Le sacristain et l’organiste

C’était quelques années avant l’arrivée de votre prédécesseur qui a tenu pendant vingt ans les orgues de notre église. C’est vous dire ! En ce temps-là, comme on disait avant Vatican II en commençant la lecture de l’Évangile, la paroisse avait encore les moyens de verser un petit quelque chose au vieux Audibert, le bedeau qui entretenait de son mieux l’église et la sacristie. Le curé Vallory, de qui je tiens l’histoire, m’a raconté qu’un jour de l’Avent, alors qu’il était dans son confessionnal pour y accueillir les fidèles, il entendit la curieuse conversation que je m’en vais vous raconter. Le saint homme y passait beaucoup de temps car, à l’époque, il y avait sans doute dans notre paroisse moins de saints qu’aujourd’hui et presque tout le monde allait de temps en temps à confesse. Ces braves gens n’hésitaient pas à se reconnaître pêcheurs, en action parfois, en paroles souvent, presque toujours par omission. Et en pensée, n’en parlons même pas ! Il est vrai qu’avec ce qu’on leur faisait apprendre au catéchisme, ce qu’on leur disait à la maison et ce que leur racontait le maître à l’école pendant les leçons de morale, ils savaient que, pour ce qui était de la sainteté, ils étaient loin du compte.
Toujours est-il qu’il qu’intrigué par une conversation qui venait de la tribune, le curé écarta le rideau pour ne rien en perdre. Le sacristain avait entrepris l’organiste et s’étonnait qu’il se sente obligé de répéter tous ces airs qui étaient souvent les mêmes, à quoi l’homme de l’art répondait qu’une technique, ça s’entretient et que ce n’était pas vraiment charitable de sembler ignorer les efforts qu’il faisait pour jouer de beaux morceaux pour l’Offertoire ou pour la procession de sortie. Et puis, ajouta-t-il, la fête de Noël approchait et il fallait faire de son mieux pour accueillir le Sauveur !
Et, joignant le geste à la parole, il entreprit de jouer les premières notes d’un des cantiques qu’il allait soumettre au curé. « Voyez-vous, continua-t-il, le fonds de chants de Noël est, pour ainsi dire, inépuisable et le choix toujours difficile ; je laisserai de côté les chants un peu pompeux d’autre fois, du style : “Cieux, répandez votre rosée, (…) donnez à la Terre épuisée, le Rédempteur de l’univers !” qu’on ressortait pendant l’Avent ou “Le Fils du Roi de gloire… est descendu des cieux… Il tire l’univers des fers”, qu’on jouait pour la Nativité mais qui sent maintenant un peu le renfermé. Notre curé préfère, et je me range volontiers à son goût, les cantiques d’inspiration sinon plus évangélique du moins plus pastorale, par exemple “Les anges dans nos campagnes” (et l’organiste fredonna “la- la-la- la- do- la- si- la-la” en parcourant le clavier de sa main). Un autre me plaît autant, sinon plus, c’est “Il est né, le divin Enfant !” Il y a tout ! Les prophètes, l’étable, les rois… ». Audibert qui, si l’on peut dire, connaissait un peu la musique, lui fit remarquer que, pour admirable qu’il soit, le cantique ne disait pas un mot des anges ni des bergers et qu’il valait mieux ne pas les oublier si on ne voulait vexer personne, pour autant, ajouta-t-il pince-sans-rire, que des bergers habitués à l’humilité de leur condition et que les anges, créatures parfaites, puissent se vexer… L’organiste se tira d’affaire en pianotant « fa- fa- do- fa- sol- mi- do- la- sol  » et en demandant à Audibert « Vous connaissez ? ». – « Bien sûr, c’est Adeste fideles ! » – « Adeste fideles… Venite adoremus ! » – « Accourez, fidèles, joyeux, triomphants / Venez à Bethléem / Voyez le roi des Anges qui vient de naître/ Venez adorons ! » poursuivit l’organiste. « C’est, pour moi, le plus beau chant de Noël ; on sent dans cet hymne le souffle, la majesté de la musique du siècle de Haendel ! Et puis, n’oubliez pas que c’est en l’entendant que Paul Claudel s’est converti ! » Audibert, qui n’avait aucune envie d’en savoir plus sur la conversion de ce Claudel qu’il ne connaissait pas, avait pris sur la console de l’orgue la partition du « Venez divin Messie » et chantonna « Venez divin Messie / Sauver nos jours infortunés / Venez, source de vie / Venez Seigneur, venez ». « Eh bien, moi, c’est ce cantique qui me touche le plus. On y sent bien que les pauvres hommes que nous sommes n’en peuvent plus. C’est plus qu’un appel, c’est une véritable supplication. Et si le Seigneur ne vient pas – je lis ce qui est écrit – briser le joug du genre humain et enlever nos chaînes, qui le fera ? » – « Mais vous faites comme si vous aviez oublié que le Bon Dieu nous a envoyé son Fils pour nous remettre sur le bon chemin. Si vous êtes toujours dans l’attente, vous en restez à l’Ancien Testament, mon pauvre ami. Regardez ces malheureux Juifs ! Enfin, je pense que c’est un peu réducteur comme explication et que Monsieur le curé saurait mieux nous l’expliquer, mais bon… à chacun son métier » – « Il n’empêche, lui dit Audibert, que j’ai souvent l’impression que le passage de Jésus dans notre monde aurait pu avoir plus d’effet. Je ne dis pas qu’il n’ait pas fait ce qu’il fallait, car son sacrifice a été surhumain, mais je me demande si l’homme d’aujourd’hui est vraiment différent de celui de l’Ancien Testament. Et, vous ne me croirez peut-être pas, mais c’est précisément à cause de ça que j’aime autant ce cantique, parce que je pense qu’on n’aura jamais fini de demander au Bon Dieu de venir et de revenir pour nous aider à trouver la voie de ce que Monsieur le curé appelle le salut. Et, ma foi, je ne serais pas étonné que Jésus nous aime aussi de nous voir encore espérer malgré tout ce que nous avons subi et tout ce que nous avons fait depuis deux mille ans. »
Le curé Vallory m’a raconté qu’il ne s’était pas cru autorisé à intervenir dans une conversation qu’il avait entendue sans y être invité, mais il n’en était pas mécontent. D’autant que, pour la clore, l’organiste avait entrepris de jouer sur son clavier ré- sol- fa- sol- la- si, les premières notes de La Cambo me fai mau (« La jambe me fait mal ») dont la mélodie enjouée et les paroles bonhommes exprimaient l’espoir de la guérison à la seule vue du Divin Nouveau-né.

J. Ducarre-Hénage
Avec l’aide amicale de Patrick Geel, organiste.