L’amateur de crèches

Crèches et santons emplissaient sa maison ; il ne se contentait pas d’en construire  une chaque année puis de ranger le tout jusqu’à l’an prochain. Non, il en laissait  quelques-unes en exposition dans sa maison et cherchait en permanence à étendre sa collection de santons. Lorsqu’on l’interrogeait, il concédait qu’il avait toujours aimé les crèches. Sans doute gardait-il ce goût du temps de son enfance, lorsqu’avec ses parents ils faisaient « le tour des crèches ». Ces visites occupaient une partie des vacances de Noël en un temps où on se satisfaisait d’aller dire bonjour aux diverses branches de la famille. Il restait bouche-bée devant les crèches éclairés « à la lumière noire » mais aurait pu rester en contemplation pendant des heures devant celles qui étaient animées. Son bonheur était monté d’un cran lorsqu’il avait découvert les « crèches blanches »1 qui faisaient sortir pour quelques jours la Sainte Famille de l’étable dans laquelle on l’avait confinée pendant des semaines. 

Il ne se lassait jamais. Il admirait le talent de ceux qui bâtissaient ces décors invraisemblables, ces univers de fantaisie, ces paysages dont parfois la minutie rappelait les petits jardins japonais (ou chinois, il n’avait jamais bien su) qu’il voyait chez sa grand-mère. Il aurait aimé pouvoir se blottir dans cet univers moussu qu’abritaient  les feuillages. Il suivait le Chasseur sur les restanques qui montaient haut dans les collines ou le Pêcheur dans la fraîcheur des cascades en papier d’argent. Il accompagnait le Berger dans la lande, le meunier qui poussait son âne, le laboureur  jusqu’à son mas et à son pigeonnier. Il rêvait à ce qu’aurait pu être la vie des personnages figés dans l’attitude que leur avait donné le santonnier, avant qu’ils viennent rendre hommage au nouveau-né ; il se demandait aussi ce qu’ils devenaient, si, passé le seuil de leur maison, ils retournaient simplement à leurs habitudes ou s’ils continuaient de refléter la grâce du regard qui avait dû les toucher.

Au fil des années, sa curiosité s’était aiguisée. Il était devenu un habitué des « Rondes de crèches », passant dans la même journée d’un village à un autre, pour retrouver , ici, la cueillette des olives, là, le ferrement du mulet, ailleurs le foulage du raisin. Son goût s’affina ; il en vint à trouver vulgaire le pittoresque complaisant, les vieillards trop chenus et la vétusté affectée des constructions. Il jeta son dévolu sur les beaux santons, ceux des maîtres d’Aubagne, bien sur, mais aussi sur les hauts santons d’église et sur les grands personnages habillés, comme ceux qu’on admire à Cruis2. Son émotion culmina lorsqu’il fit le voyage, pour ne pas dire le pèlerinage, à Cannes pour voir l’extraordinaire crèche musicale et animée du Suquet. Et puis, son intérêt déclina. Il avait eu la nostalgie de ce passé imaginaire où le temps, le soi-disant bon vieux temps, paraissait s’être arrêté, mais les représentations folkloriques l’avaient lassé. Son enthousiasme, en quelque sorte esthétique, avait fini par faire long feu.

Il avait prêté quelque attention aux crèches que l’aggiornamento d’une partie du clergé après le concile Vatican II permettait à certains fidèles d’imaginer avec une frénésie d’iconoclastes. Ce n’étaient qu’évocations de la misère du monde dans un décor de bidonville et il fut parfois étonné que l’Enfant-Jésus n’ait pas été remplacé par un santon à l’effigie de Che Guevara. Cela renvoyait peut-être au temps présent, mais il ne retrouvait pas l’émotion qu’il éprouvait autrefois devant ces évocations qui avaient désormais pour lui la saveur du paradis perdu. 

Un beau jour, il entra dans une chapelle où la Nativité qui avait été installée se trouvait résumée à la Sainte Famille qu’entouraient deux bergers déférents et quelques moutons. C’étaient de beaux santons d’église, anciens sans doute, dont l’expression le frappa. Il se rapprocha pour les examiner. Saint Joseph, debout, attentif, protégeait d’un regard ferme la femme et l’Enfant dont il avait accepté la garde. Sans doute ignorait-il alors, se disait notre ami, que sa mission s’achèverait lorsque l’Enfant commencerait la sienne. Il apporterait, c’était certain, sans familiarité, mais non sans affection, toute son attention, tous ses soins pour que s’accomplisse ce qui ne devrait rien à sa propre volonté.

Marie occupait un bât-flanc recouvert d’un manteau. L’humilité de son attitude disait toute sa reconnaissance d’avoir été choisie pour porter celui qui devait sauver les hommes du pêché d’Adam tandis que le bonheur de sa maternité éclairait son visage. Notre ami crut saisir dans son regard un peu de l’inquiétude qu’elle pouvait éprouver en sachant qu’elle était avant tout l’instrument du Tout-Puissant. Cet Enfant lui échapperait, sans doute, comme tous les enfants échappent à leurs parents. Se doutait elle qu’un « glaive de douleur » la transpercerait un jour ? Elle n’avait pas encore rencontré Siméon dont la prophétie lui apporterait l’inquiétude. En souriant, elle acceptait ce qui arriverait pour que les Écritures s’accomplissent. Le santon de l’Enfant Jésus, en revanche, intrigua notre amateur de crèches. Bien emmailloté dans une mangeoire, le nouveau né ne souriait pas aux anges en agitant ses menottes comme le font souvent les « Petits Jésus » de la Foire aux santons. Un léger sourire flottait certes sur ses lèvres, mais il ne regardait ni Marie, ni Joseph, ni même les moutons qui eussent pu l’amuser. Il était, en quelque sorte, déjà dans sa mission, dans son histoire, ailleurs et au-delà, hors de la famille qui accueillait sa naissance, et du temps dans lequel se déroulerait sa vie d’homme.

Notre amateur de crèche rentra chez lui, surpris par les remarques qu’il s’était faites en contemplant ces santons. Non, ces personnages n’étaient pas de simples objets de décoration ! Et même, à bien y regarder, la crèche n’était pas un spectacle de divertissement ! Il y avait peut-être dans ces modestes représentations – plus ou moins sérieuses ou folkloriques de la Nativité – quelque chose qui les rattachait aux vitraux édifiants du passé. La crèche n’était-elle pas un Évangile vivant ? Il en fut tout retourné.

Et c’est ainsi qu’il commença sa collection de crèches.

JDH

  1. Crèche blanche : dans le pays d’Aix, mise en scène, devant un simple drap blanc (de là son nom ) pendant une semaine après la Chandeleur, de la présentation de Jésus au Temple, réunissant la Sainte Famille, le Grand prêtre, Anne et Siméon
  2. Cruis : commune du Pays de Forcalquier qui possède des santons du XIXème siècle inscrits à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques.