Lettre du Villard

Le Villard, le 18 avril 2021

Pauvre ami !

Vous voici donc à nouveau assigné à résidence et dans l’impossibilité de venir vous ressourcer dans notre vallée du bout du monde ! Vous nous avez heureusement donné des nouvelles par téléphone et nous savons que vous n’avez pas été affectés par l’épidémie. Vous regretterez moins de n’avoir pu venir au Villard lorsque vous saurez que le printemps qui s’annonçait le mois dernier est resté tellement timide nous nous sommes réveillés hier sous la neige.

Cette troisième réclusion qui est imposée au pays en un an est d’autant moins facile à supporter qu’on ne peut être certain qu’elle ne sera pas suivie d’autres ; les responsables politiques l’espèrent certainement ; en sont-ils assurés ? Je doute qu’après tant de mois de tâtonnements devant une réalité fuyante, ils puissent avoir des certitudes sur la voie à adopter.

Ce n’est pas sans rappeler ce que nous vivons au jour le jour. Autant, en effet, il est aisé d’avoir des idées tranchées en des domaines qui nous échappent un peu, tels que la politique étrangère de la Turquie ou les risques liés aux bitcoins1, autant nous tergiversons et pesons le pour et le contre lorsque nous sommes concernés dans notre existence personnelle. Vous m’avez récemment fait remarquer, avec une certaine surprise, qu’en matière politique, notamment, mes idées sont devenues plus abruptes et que je tends à me refermer sur des certitudes que je n’assénais pas auparavant. Je vous avais répondu qu’à mon âge, on pense avoir eu le temps de faire le tour du problème et ne plus voir l’utilité de prêter l’oreille ni à ceux qui ont montré leur incapacité ni aux farceurs et encore moins aux démagogues. À la réflexion, je me demande si ce n’est pas un autre effet de ce qui contribue au durcissement de mes artères… Et puis, peut-être est-ce aussi parce que, de façon pour moi imperceptible, je ressens la vanité de chercher à avoir une opinion aussi bien dans les domaines – nombreux – où je sais manquer de compétences que dans ceux – encore plus nombreux – où mon avis n’est pas attendu.

L’ami Gastinel, dont la fermeture pour cause d’épidémie de ses clubs de scrabble, de philatélie et de bridge met à mal le besoin de contacts, « monte » volontiers au Villard pour bavarder de choses et d’autres. Il me répondit l’autre jour, alors que je revenais une fois de plus sur ce sujet, que nous ne pouvions nous abstenir d’avoir des convictions dans notre système démocratique, où chacun est censé être omniscient puisqu’il lui est demandé de se prononcer, de façon immédiate, par voie de référendum, ou par l’intermédiaire de ses députés, sur des sujets aussi divers que la création d’un « droit à l’euthanasie » ou sur les attributions du Conseil économique, social et environnemental. « Dans la pratique », souleva Me Beraud venu se mettre à l’abri d’une ondée inattendue de neige, « le brave citoyen se contente de réagir dans la sphère de sa vie privée par des réflexions dubitatives ou désabusées lorsqu’il ne se laisse pas passivement emporter par le courant d’idée majoritaire qui aboutit à ce qu’un texte soit adopté alors que personne n’en voyait l’opportunité ». Le reproche, leur ai-je fait remarquer, qui peut être fait au système consistant à demander à l’électeur de se prononcer sur des sujets qui le dépassent a conduit à préconiser sa correction par la « technocratie », qui serait en principe le gouvernement des experts. Le problème est que, depuis des années maintenant, les acteurs de cette technocratie modérée, les technocrates donc, sont accusés de tous les maux, notamment de promouvoir des politiques éloignées des réalités.

Gastinel reprit : « Je rage ! On nous annonce maintenant qu’on doit supprimer l’E.N.A. Je n’ai pas fait l’E.N.A. et je n’ai pas l’esprit de ce corps, mais je me demande si, dans l’incapacité dans laquelle le pays se trouve de faire face à toutes sortes de difficultés, notamment celles qu’il se crée, on ne casse pas le thermomètre parce qu’on ne sait comment faire tomber la fièvre. On nous raconte que l’Institut qui doit remplacer l’École permettra une meilleure mixité sociale, une meilleure adaptation à notre société… Lorsqu’on sait que la création de l’E.N.A., en 1945 correspondait déjà à la volonté de démocratiser le recrutement des hauts fonctionnaires, on peut se demander si on n’amuse pas la galerie car les grandes dynasties qui colonisent les grands corps sauront comment s’y perpétuer ».

Béraud osa : « Ce dans quoi s’est embourbée notre vie publique, qui a débouché, entre autres, sur la crise des Gilets jaunes, et par voie de conséquence discutable sur la réforme de l’E.N.A., pourra peut-être se trouver clarifié, décanté, mis à plat dans les réflexions qui, dans un an, vont précéder l’élection présidentielle ? Les grands enjeux seront enfin étalés sur la table ».

« Si ça vous fait plaisir de le croire », gloussa Mimiquet à qui vous avez demandé de reprendre le jeu de vos volets et que l’ondée avait contraint à s’abriter chez nous, « ne vous en privez pas, mais au train où vont les choses j’ai plutôt l’impression qu’au lieu de nous aider à prendre du recul pour mieux voir le paysage, on va surtout chercher à nous pousser dans les bras d’un guide providentiel pour aborder le monde à venir. Comme si nous ne l’avions pas déjà fait ! Et avec quel résultat ? Nous avons besoin de guides, de pilotes bien entourés, de premiers de cordée… mais moins pour l’avenir que pour le monde actuel dans lequel nous ne comprenons plus rien ! Il est déjà assez compliqué, non ? »

Gastinel se crut obligé de dire : « Paul Claudel a écrit, je cite de mémoire, que le poète est celui qui lit la marche du navire dans les étoiles ; c’est beau, cela fait rêver mais lire la marche du navire dans les étoiles n’empêchera pas de heurter l’iceberg. Il faut des cartes maritimes, des instruments de navigation, un équipage, pour éviter de s’égarer et pour pouvoir corriger la route. On ne peut avancer seul et, ce qui est frappant dans cette future élection présidentielle, c’est que les partis politiques, sur qui le candidat élu doit pouvoir s’appuyer, sont cette fois-ci absents, hors jeu. Il y a une sorte de décalage entre les candidats qui sont censés être la figure de proue d’un parti et le contenu du discours des partis qui se demandent ce qu’ils peuvent mettre dans leurs programmes ».

Béraud ajouta : « Et même lorsqu’on a cartes marines et équipages, on ne peut être assuré de ne pas s’échouer ; voyez l’histoire de l’Ever Given, ce gros porte-containers qui a bloqué le canal de Suez pendant une semaine. Quelle histoire ! Dire que 10 % du commerce maritime mondial emprunte une rigole de 300 mètres de large creusée dans le sable ! J’ignorais que l’économie mondiale était aussi fragile et je suis surpris que les pirates du désert du type de Daesch ne se soient pas encore amusés à nous faire des niches en y coulant de temps en temps un navire. J’en ai profité pour relire l’histoire – passionnante – de ce canal ; le moins qu’on puisse dire est que les Anglais n’ont pas ménagé leurs efforts pour mettre des bâtons dans les roues à Ferdinand de Lesseps et à son équipe. Et nous n’en étions pas encore à Fachoda2 ! »

Gastinel l’interrompit en lui faisant valoir qu’évoquer ces péripéties en ce jour d’enterrement de feu l’époux de la reine du Royaume-Uni manquait de courtoisie. « Vous avez raison », convint Beraud ; « la vie de la monarchie anglaise a ceci de précieux qu’elle nous fournit des sujets d’attention, voire d’intérêt, qui nous font du bien en ce sens qu’ils ne nous perturbent pas ; l’homme a un tel besoin de divertissement que son goût pour les belles, et parfois moins belles, histoires est inextinguible. On nous dit que les gens aiment l’Histoire ; je crois qu’à tout âge, ils aiment surtout les histoires, qu’elles soient vraies ou fausses, qu’elles soient tirées du passé ou contemporaines, qu’elles prennent racine dans l’évocation d’une période de l’Histoire ou dans les vies des stars de cinéma, des gangsters, mais aussi des têtes couronnées. Pourvu qu’on rêve, c’est-à-dire qu’on ne soit plus confronté à ce qui gêne dans l’existence, tout est bon. On aime bien les récits d’histoire, tels que celui de l’assassinat d’Henri IV, mais personne ne vibrera à l’évocation des controverses religieuses et princières en Allemagne à la fin du xvie siècle3. L’histoire savante, avec ses méthodes d’analyse, sa rigueur, ses doutes, n’intéresse que les historiens. En revanche, les imprécisions, les raccourcis, les zones d’ombre sont des ingrédients précieux pour l’histoire de divertissement. Pourquoi le condamner ? »

Serait-ce une opinion que vous feriez vôtre ? Je vous la livre, me réjouissant à l’avance de vos commentaires. Écrivez-nous vite pour nous donner de vos bonnes (bien sûr !) nouvelles.

Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Le bitcoin est une monnaie constituée de « crypto actifs » c’est-à-dire, d’après l’analyse du G20, « d’actifs virtuels stockés sur un support électronique permettant à une communauté d’utilisateurs les acceptant en paiement de réaliser des transactions sans avoir à recourir à la monnaie légale ». Se non e vero
  2. Fachoda : incident diplomatique franco-anglais en 1898.
  3. Rencontres princières et controverses religieuses dans l’espace germanique (1525-1605), Marguerite Richelme, Mémoire, Paris 1 Panthéon Sorbonne..