Dodes’kaden s’intéresse à la vie d’habitants d’une sorte de bidonville au milieu de décombres anonymes… C’est un saut dans la culture japonaise, à la façon d’un microscope plongeant au cœur des situations. De la misère environnante sortent, grâce à des personnages colorés, et dans une mise en scène un peu théâtrale, au sens classique, l’illustration de la diversité des facettes humaines, de la quasi-sainteté à l’abominable, en passant par la folie.
Et comme les films précédent, une esthétique recherchée : dans dans les palettes colorées et picturales, comme une suite de tableaux vivants tantôt sombres, tantôt lumineux. Vous trouverez sur le net que Dodes’kaden est le premier film en couleur de Kurosawa. Qu’il a fait beaucoup d’essais durant le tournage, comme peindre des ombres sur le sol ou tendre des draps colorés pour remplacer le ciel. Le titre du film est l’onomatopée du bruit du tramway que « conduit » Rokuchan. Face à l’échec commercial, la critique virulente à l’encontre du film et ses problèmes de santé, Kurosawa commettra une tentative de suicide. Il survit puis se remet à tourner, marquant une seconde période dans sa carrière.

Kurosawa a marqué une énorme générations de cinéastes : G. Lucas, S. Kubrick, S. Lumet… La Rédemption et plus globalement Le Mystère de la Rédemption sont un sujet de prédilection pour accompagner et guider sa création artistique. Synthèse originale des cultures orientales et occidentales, par leur force expressionniste, les films de Kurosawa reflètent sa personnalité ; son enracinement dans le patrimoine japonais comme son admiration pour l’art de Van Gogh, Cézanne, Chagall ou Rouault ainsi que ses lectures de Shakespeare, Gorki, Dostoïevski ou Tolstoï. Dessinateur exceptionnel (expo au petit palais en 2009), mettant le trait et la couleur au service d’une force émotionnelle rare, le Dodes’kaden est la première salve en couleur pour Kurosawa au cinéma.

Point de vulgarité, le respect du format académique 1,37/1 et le propos extrêmement clair : il s’agit de fustiger le boom économique japonais des années 1970, qui se construit sur la misère humaine. Le cinéma comme une arme pour changer le monde. Kurosawa monte ses rushes le soir même, sans attendre la fin du tournage, un forcené du travail. Un mois lui suffit pour parachever cette œuvre plus que singulière et fort incomprise à sa sortie dans les salles.

Dans un environnement fantastique, irréel avec ses décors peints en trompe-l’œil filmés en studio (exemple : Le cabinet du docteur Caligari, le chef-d’œuvre de Robert Wiene), la mise en scène fonctionne comme un gigantesque huis-clos rappelant le bidonville dépeint dans Les Bas-fonds (d’après une pièce de Gorki du même nom) mais là le ton a partiellement changé. Ce n’est plus l’humanisme coutumier du réalisateur qui anime ses protagonistes mais une noirceur surprenante où l’entraide et la fraternité semblent avoir laissé la place à la folie, la méchanceté, la violence, la prostitution et l’ivrognerie ! La description est volontairement poussée à l’extrême et tempérée par plusieurs magnifiques scènes oniriques et par la présence de quelques belles figures positives encore capables d’humanité. Au centre de cet univers et le ponctuant par ses apparitions, le jeune garçon Rokuchan est montré comme un être singulier, peut-être un fou (quoique…), se réfugiant dans un monde parallèle de son imaginaire. Dans ses dessins d’enfant et quotidiennement il s’acharne à conduire son tramway chimérique (splendidement matérialisé par les effets sonores). Véritable expérience d’onirisme réaliste et d’esthétisme pictural, Dodes’kaden est un des films les plus curieux d’Akira Kurosawa dont le montage fut raccourci de deux heures par la production (quel dommage…).