Conte pour Noël
Le rabbin de Tante Léonie

Nous avions pour habitude, après la messe de Minuit, de passer, pour l’embrasser, chez Tante Léonie qui ne pouvait plus y assister et à qui nous apportions « un air de messe » , comme elle disait. C’était l’occasion, un morceau de pompe et un verre de vin cuit en main, de parler de la famille, des fêtes de Noëls du passé et, surtout, d’admirer sa crèche.
Cette année-là, nous avons été surpris d’y découvrir un nouveau personnage. Il était vêtu d’une sorte de robe de couleur violette ; il portait sur les épaules une grande écharpe et sur la tête un drôle de bonnet pointu. « Ah ! nous dit Tante Léonie, vous ne connaissiez pas mon rabbin, n’est-ce pas ? » Elle reprit : « Je cherchais à savoir s’il y avait un santon qui représente ce personnage depuis qu’en relisant la Pastorale Maurel, j’étais tombée – à la scène IV de l’acte V – sur le couplet d’un berger qui dit “Despuis long-tems dejà, lou rabin dou vilagi, nous disié…” Alors, je me suis renseignée et j’ai fini par trouver un rabbin chez un santonnier, André Fournier, à Seguret. Et, le plus fort, c’est qu’à peine installé dans ma crèche, il m’a raconté son histoire ! Vous ne me croyez pas ? Écoutez donc ce qu’il m’a dit » :
Figurez-vous que ce soir-là, j’attendais, au coin du feu, que le sommeil me gagne. Des coups tapés à la porte m’ont tiré de l’état dans lequel on se laisse volontiers glisser le soir, lorsque les prières sont dites et qu’on pense avoir accompli ses devoirs. J’allais gagner ma chambre lorsqu’on a encore frappé. On m’appelait. Un peu mécontent, je me suis approché de la porte et j’ai entendu : « C’est nous ! Ouvre-nous ! » J’ai reconnu par le judas deux bergers qui m’avaient vendu un agneau pour la Pâque. Je leur ai ouvert en leur faisant remarquer que ce n’était pas une heure pour déranger les gens. « Si tu savais ! », ont-ils crié « Si tu savais ce qui nous est arrivé et ce qui arrive à nous tous ! » Ils se sont mis alors à me raconter que pendant qu’ils étaient cette nuit-là dans la campagne à garder leurs troupeaux, des créatures ailées qui ne ressemblaient à rien de ce qu’ils connaissaient les avaient entourés en chantant d’une façon merveilleuse. Et elles leur avaient dit que le Messie, le Sauveur d’Israël, venait de naître à Bethléem. « Mais, avait remarqué un des bergers, Bethléem, c’est ici, c’est chez nous ! Alors, allons voir le rabbin ! Nous découvrirons le Messie ensemble. » L’un des bergers a même ajouté « Tu nous as toujours dit : “Mes enfants, nous sortirons de l’esclavage, le Messie viendra réparer tous nos maux, il naîtra pauvrement entre deux animaux…” Alors, puisque le Messie est né, ici, chez nous, viens Rabbi, avec nous. » Je restais silencieux ; je me demandais si lorsque je leur avais dit cela, mon espérance n’était pas plus grande que ma certitude. Je ne pouvais pas, pourtant, les décevoir. Alors, j’ai mis mon bonnet et je les ai suivis. Les étoiles scintillaient dans la nuit froide ; nous sommes tombés sur quelques personnes qui se demandaient ce qu’elles pourraient faire pour des malheureux qui se blottissaient dans une étable. Nous nous sommes approchés ; il y avait là un couple qui tentait de protéger du froid un tout petit enfant en le réchauffant entre un âne et un bœuf. « Vois ! Rabbi, ont crié les bergers ! Il est là ! C’est bien le Messie que tu nous as annoncé ! Et les deux animaux qui le protègent ! Vois ce beau sourire ! Et cette lumière qui rayonne ! C’est celle qui accompagnait les esprits qui nous ont dit qu’il venait de naître à Bethléem ! »
Je me demandais ce qu’il fallait en penser. J’ai essayé de leur faire comprendre qu’ils avaient dû rêver et que la lueur qui les avait réveillés les avait aussi égarés. Mais ils ne voulaient rien savoir. Je leur ai alors conseillé de retourner à leurs troupeaux pour éviter qu’ils ne s’égaillent et, pour les tranquilliser, je leur ai demandé de revenir le lendemain pour leur dire comment je voyais les choses.
Je suis rentré à la maison et j’ai réveillé ma femme pour lui raconter ce qui venait de se passer. « Mais tu n’as plus le sens commun ! », m’a-t-elle dit. « Le Messie, celui qui relèvera Israël, qui naîtrait dans une étable ! Il vaut mieux que tu ne dises rien à personne ; on se demanderait si tu n’as pas perdu la tête ! » Peu à peu, j’ai retrouvé mon calme et j’ai essayé de me souvenir de ce que la Loi disait de la venue du Messie. Pour ce qui est du lieu, me suis-je dit en priorité, la cause est entendue depuis Michée, qui a clairement prophétisé (5, 2) : « Et toi, Bethléem Ephrata, le moindre des clans de Juda, c’est de toi que naîtra celui qui doit régner sur Israël… » Bethléem était bien dans la Loi. Mais, à quelle date l’événement se produirait-il ? La question n’était pas à aborder à la légère, car que se passerait-il si on ne savait pas à quel moment accueillir le Messie ? Est-ce qu’il serait déçu ? Est-ce qu’il repartirait ? Est-ce qu’il se vengerait d’Israël son peuple ? Et même, qui pouvait dire qu’il n’était pas déjà là ? Qu’on avait peut-être laissé passer sa venue ? J’étais effondré. Au bout d’un moment, je me suis calmé. Je me suis rappelé que Jacob a annoncé que le signe messianique s’accomplirait lorsque celui auquel appartient le bâton de commandement le perdrait (49, 1-10). Et n’était ce pas le cas, puisque l’autorité était passée entre les mains des Romains depuis qu’ils avaient installé sur le trône cet infâme Hérode. En fouillant dans ma mémoire, j’ai aussi retrouvé que Daniel, qui avait vécu il y avait près de six cents ans, avait prédit (2, 39-45) à Nabuchodonosor que le Dieu du Ciel dresserait « le royaume qui ne serait jamais détruit », lorsque les quatre royaumes qui suivraient celui du Grand Roi auraient disparu. J’ai fait le compte et, effectivement, l’empire babylonien, les Mèdes, l’empire perse, et l’empire d’Alexandre avaient été détruits. Il y avait aussi la prophétie de Nehemie, qui a annoncé il y a près de cinq cents ans que Jerusalem serait reconstruite lorsque soixante-dix septénaires seraient écoulés. Soixante-dix septénaires, à mon calcul, cela fait environ quatre cent quatre-vingt-dix ans. Le temps de l’accomplissement de la prophétie était donc proche… ou arrivé ! Je ne savais plus que penser.
J’en ai reparlé à ma femme qui m’a fait remarquer que si le Messie avait voulu être reconnu, il se serait manifesté tel que l’avaient annoncé les prophètes, en roi, tenant le sceptre et qu’il n’aurait pas entrepris la reconstruction de Jérusalem en partant d’une étable. Elle m’a donc demandé de me taire pour éviter de prendre le risque qu’on me retire ma fonction de rabbin.
Je pensai que, ma foi, si c’est vraiment le Messie, il ne peut s’être contenté de se manifester seulement à nous, petites gens de Bethléem. Les scribes et les docteurs de la Loi ont sans doute été prévenus par d’autres. Ils nous le diront bien ! Alors, le lendemain, lorsque les bergers sont venus me voir, je leur ai demandé d’attendre qu’on leur dise ce qu’il fallait penser de la situation.
Je ne suis pas arrivé à leur faire admettre de ne pas parler de ce qu’ils avaient vu, de l’émotion qui les avait saisis, du bonheur qui les avait envahis, et, pour tout dire de la certitude qu’ils avaient que cet enfant était le Messie. Ils ont fait des confidences aux gens du village et ils les ont plus ou moins convaincus d’apporter un peu de nourriture à la famille. Je restais inquiet ; de temps en temps, j’allais jeter un coup d’œil. Et puis, un jour, j’ai rencontré devant l’étable de beaux personnages qui se sont présentés comme des mages, qui venaient du Levant, de très loin, qui avaient suivi une étoile qui les avait menés jusqu’à la cour du roi Hérode. Là, on leur avait conseillé d’aller voir du côté de Bethléem s’ils y trouveraient ce roi des juifs qu’ils cherchaient. Et, devant mes yeux, en voyant l’enfant, ces mages n’ont pas eu un moment d’hésitation ; ils se sont inclinés, lui ont présenté leurs hommages et quelques cadeaux. Nous avons ensuite un peu parlé de leurs croyances et il m’a semblé alors que ce qu’ils disaient de celui devant qui ils s’étaient prosternés était bien proche de ce que nous pensions que nous apporterait le Messie.
Je ne vous dis pas, reprit Tante Léonie, à quel point les Rois Mages ont troublé le rabbin ; aussi, lorsque leur caravane est repartie vers l’Orient, s’est-il empressé d’aller voir les bergers pour leur demander de convaincre la Sainte Famille de quitter Bethléem, puis de lui montrer le chemin qui la conduirait en l’Égypte.
Vous comprenez pourquoi, conclut-elle, j’aime tant mon rabbin !

J. Ducarre-Hénage
(qui remercie ici M. Régis Bertrand pour la photo de son santon de rabbin)