Lettre du Villard

Le Villard, le 15 décembre 2022

Bien cher ami,
Réjouissez-vous ! Réjouissez-vous et répandez autour de vous la bonne nouvelle ! La neige est là ! Vous allez me dire qu’il n’est peut-être pas de très bon goût d’emprunter le langage de l’Avent pour parler des précipitations dont nous venons de bénéficier. C’est à voir. Car les mots ne se contentent pas d’être les véhicules des idées. Ils les laissent volontiers monter à leur bord et il n’est pas rare qu’ils les détournent. Parfois ils les influencent ; d’autres fois, ils les déforment et même favorisent des rapprochements d’idées qui nous font glisser d’un ordre de pensée à un autre. Il leur arrive de donner un tour inattendu à la conversation. Je ne m’en plaindrai pas. Grâce à eux, la chute de neige m’entraîne vers l’Avent. Il y a de pires convergences.
Il a donc neigé et je pense que votre petite famille va se préparer avec encore plus de joie à votre migration hivernale vers le Villard. Vous nous direz quand vous pensez arriver pour que nous chauffions votre maison, en espérant, bien sûr qu’il y aura assez d’électricité pour produire un peu de chaleur. En tout état de cause, nous mettons du bois de côté pour vous permettre une flambée… La bûche va devenir le cadeau de Noël de l’année ! « Pauvre France ! » comme dirait Mimiquet. Nous discutions de cela pas plus tard que cet après-midi avec l’ami Béraud qui me faisait remarquer que la situation inimaginable dans laquelle nous nous trouvions plongés nous transformait tous en chauffagistes amateurs. Il a changé il y a deux ans sa vieille chaudière à mazout avec thermosiphon1 pour une chaudière à granulés de bois dernier cri (il a les moyens !) et maintenant, il craint de n’avoir ni suffisamment de granulés pour sa chaudière ni assez d’électricité pour la pompe qui fait circuler l’eau ! « Cela serait simplement gênant », me disait-il, « si ça n’illustrait pas l’inconséquence de notre société. On a décidé de se passer de l’énergie nucléaire pour toutes sortes de bonnes ou de mauvaises raisons sans avoir de solutions de remplacement disponibles et suffisantes. Disponibles et suffisantes par rapport aux besoins immédiats de la population. Il est possible que les détracteurs du nucléaire n’aient pas imaginé qu’un bruit de bottes pouvait, en faisant s’envoler les prix des différentes sources d’énergie, appauvrir la société et l’obliger à modifier ses comportements. C’est possible. Mais ce n’est pas certain car cela ne va-t-il pas dans le sens de ceux qui veulent changer la société en organisant la décroissance ? »
Cela m’a rappelé ce que vous me disiez lorsque vous êtes venus pour les vacances de la Toussaint, devenues, soit dit en passant, vacances d’automne dans notre société christianophobe et non plus simplement laïque. Les affrontements auxquels donnaient lieu les aménagements de réserves d’eau à Sainte-Soline dans les Deux Sèvres vous avaient mis mal à l’aise. Vous comprenez qu’il faille préserver les ressources naturelles mais l’attitude qui consiste à s’opposer à tout aménagement vous paraît comporter sa part de dogmatisme mais aussi de danger. Vous concevez aisément que, dans la mesure où nous avons bien assez et peut-être même trop, il soit préférable, pour préserver nos ressources, de consommer mieux et moins, en évitant cependant d’enclencher la mécanique de la décroissance car on ne sait où elle nous mènerait. « Mais ce sont des préoccupations de nantis, disiez-vous, car on meurt de faim ailleurs ». Utiliser des produits chimiques voire de nouvelles semences vaudra bientôt à qui s’aventurera dans cette voie un lynchage qui risque de pas être seulement médiatique. Je vous avais raconté les difficultés qu’avaient rencontrées au xviie siècle les promoteurs du développement de la culture de la pomme de terre à qui on reprochait de transmettre la lèpre et d’épuiser les sols… Vous vous souvenez sans doute de la visite que nous avons faite du Jardin médiéval de Salagon2 et de l’émotion qui nous avait saisis en prenant conscience du nombre restreint de variétés de légumes et de fruits dont l’Europe disposait avant les Grandes découvertes ; il suffisait d’une ou deux années de mauvaises récoltes d’une céréale essentielle pour que la famine survienne.
Mimiquet, survenu dans ces entrefaites, s’était demandé si la même philosophie qui avait conduit à la mise à l’écart du nucléaire et au risque actuel de pénurie d’électricité ne pouvait pas causer l’apparition de famines dans des pays qui s’aviseraient d’en rester à une agriculture traditionnelle censée être vertueuse. Vous lui avez fait remarquer que la vertu ne résisterait pas à la pression démographique.
Tandis que nous devisions avec Béraud, Gastinel est arrivé pour nous montrer les raquettes à neige qu’il venait d’acquérir – alors même, l’a plaisanté Béraud, que ses anciennes raquettes étaient encore en bon état – il s’en était tiré en affirmant qu’avec celles-ci son pied était mieux tenu et qu’à son âge, n’est-ce pas, on ne plaisantait pas avec la sécurité ! Nous demandant de quoi nous parlions, il nous a, de façon abrupte, asséné que nous discutions sur le sexe des anges. Pour lui, que l’on s’engage dans une démarche de décroissance ou dans une politique de croissance, que celle-ci soit vertueuse ou pas, les ressources nouvelles ainsi dégagées seront toujours dévorées par la croissance démographique dont le freinage n’est pas une priorité pour les moins averties des populations les plus pauvres.
Faute de trouver immédiatement une solution à ce problème brûlant, nous l’avons complimenté pour ses raquettes, nous coulant dans le moule de ceux qui, étant censés savoir, savent surtout détourner la conversation.
Pour ces mêmes raisons, je ne pense pas que nous reprendrons ce débat lorsque vous viendrez nous voir. Mais nous avons par ailleurs tant à nous dire !
J’attends votre coup de téléphone pour craquer l’allumette.
Je vous assure de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Thermosiphon : système dans lequel la circulation de l’eau est assurée par la différence de température entre celle de l’eau qui sort de la chaudière et celle qui y retourne refroidie.
  2. Salagon, prieuré et jardins, à Mane près Forcalquier.