LETTRE DU VILLARD
Le Villard, le 16 août 2020
Bien cher ami,
Et voilà… Voilà que vous venez de partir et que nous devrons attendre longtemps encore le plaisir de partager avec vous un repas ou une promenade, de parler de tout et de rien, du temps qu’il fait ou qu’il fera, de la fraîcheur du soir ou de l’odeur des foins coupés. Longtemps… J’exagère, puisque vous avez promis de tout faire, malgré les risques de re-confinement, pour venir au Villard pour les vacances de Toussaint, mais, vous le constatez, comme beaucoup de gens âgés, nous attachons beaucoup d’importance au manque que nous éprouvons… Alors, la moindre absence prend la dimension de l’abandon ; je plaisante, bien sûr, mais à peine… Et puis… Est-ce vraiment le propre des seuls gens âgés d’être impatients ou envieux ?
En cette fin de vacances, me remontent en mémoire les dernières pages d’Un singe en hiver d’Antoine Blondin, qu’Henri Verneuil a porté à l’écran, comme on disait autrefois, avec Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo1. Je me demande si j’ai bien saisi le propos de Blondin, mais je ressens souvent avec un certain désarroi les moments de l’existence où se referme la perspective d’une vie entraperçue différente de celle qui est la nôtre. Quand j’étais enfant, la fin de l’été et de la liberté, dont les vacances étaient pour moi synonyme, me désespérait ; j’occultais tout autant ce que pouvaient avoir de banal ces derniers jours de vacances, que la joie de retrouver les amis et les jeux que nous allions partager. Cette vieille mule de docteur Esmenjaud, à qui j’ai récemment eu la faiblesse confier ces souvenirs, n’a rien trouvé de mieux à me dire que c’était là un signe avant-coureur incontestable du conservatisme qu’il s’autorise à voir en moi en toutes circonstances, la moindre perspective de changement, en quelque domaine que ce soit, me tétanisant, s’il faut l’en croire. Je lui ai laissé la responsabilité de son analyse, en lui faisant simplement remarquer que les vrais conservateurs ne sont pas nécessairement ceux qu’on croit en ce sens que les motivations de ceux qui poussent des appels frénétiques au changement ne sont peut-être pas très différentes de celles, cyniques, du personnage de Tancrède qui dans Le Guépard2 dit au prince Salina « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ».
En évoquant cette aspiration au changement, ambiguë chez certains, me revient à l’esprit une conversation que nous avons eue, en revenant de notre cueillette au génépi, au sujet du dernier acte des dernières élections municipales et notamment du taux invraisemblable d’abstention. Nous nous demandions si la faiblesse de la mobilisation des électeurs n’était pas une réaction de protestation aux promesses électorales souvent non-tenues. Vous aviez alors émis l’hypothèse que ce ne sont pas les promesses non-tenues qui provoquent la désaffection des électeurs, mais leur prise de conscience des pesanteurs qui font que, désormais, rien ne peut plus évoluer de façon vraiment significative ; « alors, disiez-vous, on laisse aller ; le fatalisme a gagné les esprits ; on a bien vu que la Gauche, qui s’est convertie au néolibéralisme, n’a pu faire l’économie de politiques d’austérité et que la Droite ignore tout autant ses idées conservatrices que les aspirations à l’ordre de ses partisans. À quoi bon se déranger pour voter puisqu’au bout du compte, on nous sert le même brouet ? ». Le colonel Gastinel vous a fait remarquer que vous y alliez un peu fort car les inflexions même marginales des politiques ne devaient pas laisser indifférents les vrais pauvres et les vrais riches. Vous en aviez convenu, en insistant cependant sur le fait que le contexte international, les pesanteurs économiques, les préjugés, les mentalités, l’obsession du principe de précaution, les opinions qui saturent les « réseaux sociaux » et maintenant la terreur de la « cancel-culture »3 qui monte en puissance conduisent progressivement à paralyser la mise en œuvre de politiques volontaristes. Le colonel, peu convaincu, en était resté à l’idée que l’abstention est le marqueur de l’indifférence, l’électeur se comportant comme si le vote qui lui est demandé ne servait à rien, sans prendre en considération le contexte que vous aviez rappelé ; « sans doute, avait-il dit, si un jour apparaissait ce qui serait ressenti par le plus grand nombre comme une menace majeure, se mobiliserait-on ». J’avais alors noté qu’il était à craindre que cela soit alors trop tard, tant l’indifférence et l’asthénie auront eu le temps de nous calcifier.
J’ai rapporté quelques jours plus tard cette conversation à Me Beraud venu ce soir-là en voisin disputer une partie de boules au grand dam de sa femme (qui se désole que le seul golf de la vallée ne comporte que neuf trous, « et à quarante kilomètres du Villard ! », se plaint-elle). Sa réaction peut vous intéresser en ce sens qu’il s’est demandé si cette indifférence en matière de politique n’avait pas pour même ressort que l’indifférence en matière de religion. « Après tout, regardez, les gens ne vont pas plus à l’église qu’au bureau de vote » – « Mais encore ? » demanda Mimiquet qui faisait équipe ce jour-là avec le colonel. « Je veux dire, reprit Beraud, que nos contemporains ne paraissent pas plus attendre grand-chose du politique que de la religion, déçus qu’ils ont été dans leurs attentes. Notre société ronronne ; on acceptait d’aliéner une part de son indépendance contre un espoir de vie meilleure, mais, pour beaucoup, elle n’est pas venue. Et qui peut nous certifier que la désaffection n’est pas la même en matière de religion ? Je sais bien que la foi n’est pas réductible à la pratique religieuse, mais vous admettrez qu’une partie des gens qui se pressaient autrefois dans les églises attendaient de leurs dévotions une certaine efficacité, qu’il pleuve sur la terre asséchée, que la guerre cesse, que l’enfant guérisse, et derrière cela, que Dieu ne cède pas un pouce de terrain au Mal. Mais aujourd’hui, le peuple demande des comptes, de l’efficacité en quelque sorte, et il n’a pas encore compris que Dieu ne pouvait pas tout. » Mimiquet, conciliant, a remarqué que l’important n’était peut-être pas qu’on prenne des distances par rapport aux dévotions, mais de savoir pourquoi on n’éprouve plus le besoin d’être en relation avec Dieu, pourquoi on cesse d’être habité par la foi.
Me Beraud a poursuivi : « Les athées patentés triomphent ; à leurs yeux, le bon peuple qui allait à la messe et qui s’en détourne est libéré de l’aliénation. Il n’a plus besoin de Dieu ni de la religion pour expliquer ou justifier ceci ou cela. En ignorant ou en niant que Dieu puisse être différent de l’idée qu’il s’en faisait, ou qu’on a pu lui donner, il ne voit plus de raison de participer à la vie de l’Église. Il ne faut pas se voiler la face : souvenez-vous, dimanche dernier, à la messe célébrée par des prêtres en vacances, il n’y avait pas un habitant du hameau ! »
Le colonel qui reste optimiste, pensait qu’avec des hauts et des bas, l’Église est portée depuis des siècles par la relation d’amour et de confiance qu’elle vit avec Dieu, mais Me Beraud ne démordait pas de son idée qu’on ne peut se voiler la face devant les signes de désaffection qui traduisent l’indifférence, antichambre de l’incroyance, c’est-à-dire du désespoir. Nous avons terminé la partie un peu tristes. Je ne suis pas sûr que tout soit aussi tranché ; peut-être avez-vous, vous qui vivez dans de plus vastes communautés, une vision plus large.
J’ai profité de la présence de Mimiquet pour obtenir son accord pour ranger les trois stères de chêne et de charme que Charpenel vient de livrer ; il doit vous envoyer directement la facture. J’espère, sans trop y croire, que lorsque vous viendrez au Villard, nous ne serons plus obligés de nous affubler de ce groin auquel je ne peux pas m’habituer et qu’il faudra bien un jour abandonner, sauf à admettre de chambouler toutes les relations humaines.
Je souhaite que la rentrée de vos enfants et votre reprise professionnelle ne rencontrent pas de trop grandes difficultés et je vous assure de nos fidèles et amicales pensées.
P. Deladret
- Un singe en hiver, roman d’Antoine Blondin, 1959 , La Table ronde, 274 pages.
- Le Guépard, roman de Giuseppe Tomaso di Lampedusa , 1959, Le Seuil, 256 pages, qui a inspiré le film de Lucchino Visconti en 1963
- Cancel culture : procédé de dénonciation publique (ex MeToo), visant à l’élimination d’une personne, analysé parfois comme une forme d’auto-justice sans débat contradictoire, avec le risque d’intolérance d’opinions divergentes.