Lettre du Villard

Le Villard, le 10 avril 2023

Cher ami,
Nous espérons que, lorsque votre famille viendra « prendre le bon air » du Villard pendant les vacances de Pâques, le printemps se sera affirmé ; les nuits sont encore très fraîches et la végétation ne repart pas. Cela a au moins un avantage, c’est de nous éviter d’avoir à constater les effets de la sécheresse. Et puis… Espérons !
Vous relevez dans votre lettre que la guerre en Ukraine ne fait plus les gros titres des journaux, qu’ils soient parlés, télévisés ou écrits, alors même qu’ils y a quelques mois c’était là le sujet essentiel. Et vous vous étonnez : ou bien ce conflit peut entraîner notre pays au-delà de ce qu’il accepte a priori d’aller, et il devient irresponsable de nous en désintéresser ; ou bien, on pense qu’il ne doit pas avoir pour nous de conséquence majeure, et l’attention qu’il suscitait était excessive. Faute d’évolution significative, les médias font aujourd’hui comme si cette affaire ne nous concernait qu’à la marge, mais cela ne permet pas de croire que l’épée qui menaçait la tête de Damoclès ait été rangée dans son fourreau.
Il faut dire que la narration des péripéties dont notre beau pays est le théâtre et les commentaires qu’on en fait à l’envi, permettent aux médias d’avoir plus d’audience et donc de recettes publicitaires. Les débats sur le projet de loi de réforme des retraites et son adoption par utilisation de l’article 49-3 de la Constitution ont suscité une contestation dont de nombreuses grèves donnent, ou entendent donner, une idée de l’importance. Vous faites remarquer que, dans cette affaire, tout est objet de protestations véhémentes et de colère, depuis la façon dont les négociations préalables ont été menées, jusqu’aux modalités de l’adoption du texte. Et vous vous demandez – mais je connais votre réponse – si toute cette indignation ne masque pas simplement une volonté délibérée de ne rien changer. Vous comprenez les opposants car vous savez qu’il n’est pas donné à tout le monde d’accepter de gaieté de cœur un avenir un peu moins riant que celui auquel on a pu croire. « C’est par là, écrivez-vous, que le projet de réforme a peut-être été mal conduit, en ce sens qu’il n’a pas été assez mis en évidence que, si le système n’était pas réformé, l’avenir riant ne serait qu’un mirage » . Je vous rassure ; quels qu’auraient pu être les arguments avancés, ils n’auraient pas convaincu, puisque l’opposition à la réforme avait été érigée en dogme1.
Ceci dit, soulignez-vous, les grèves, les hausses de prix, et l’incertitude accablent une bonne partie du pays qui ne sait si, cahin-caha, la vie va reprendre son cours ou s’il va falloir qu’il s’adapte à une existence baignant dans l’imprévu. « Il est désorienté », dites-vous. Ma foi… Je me demande si, de façon plus banale, il ne prend pas ainsi conscience qu’il y a belle lurette qu’il ne sait plus très bien où il va. Par beau temps et mer calme, on se laisse vivre ; on est un peu de droite, sans être de gauche – ou l’inverse – on est un peu catho, mais sans excès, on est écolo, mais pas trop, on accepte l’étranger, mais de façon mesurée. Autrement dit, nous ne sommes pas gênés de ne pas avoir de réelles convictions. Mais lorsque le ronron s’interrompt, nous sommes tirés de notre sieste et nous nous demandons où nous sommes. Les uns vont réagir, retrouveront leurs esprits, comme on dit. D’autres se laisseront aller au fil de l’eau, se fiant un jour à l’un, le lendemain écoutant l’autre, surtout celui qui a la plus grosse voix, bien sûr. Ou celui qui, comme le nettoyant Mini Mir2, promet le maximum pour un minimum d’effort. Cette perplexité actuelle peut être salutaire, si une majorité se retrouve sur des thèmes cohérents. Cela n’est pas certain, mais ce n’est pas impossible. Du moins, je me plais à le croire. Et je me plais à le croire car je l’espère. Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas très rationnel.
Vous remarquez que les réactions à la volonté du gouvernement de légiférer sur « l’aide active à mourir » sont un bon révélateur du trouble qui s’empare de nous lorsqu’au pied du mur nous devons nous demander ce que nous pensons – vraiment – de tel ou tel sujet. Vous regrettez au passage qu’on ait une fois encore interrogé des personnes tirées au sort et réunies dans le cadre de la « Convention citoyenne sur la fin de vie », alors qu’on ne manque pas d’instances représentatives capables de donner des avis autorisés (et pourquoi pas partisans?) sur le sujet. Et vous soulignez que, s’ils étaient logiques, les princes qui nous gouvernent ne pourraient à la fois s’indigner de la remise en cause par certains de la démocratie représentative et promouvoir des « conventions citoyennes » constituées de personnes qui tiennent leur légitimité du hasard. « Mais, bon, dites-vous, peut-être a-t-on un peu tenu la main de Tyché3 ! ». Les discussions que suscite la question de savoir s’il faut légiférer sur « l’aide active à mourir » sont un bon révélateur des convictions, des incertitudes ou de l’ignorance des uns et des autres. Le débat nous interpelle personnellement sur ce que nous pensons, ce que nous croyons vraiment. « Et, dites-vous, il ne faut pas perdre des yeux sa boussole car tant de paramètres sont à prendre en compte et tant d’arguments sont ambivalents ! ». Les mois à venir nous promettent encore de belles empoignades si le sujet n’est pas balayé par les conséquences de la tentative de réforme des retraites.
Espérons, pour le moment, que vous trouviez assez de carburant pour vous rendre au Villard, ce qui nous permettra peut-être d’élargir notre colloque, pour autant que nos conversations puissent prétendre à cette qualification. Dites-nous quand vous arriverez et si vous souhaitez que nous mettions en route votre chauffage ; à votre place, je le ferais, mais le coût atteint par l’énergie peut vous en dissuader…
Nous vous assurons, en tant que de besoin, de nos sentiments les meilleurs.

P. Deladret

  1. Dogme : point de doctrine considéré comme incontestable.
  2. « Mini Mir, mini prix, mais il fait le maximum ».
  3. Déesse du Hasard.