Lettre du Villard

Le Villard, le 15 avril 2024

Bien cher ami,
Notre vallée a pris un petit air de Bavière de carte postale : les montagnes enneigées dominent le paysage verdoyant et ensoleillé que le printemps a révélé. Vous imaginez donc notre désappointement lorsque nous avons vu arriver, au lieu de la Sissi que le cadre pastoral appelait, Mademoiselle Reynaud venue, « d’un saut de moto » nous affirma-t-elle, coller une affiche pour promouvoir la liste que sa coterie appelle à choisir aux élections européennes. Gastinel lui ayant demandé si elle ne craignait pas de gaspiller du papier en placardant ainsi dans notre bout du monde s’est entendu répliquer que l’important était de « marquer son territoire » ! Mimiquet, qui était venu tailler vos lilas, n’a pu s’empêcher de lui glisser qu’avec son caractère d’épine son territoire était déjà bien gardé.
Gastinel s’interrogeant sur l’intérêt de ce mode de propagande, Béraud lui a fait remarquer qu’il avait déjà dû se demander si le travail des colleurs d’affiches dans les villes lui paraissait plus pertinent et conclure qu’il était peu concevable que cela influe sur le choix de l’électeur, « mais enfin, conclut-il, c’est une habitude et ne pas y souscrire pourrait faire penser qu’on ne croit pas à ce qu’on affirme par ailleurs ; alors… »
Ne pas croire ce qu’on affiche ! De façon inattendue – vous devez vous en souvenir – vous avez soulevé cette question l’an passé lors du baptême des catéchumènes pendant la nuit de Pâques. Vous étiez ému par leur démarche. Vous admiriez la force de caractère qu’il fallait à des jeunes gens issus de familles athées ou d’autres confessions pour oser ce choix. Vous admiriez aussi le rayonnement de la religion à laquelle ils adhéraient. Mais votre interrogation concernait ceux qui étaient issus de milieux catholiques ; vous vous demandiez pour quelles raisons leurs parents ne les avaient pas fait baptiser à leur naissance. Autant l’indifférence de certains foyers expliquait la situation, autant vous paraissait plus difficile à comprendre le choix de parents catholiques de laisser leur enfant se déterminer plus tard. Vous ne mésestimiez pas l’argument selon lequel il ne faut pas peser sur les consciences, mais vous releviez qu’il n’est pertinent que dans des familles qui n’ont pas de pratiques catholiques. Si non, comment peut-on penser qu’un enfant dont les parents reçoivent régulièrement les sacrements ne sera pas influencé ? Et il vous paraissait étonnant qu’au motif de préserver la liberté de choix de l’enfant on ne tienne pas à lui faire partager ce qu’on croit.
Béraud est tout aussi dubitatif que vous ; il ne comprend pas que les parents les plus incertains ne prennent pas le pari de Pascal1, de faire baptiser leurs enfants « au bénéfice du doute » en quelque sorte. Mimiquet a traduit le pari à sa façon, en constatant que « si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal ! » Béraud ne comprend pas plus que ceux qui se réclament de la foi catholique tablent sur l’espérance que le discernement de l’enfant lui permettra de les rejoindre dans leurs convictions. « Enfin…, dit-il, je comprendrais mieux que des parents proposent à leurs enfants dès leur plus jeune âge la croyance qu’ils affichent. Ceci-dit, chacun fait ce qu’il trouve bon, et puis, nous qui les avons faits baptiser, est-ce que nous les avons vraiment éduqués, comme nous nous y étions engagés, et est-ce que nous leur avons donné l’envie de suivre la voie proposée ? Est-ce que nous croyons ce que nous affirmons ? Est-ce que nous croyons ce que nous nions ? »
« C’est curieux », intervint Gastinel, mais le fait de vivre en ne parvenant pas toujours à croire ce qu’on dit n’est-il pas plus répandu qu’on ne le pense généralement ? Regardez ce qui se passe actuellement en Ukraine ; les informations qu’on reçoit et les commentaires qu’elles suscitent sont de nature dramatique. On nous dit qu’il n’est pas à exclure que cela entraîne notre pays dans une guerre, qu’il faut s’y préparer… et tout se passe comme si nous ne le pensions pas possible. « En renfort de potage », comme dit Nicole dans le Bourgeois Gentilhomme2, on n’exclut pas l’hypothèse que des bombes atomiques puissent être utilisées… On le dit, et à satiété, mais on ne le croit pas. Parce que si nous y croyions, les empoignades sur le creusement du déficit budgétaire qui agitent les folliculaires3 et les parlementaires seraient ramenées au niveau d’aimables conversations de salon.
Béraud lui répondit que tout se passait comme si le discours alarmiste n’était plus entendu et l’issue du conflit assez certaine. Les difficultés de l’Ukraine pour convaincre de nouvelles recrues à s’engager sous le drapeau national donnent à penser que même les Ukrainiens n’y croient plus. En tout état de cause, que pourrions-nous faire ? L’importance de notre déficit public ne nous permet pas d’envisager d’autres mesures que symboliques. La révélation d’un déficit prévisionnel de 5,1 % du budget en 2014 s’est accompagnée d’une formule qui fera date et que l’on doit, paraît-il, au plus haut niveau de l’État : « Nous n’avons pas un problème de dépenses excessives, mais un problème de moindres recettes ». Non seulement on ne peut pas faire plus mais on ne peut que faire moins, en essayant, comme des radeliers4, d’éviter les écueils des mécontentements qui vont affleurer.
Je leur ai fait remarquer que les perspectives électorales donnaient à penser que Mademoiselle Reynaud n’avait finalement pas tort de « marquer son territoire », même si on pouvait discuter de la pertinence de son affichage au Villard. Les professionnels de la politique savent que « Trop fort n’a jamais manqué »5, comme on disait, paraît-il, autrefois dans la Marine.
J’espère que lorsque vous viendrez pour les prochaines vacances la situation se sera apaisée. Nous nous devons d’espérer, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ce que nous affirmons ? Alors… Croyons-le !
Nous vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Pascal, philosophe français du wviie siècle, a proposé aux sceptiques de croire en Dieu puisqu’ils n’avaient rien à y perdre.
  2. Acte III, scène III.
  3. Journaliste qui rédige des feuilles périodiques ; cf. G. Brassens : Trompettes de la renommée.
  4. Bateliers conduisant des radeaux de bois sur les cours d’eau.
  5. Il peut sembler ridicule d’utiliser des équipements surdimensionnés, mais, au moins, on est certain qu’ils ne casseront pas à l’usage.