Lettre du Villard

Le Villard, le 15 août 2024

Chers amis,
Nous sommes heureux de savoir que vous n’avez pas rencontré de difficulté particulière lors de votre déménagement et que les premiers contacts avec ceux que vous allez côtoyer pendant quelques années sont encourageants. Il aurait été tellement dommage que des désagréments mineurs vous aient privé des bienfaits de votre séjour au Villard !
Votre lettre nous est arrivée alors que nous étions chez Poulenc pour regarder la finale du 100 m des Jeux Olympiques. Gastinel boudait, comme il boude depuis le spectacle de l’ouverture de ces jeux, qui lui a paru vulgaire. Mimiquet s’est, comme il dit, « régalé ». Vous connaissez assez mes idées pour imaginer que je me range du côté de Béraud qui a trouvé le spectacle « clivant » et qui pense qu’en cette circonstance il aurait été de meilleur goût d’insister sur ce qui réunit plutôt que sur ce qui fait polémique. C’est dans l’air du temps, me direz-vous, et ce qu’on entend, comme ce qu’on lit depuis les dernières élections, montre que d’aucuns jettent à plaisir de l’huile sur le feu. Cela comble d’aise les journalistes politiques qui, après avoir interrogé l’avenir avant les élections législatives, se répandent maintenant en analyses et hypothèses tant sur les contours du futur gouvernement que sur la façon dont pourraient réagir certaines des composantes de l’électorat. « Que voulez-vous, constate Béraud, il leur faut bien remplir les colonnes ou les temps de parole qui leur sont attribués ! Je suis d’ailleurs assez admiratif du travail de certains qui me rappellent les reporters qui suivent le Tour de France, capables de parler pendant des heures alors que, sur l’écran, on ne voit pas grand-chose. Toute l’habileté de ces commentateurs est de ne pas apporter de réponse aux questions qu’ils posent. Leur propos est en fait moins de vous éclairer que de montrer leur agilité intellectuelle. Ce sont des artistes, des jongleurs d’idées. » « Je suis, sur ce point, poursuivit Gastinel bien de l’avis de Mimiquet qui s’exclame régulièrement après avoir écouté un de ces énergumènes : “A ben parla, maï qu’a di ?”1 ». Vous vous demandez régulièrement si ces exercices de style ont de l’intérêt et vous relevez que celui ou ceux qui ont à prendre des décisions n’attendent pas les échotiers pour savoir ce qu’il faudrait faire. Vous notez au passage qu’on peut parfois le regretter. Ces jeux d’esprit vous paraissent avoir d’autant moins d’intérêt qu’on n’écoute que ce qu’on accepte d’entendre et que le lecteur de L’Humanité ne risque pas d’être perturbé par un éditorial du Figaro. Béraud, à qui je faisais part de votre remarque, n’est pas tout à fait de votre avis ; il lit, en effet, plusieurs journaux dont un qui ne correspond pas à ses idées, pour, dit-il, d’autant mieux assurer ses convictions qu’il pénètre les arguments de ses adversaires et en démonte les sophismes. Il s’attire régulièrement les foudres de Gastinel qui lui reproche de soutenir ainsi financièrement un parti qui n’aspire qu’à voir disparaître des gens comme lui. Poulenc en a convenu en soulignant que la dérive de la démocratie avait atteint chez nous un stade tel que l’intolérance paraissait devenue pour certains une vertu. Il se demandait d’où pouvait bien venir ce travers de l’esprit français qui consiste à vouloir faire prévaloir son point de vue et à prétendre donner des leçons à tout le monde. Beraud fait remonter cela à Descartes, avec son “Cogito ergo sum”2. Il voit dans cette affirmation l’expression de l’orgueil primitif, inhérent à la nature humaine, celui d’Adam, et qui se trouve sanctuarisé chez nous dans ce qu’on se plaît à appeler l’esprit français, où l’on attache moins d’intérêt à l’efficacité qu’à la recherche d’une exception. Poulenc a poursuivi en comparant à la France des pays, comme l’Allemagne ou l’Italie où, paraît-il, la recherche du consensus l’emporte sur la volonté d’imposer ses idées ; il en fut arrêté par Gastinel qui lui fit remarquer que ces deux nations avaient produit Hitler et Mussolini, ce qui donnait à penser que le modèle n’était pas sans imperfection. « Soit, intervint Beraud, mais les avis tranchés qui se sont exprimés ces derniers mois donnent à penser que, si ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême droite ne fait pas l’objet d’adhésions sans réserve, l’extrémisme de gauche paraît n’avoir pas été considéré avec la même inquiétude ». « De fait, fit Poulenc, tout se passe comme si l’extrême droite était moins fréquentable que l’extrême gauche. Peut-être cela tient-il au fait que l’Histoire récente a montré les drames dont avaient été responsables ceux qui se retrouvent dans ce courant de pensée ». Il a ajouté, toutefois, qu’il n’était pas à exclure que l’autre extrême ne soit pas l’objet du même opprobre pour la simple raison que nous n’avions jamais connu en France de politique d’extrême gauche. Il fut interrompu par Mimiquet qui ne comprenait pas qu’on se pose la question. Il a rappelé les crimes commis de par le monde par ceux qui ont dirigé ou dirigent des états qui nient la liberté d’opinion, entendent tout diriger, déportent, voire exterminent ceux qui, simplement, ne sont pas de la race, de la religion ou du clan du chef. « Ma foi, osa Gastinel, vous avez certainement en tête les nazis de Hitler, les phalangistes de Franco ou les fascistes de Mussolini, mais vous ne pensez peut-être aux effets qu’ont eu ailleurs des régimes qui s’attribuaient une étiquette de gauche, aux dizaines de millions de Russes3 que Lénine et le “Petit Père des peuples”4 ont sacrifié sur l’autel de leur idéologie, aux soixante-dix millions de chinois envoyés vers un monde meilleur par Mao, ni à l’assassinat de 20 % des Cambodgiens par Pol Pot et sa clique. » « L’ignominie des uns n’excuse pas celle des autres, a repris Beraud, mais il faut peut-être prendre un peu de recul et, plutôt que de se polariser sur les notions de « gauche » ou de « droite », se demander si le danger ne réside pas dans le degré de radicalité et d’extrémisme de ceux qui se prévalent de l’une ou l’autre de ces options ». J’en ai profité pour rappeler à nos amis que, cet été, vous nous aviez conseillé Les dieux ont soif, d’Anatole France5 dont la lecture reste éclairante.
Vous concluiez votre lettre en relevant que nous allions sans doute vivre une période troublante et passionnée. Nous allons être, pour reprendre le mot de Raymond Aron, des « spectateurs engagés ». Mais, au fait, ne le sommes-nous pas en permanence ?
Nous vous renouvelons (si nécessaire !) l’expression de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. « Il a bien parlé, mais qu’a-t-il dit ? » L’expression s’emploie à propos d’un beau parleur.
  2. « Je pense donc je suis »,qui affirme la priorité de mon opinion personnelle sur celles qui pourraient provenir des autres et, en quelque sorte, me crée en me différenciant.
  3. 66,7 millions d’après Soljenitsyne.
  4. Staline.
  5. Publié en1912, ce roman décrit l’enchainement des faits qui conduisent un jeune sympathisant de la Révolution de 1789 à en devenir un des éléments les plus radicaux, avant d’être lui-même guillotiné.