LETTRE DU VILLARD

Le Villard, le 15 février 2021

Chers amis,

Quelles belles journées vous nous avez offertes en nous faisant partager un peu de vos vacances ! Il faut reconnaître que nous bénéficiions alors d’un beau temps froid et d’une couche de neige de qualité qui nous ont permis de nous faufiler en raquettes dans les sous-bois tout autant que d’affronter des pentes qui nous impressionnaient un peu. Votre jeunesse, votre enthousiasme nous ont persuadés que c’était encore à notre portée, nous avons fini par y croire et nous y sommes arrivés. Parfois… Pas toujours, car souvent le souffle manquait, le cœur cognait, la gorge brûlait et les jambes menaçaient de faire grève… Je vous remercie également d’avoir, certains soirs, contribué à calmer les conversations entre Gastinel et Beraud lorsque nous terminions la journée autour d’un thé, avant que chacun rejoigne sa maison, dans un souci très approximatif du couvre-feu que personne n’est heureusement venu contrôler.
Cette réglementation, si j’ai bien lu votre lettre qui vient d’arriver, vous paraît de moins en moins cohérente, mais ce qui vous irrite le plus, ce sont, dites-vous en chaussant les bottes de Michel Audiard, les « sycophantes glaireux »1 qui dénoncent ceux qui ne la respectent pas et qui vont signaler des personnes vues en train de consommer dans un café ou un restaurant. Le monde n’a pas changé, dites-vous, depuis les dénonciations à la Kommandantur ! Gastinel vous rejoint et considère que ces gens-là ont le complexe du justicier, de Zorro, enchérit-il, tandis que Beraud se demande s’ils agissent par civisme, dans l’intention de bien faire, pour éviter que l’épidémie se répande, ou par dépit, faute d’avoir le courage d’aller jusqu’au bout de leurs envies. Gastinel s’est fendu d’une citation de Chateaubriand dont j’ignorais qu’il fréquentât les Mémoires d’outre-tombe : « Les Français n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole »2. Beraud, paraphrasant une réplique culte d’un film à grand succès de Francis Weber, a renchéri en lâchant : « Ce n’est pas la Justice qui m’inquiète, ce sont les justiciers »3.
Une nouvelle chute de neige est venue épaissir la couche de glace qui était sur la chaussée de la route du Villard ce qui, malgré le gravillonnage, rend la circulation chaque jour plus difficile. La conduite sur glace vous entraîne d’ailleurs dans votre lettre à un rapprochement avec l’art de la politique que doit maîtriser le gouvernement en cette période d’épidémie. Vous notez qu’il faut aller de l’avant, mais qu’on ne sait jamais bien à quelle allure, qu’on hésite sur le rapport à choisir pour la boîte de vitesses, qu’on doit imaginer quelle sera la réaction du véhicule au freinage, qu’on n’est pas toujours sur de l’amplitude du mouvement à donner au volant… Et vous y voyez l’image de ce à quoi est affronté le Gouvernement. Vous comprenez la difficulté de sa démarche car le temps qui s’écoule entre le moment où il prend une décision et celui où on peut en observer les effets est très court. C’est du pilotage à vue ; on n’est pas dans une stratégie à long terme, mais dans une démarche tactique. Il serait, dites-vous en faisant référence à de précédents gouvernements, électoralement plus payant et plus facile de lancer de belles idées, des projets qui ont peu de chances de se réaliser ou de s’avérer inopérants lorsqu’on ne sera plus aux affaires. Annoncer un plan de réorganisation de l’armée de Terre ou déclarer qu’une génération aura dû accéder au (niveau du) baccalauréat est finalement plus facile que de décider de laisser les restaurants ouverts. Personne, en effet, n’en attend des résultats immédiats. Qui plus est, si on a mal apprécié la question, des correctifs peuvent être apportés en cours de route. En ce moment, en revanche, on ne peut guère évoluer qu’à l’estime, en souplesse, un pied frôlant le frein, la main légère sur le volant, avec peut-être quelques instruments de navigation que sont les informations qu’on est seul à détenir mais dont on n’est sans doute pas entièrement certain de l’exactitude. C’est bien ce qui inquiète, concluez-vous, car, si on ne sait pas si celui qui tient le joystick est le plus qualifié pour le faire, on est par ailleurs certain qu’on ne peut affirmer que d’autres le soient mieux. Vous avez assez exprimé les réserves et les reproches que vous inspiraient certaines dispositions prises depuis le début du quinquennat pour que votre analyse ne soit pas entachée de « macrôlatrie » comme dirait Gastinel.
Votre comparaison avec la conduite sur glace me rappelle une conversation que nous avons eue récemment et qui roulait sur les circonstances dans lesquelles nous prenons des décisions. Nous convenions qu’en principe nous sommes censés prendre du recul, peser le pour et le contre… Ce qui ne nous empêche pas de commettre des erreurs de jugement. Et nous nous demandions à quoi cela peut tenir. Est-ce à l’éducation et aux œillères qu’on en garde, à la hâte dans laquelle on tranche, à l’étroitesse du champ de notre examen ? À la difficulté de prendre en considération un nombre suffisamment large d’arguments essentiels mais aussi de les pondérer aussi finement que les circonstances le demanderaient ?
« Il y a des êtres humains qui (…) commettent plus (d’erreurs) que d’autres, ceux qu’on appelle les sots », comme dit frère Guillaume de Baskerville dans le roman d’Umberto Eco auquel Sean Connery prêtait ses traits dans le film de J.-J. Annaud4. Mais tout le monde n’est pas sot et tout le monde se trompe. À quoi cela peut-il être dû ? L’interrogation est d’autant plus justifiée qu’une même question peut recevoir deux réponses différentes de la part de deux personnes qui ne sont sans doute sottes ni l’une ni l’autre. L’une aura privilégié tel argument que l’autre aura relativisé.
Le point de départ de notre discussion était une remarque de Gastinel qui ne voyait pas émerger, à moins de dix-huit mois des élections présidentielles, une personnalité incontestable, ni pour les gens de gauche, ni pour ceux de droite. Ce banal constat établi, nous nous demandions une fois de plus ce qui pouvait bien faire que deux personnes également sensées et honnêtes se situent l’une à gauche et l’autre à droite. Me Beraud a rattaché la question à nos interrogations sur la difficulté que nous éprouvons à prendre des décisions, en soulignant que le choix est d’autant plus difficile que les avis sont nombreux. « Et dire, continua-t-il, que, pour arranger tout cela, de bons esprits ressortent l’antienne du scrutin de liste ! Ma foi, ce fut une des causes de la fin de la IVe République, qui était devenue ingouvernable. Et, notez bien, c’était à l’époque des Trente glorieuses, à un moment où la croissance permettait d’atténuer les tensions au sein de la société, qui était encore assez homogène. Que serait-ce dans notre corps social travaillé par la culture de la diversité, culturelle, religieuse, et j’en passe ? Je ne dis pas que ce mode de scrutin ne permette pas une expression plus complète des idées des diverses composantes du corps électoral, et qu’il ne soit pas utile d’entendre les avis les plus divers pour parvenir à des décisions équilibrées. La question est cependant de savoir si on cherche à collectionner les avis ou si les décisions à prendre doivent avoir une certaine efficacité ». Gastinel, qui tient au scrutin majoritaire, au « scrutin de gladiateur », dit-il, citant Édouard Herriot5, redoute que l’honnête aspiration de départ ne débouche sur une manœuvre démagogique qui pourrait bien être récupérée par des groupes attachés à la perte des valeurs de solidarité, d’égalité et de laïcité de notre société.
J’en ai dit hier deux mots à Mimiquet qui était venu, selon son mot, se changer les idées, car les journées passées à regarder les chaînes d’information en continu le démoralisent. « Méfiez-vous, me dit-il, et il ajouta, citant sans le savoir William Cowper6, celui qui crie le plus fort a toujours raison ». Le problème, a ajouté notre faucheur de foin, est que dans notre société, on ne sait plus qui pourrait faire remarquer à certains qu’ils crient un peu trop fort.
Nous vous souhaitons de passer au travers des gouttes en suspension dans l’air qui véhiculent, nous dit-on, le virus qui accable notre société.
Puissent-elles ne pas vous atteindre !
Nous vous assurons de notre amitié.

P. Deladret

  1. Injure proférée par le personnage joué par Francis Blanche dans Les Barbouzes de Georges Lautner, 1964. Le sycophante était le nom donné à Athènes aux dénonciateurs.
  2. Mémoires d’outre-tombe 3e partie, livre VI.
  3. « C’est pas la stratégie qui m’inquiète, c’est le stratège », Le dîner de cons, 1998.
  4. Le Nom de la rose, 1986.
  5. Édouard Herriot, homme d’état français, 1872-1957 .
  6. Poète anglais, 1731-1800, auteur de La Tâche, The diverting history of John Gilpin, de poésies, etc..