Le conte pour Noël

Décembre 2023

Nous allions volontiers voir la crèche de l’Oncle Émile. D’abord, parce que comme la famille lui faisait visite le Jour de l’An, il nous glissait dans la main nos étrennes, en se dissimulant des parents qui, pourtant, ne perdaient rien de son manège. Ah ! Les étrennes de l’Oncle Émile ! C’était quelque chose ! Pour tout dire ce n’était qu’un petit billet de cinq francs, vous savez un de ces Victor Hugo, qui paraissait se languir d’entrer au Panthéon qui était sur le billet derrière lui. Mais, ce qui rendait ces étrennes extraordinaires, c’était le billet lui-même. C’était, en quelque sorte, une œuvre d’art. l’Oncle Émile avait dû le lisser, l’aplanir, le plier et le replier de telle façon qu’il ressemblait à une de ces feuilles de papier à cigarettes qu’il roulait entre ses doigts. Son frère, notre grand-père, prétendait qu’il les repassait à la pattemouille. Il faut dire que l’Oncle Émile était un peu original ; c’était un « vieux jeune homme », comme disait sa sœur, entendant par là qu’il ne s’était jamais marié et qu’il s’était avancé en âge sans s’assagir.
Mais la véritable raison qui faisait que nous aimions tant aller voir la crèche de l’Oncle Émile c’était qu’elle n’était jamais la même. Oh ! Bien sûr, comme tout le monde, d’une année sur l’autre, il changeait l’étable de place (à moins que la fantaisie ne lui prenne de la mettre dans une grotte), il déplaçait le ruisseau ou le moulin, mais si ce n’avait été que pour ça, on n’en aurait pas parlé. Non, ce qui était unique chez l’Oncle Émile, c’était que, d’un jour à l’autre, sa crèche était différente. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : il se serait bien gardé de toucher à la Sainte Famille, même s’il ne mettait jamais les pieds à l’église. Une fois qu’il avait placé Marie et Joseph, il attendait l’Enfant Jésus et son sourire qui, d’après lui, semblait dire « J’ai pris votre apparence pour que vous me ressembliez ». Seulement, l’Oncle Émile ne supportait pas l’idée que la vie de la crèche s’arrête à partir du moment où arrivait le saint Enfant et qu’on n’ait plus qu’à attendre la Chandeleur, pour tout remettre dans le carton. « Pensez un peu, disait-il, à tous ces santons qui restent plantés là devant l’étable. L’adoration, la louange, c’est bien, mais ça n’a qu’un temps. Alors, j’essaie de leur donner un peu de vie, de leur faire raconter ce qui, d’après moi, aurait pu s’y passer. Vous vous doutez bien que lorsqu’ils ont entendu l’Ange Bouffareou, les santons n’ont pas tout laissé en plan pour aller voir l’Enfant-Jésus. Ou alors, les gens étaient bien différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Alors, je les fais arriver petit à petit. Je m’imagine que les notables se sont débrouillés pour être là les premiers, quitte à marcher un peu sur les pieds des autres. Je vois bien Margarido sur son âne, Jourdan, Roustido et tutti quanti. Une fois qu’ils ont pu s’assurer que tout le monde les avait reconnus, ils ont sans doute trouvé un prétexte pour retourner se mettre au chaud. Il faut dire que la placette commence à être noire de monde. Les braves gens qui sont venus pour voir la Merveille et pour remercier Jésus de prendre le risque de se faire homme, la Femme à l’enfant, l’Aveugle, les musiciens, je me les imagine pressés par ceux qui viennent avec leurs offrandes, le pêcheur, le boulanger, le chasseur et tous les autres. Je me dis chaque année, continuait l’Oncle Émile, que ces gens-là, qui se connaissent, doivent se saluer, prendre des nouvelles les uns des autres, qu’ils ne sont pas confits en dévotion et qu’au contraire, ils se réjouissent du bonheur qui leur arrive. Mais je me dis aussi que le temps passe, que la Femme au berceau se rend compte qu’elle doit nourrir son enfant, que la Bugadière dit à la Poissonnière : « Mon Dieu ! Madame Luce ! Avec toutes ces émotions, j’oublie le fricot sur la braise ! Adesias, je me sauve » ; ne parlons pas du Pescaïre qui ne peut pas rester trop longtemps avec ses poissons. Alors, ils vont, viennent, reviennent. Vous vous doutez bien que les moutons ont rapidement obligé les bergers à les suivre vers leur pâture. Ce qui n’empêche pas le Maître berger de venir reprendre sa méditation, de temps à autre. Et le Boumian ! Croyez-moi qu’il a fallu qu’il vienne plusieurs fois pour être convaincu de la noirceur de son âme ! Ne parlons pas du meunier ! Vous le voyez ici ? Il remonte au moulin, d’où il redescendra dans quelques jours avec un nouveau sac de sa farine la plus fine. Et les Rois Mages ! Il a bien fallu leur faire un peu de place, avec leurs chameaux et tout leur train, mais tout le monde sait qu’ils ne restent pas longtemps ».
Et comme ça, de semaine en semaine, l’Oncle Émile racontait chaque année à sa façon une histoire des santons de sa crèche. De façon presque insensible cependant, au fil des jours, leur nombre diminuait. Ceux qui avaient un métier, le rémouleur, le garde champêtre, le porteur d’eau et quelques autres étaient retournés à leur travail. Puis les commères avaient dû trouver d’autres endroits pour se raconter leurs malheurs. Peut-être même saint Joseph leur avait il fait comprendre que leurs bavardages empêchaient Jésus de dormir. De jour en jour, le petit monde des santons se retirait. Seuls étaient toujours là l’homme au fagot et sa femme, qui pendant des semaines avaient fait les allers et venues entre la colline et l’étable. Dans les jours qui précédaient la Chandeleur, l’Oncle Émile les installait définitivement devant l’Enfant Jésus. « Ceux-là, nous dit-il un jour, ce sont mes préférés. Ils sont vieux, tout cassés, tellement pauvres qu’ils n’ont à donner qu’un peu de bois sec pour réchauffer la Sainte Famille. Et ils restent jusqu’à la fin car ils savent bien qu’on n’est jamais trop bon pour le Bon Dieu ».
Nous n’avons compris que bien plus tard que ce « vieux jeune homme » qu’était l’Oncle Émile avait peut-être souffert de ne pas avoir connu un foyer auquel il se serait réchauffé.

J. Ducarre-Hénage