Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2022

Mon cher,
Je n’ai pu m’empêcher hier de lire de larges extraits de votre lettre à nos amis du Villard que nous avions retrouvés chez Me Beraud pour marquer avec un peu de retard la Chandeleur et avec un peu d’avance Mardi Gras. Chacun avait apporté quelques pâtisseries, si bien que nous nous sommes retrouvés devant une table chargée de crêpes, de bugnes, de merveilles, d’oreillettes, de navettes et de beignets. Votre lettre a heureusement permis d’élargir notre horizon au-delà des recettes de cuisine.
Vous nous faites découvrir l’étrange cours qu’a pris le fil de vos idées à partir du moment où votre imagination a donné un sens inattendu à l’affichette « Attention Angles morts » que vous veniez de lire sur le flanc d’un poids lourd que vous dépassiez. « On peut, bien sûr », notez-vous, « en rester au sens littéral et considérer que l’angle mort est une zone du champ de vision qui échappe au conducteur dont un écart de conduite peut vous causer un dommage. Sans que je comprenne pourquoi, cependant, un autre sens s’est révélé, un peu comme lorsque, par le passé, l’image des négatifs photos naissait dans le bain du révélateur. L’angle mort m’est apparu comme ce que, dans notre vie, nous ne voyons pas, non par l’effet de notre volonté mais par insouciance, par insensibilité ou par culture. Les angles morts de notre caractère, notre manque d’attention, font que nous pouvons, sans malice, blesser telle ou telle personne. Il y a également les angles morts de notre intelligence ; certains ont été dotés par la nature d’angles morts… disons assez larges. Comment, après cela, s’étonner s’ils ne voient pas le mal qu’ils peuvent causer ? Je pense ici aux enfants dont l’avenir est gâché par des parents frustes, dont de multiples angles morts restreignent le champ de l’intelligence. Et comment expliquer sinon par l’étendue des angles morts du jugement la crédulité des citoyens aux approches des élections ? Voyez, en d’autres domaines, les effets qu’ont pu avoir les angles morts culturels. Certains de nos colonisateurs du xixe siècle ne se doutaient pas des angles morts que comportait leur politique. Souvenez-vous des propos de Jules Ferry1. Et encore, il était franc-maçon ! »
Me Beraud a approuvé et a poursuivi en faisant remarquer que certains angles morts, qui ne sont pas innocents, ne constituaient pas une gêne pour ceux qui en étaient affectés. « Sans vouloir tomber dans le sensationnalisme, voyez les informations qu’on nous déverse actuellement au sujet des EHPAD. Tout le monde sait depuis longtemps que certains établissements ne fonctionnent pas correctement ; mais cela arrange la société de ne pas savoir, de se comporter comme si quelque chose lui avait été caché, comme si elle ne voyait pas ». « Oh ! fit Gastinel, il n’est pas nécessaire d’accabler la société ; nous sommes assez forts pour rétrécir notre champ visuel quand ça nous arrange. Nous nous fabriquons des angles morts pour éviter ce que nous ne voulons pas voir, ce que nous ne voulons pas entendre, ni comprendre ». Poulenc remarqua, après avoir tourné longuement sa cuillère dans sa tasse de thé, qu’il serait prudent, avant de prendre des décisions importantes ou d’arrêter des positions de principe, d’avoir la curiosité d’examiner les angles morts qu’ils peuvent comporter. Ne serait-ce que pour s’assurer de leur incidence ultérieure sur nos jugements, nos comportements, ou nos affections.
Gastinel revint sur votre observation relative aux angles morts en période électorale. « Je ne peux pas croire, poursuivit-il, que ceux qui aspirent à la magistrature suprême et qui, quoi qu’en disent certains, sont tous intelligents, pensent que, sous leur impulsion, le pays parviendra à réaliser ce qu’ils promettent. Les angles morts ne manquent donc pas dans leurs propositions. Pour essayer de voter de façon à peu près raisonnable, je tente donc d’imaginer les conséquences inattendues, involontaires ou délibérément cachées, de ce qu’ils proposent… » « Et alors ? » fit Béraud. « Pour rester dans le domaine automobile, je vous répondrai que j’aimerais bien garder mes distances… Mais nous sommes dans un flot de véhicules qui vont trop vite, où la moindre embardée peut provoquer un accident ». « Je ne sais, dit Poulenc, si c’est ce que vous aviez en tête, mais la primaire populaire, qui vient de donner, sinon une légitimité, du moins une tribune à une personne dont les partis politiques de gauche se seraient bien passé, me paraît ressortir de la catégorie des embardées qui peuvent générer de graves accidents. Ce genre d’initiative est une machine de guerre contre la démocratie représentative qui est certes imparfaite mais qui évite que celui qui crie le plus fort ou qui a les plus gros bras l’emporte sur les autres ». « Je vous suis parfaitement, dit Béraud, mais je crains que ceux qui n’ont pas vu les travers de cette désintermédiation2 aient ouvert une nouvelle boîte de Pandore ». Mimiquet qui, jusque-là s’était contenté de comparer les bugnes de Savoie aux merveilles de Gascogne, s’invita dans la conversation en demandant si un mouvement comme la primaire populaire ne pouvait pas également être considéré comme une réaction à la façon dont les partis dits de gouvernement baissent les bras devant la technocratie. « Et pourtant ! fit Beraud. Nous avons besoin de politique dépassionnée ! Cedant arma togae !3 » « Ce qui veut dire ? » « Cela veut dire pour moi, à peu près, que la technocratie doit aider la raison à l’emporter sur la passion ». « Si vous voulez, mais qui comprend le langage des technocrates ? » reprit Mimiquet. « C’est un truc pour faire croire à ceux qui ne jargonnent pas comme eux qu’ils n’y connaissent rien ! Souvenez-vous des pédagos qui désignaient un ballon comme un « référentiel bondissant » et le crayon comme un « outil scripteur » ! « En cette année Molière, fit remarquer Beraud, cela ne nous fait-il pas souvenir du langage des médecins du xviie siècle dont il s’est moqué dans le Malade imaginaire, et qui n’avait d’autre objet que de masquer leur ignorance. Je n’irai pas jusqu’à dire que le langage technocratique ne vise pas à autre chose, mais on peut parfois penser que… »
Comme vous pouvez le constater, cher ami, vos considérations à partir d’une affichette collée sur un camion ont nourri les débats du Villard. !
Cordialement.

P. Deladret

  1. Discours à la Chambre du 28 juillet 1885
  2. Désintermédiation : en ce sens, marginalisation des corps intermédiaires, partis, syndicats, etc.
  3. Cedant arma togae : « Que les armes cèdent devant la toge ! », Ciceron.