoutable, mais soyez assuré de notre amicale absolution si vous ne pouvez en venir à bout. En tout état de cause, nous attendons vos lumières de pied ferme !
Avec toute notre amitié.
P. Deladret
- 80 % des votants sont des professionnels de la production ; les distributeurs ne comptent que pour 20 % et les spectateurs pour rien du tout.
- Peuplade asservie par les spartiates.
- Stupeur et tremblements, roman d’Amélie Nothomb, Paris, Albin Michel, 1999.