Lettre du Villard
Le Villard, le 15 février 2023
Le Villard, le 15 février 2023
Cher ami,
Dès réception de votre lettre qui nous annonçait votre prochaine venue au Villard avec quelques amis, j’ai demandé à Mademoiselle Reynaud, comme vous le souhaitiez, de s’assurer que les chambres de l’étage que vous n’avez pas occupées depuis l’été dernier ne nécessitaient pas un peu de ménage. Elle a eu tôt fait de venir, aurige pétaradant, sur le quad1 de son frère car elle ne se risque plus avec sa moto sur la glace qui recouvre la route depuis des semaines. Je me suis enquis auprès d’elle (car les naturels – comme on disait du temps de Bougainville – sont assez flattés d’être crédités de la réputation de connaître l’évolution du temps) de savoir si le bel enneigement se maintiendrait jusqu’à votre venue. Elle n’en doute pas (elle ne doute de rien) mais, m’a-t-elle promis, elle va demander par précaution à sa tante des Maïts de commencer une neuvaine en invoquant Sainte Eulalie. L’interrogation qu’elle a lue sur mon visage lui a donné le plaisir de me raconter l’histoire de cette sainte2 dont une neige inattendue vint recouvrir le corps après son horrible martyre et dont on peut solliciter l’intercession pour faire tomber de la neige, quelle que soit la saison.
Vous me reprochez gentiment dans votre lettre de paraître sans trop d’illusion quant à l’intérêt des conversations qu’on a en société et vous soulignez que c’est souvent avec de petits riens qu’on fait du lien. Vous relevez que ce qui ne justifierait pas toujours d’être échangé traduit le besoin et le plaisir qu’on a de partager un moment de vie. Et vous soulignez que la prétention à vouloir introduire dans la conversation des sujets extérieurs à l’objet de la réunion familiale ou amicale peut ne pas être sans risque. Vous rappelez le diptyque « Un dîner en famille » que Caran d’Ache en 1898 dessina à propos de l’affaire Dreyfus. Il présente deux moments d’un repas d’une famille bourgeoise ; sur le premier dessin, le chef de famille prévient : « Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Le second montre la famille en train de se battre autour de la table, avec la légende « … ils en ont parlé ». Cette caricature vous fait penser aux opinions tranchées qui agitent bien des dîners actuels ; vous rappelez, sans omettre les débats sur l’opportunité de modifier les régimes de retraite, les controverses qu’animent les complotistes depuis que le Covid s’est répandu dans le monde, et vous notez que les prises de position exprimées actuellement sur la guerre entre l’Ukraine et la Russie mettent parfois un peu de gêne autour dans certains cercles. Dans un cas comme dans l’autre, notez-vous, la difficulté vient de ce qu’une personne qui s’est intéressée à un sujet pour des raisons qui lui sont propres pense, sans doute de bonne foi, en connaître sinon tous les aspects, du moins ceux qui lui permettent de croire qu’elle est au fait de la question.
Nous constations l’autre jour avec Gastinel, qui a repris ses randonnées en raquettes et qui ne manque pas d’inclure le Villard dans son itinéraire pour y passer à l’heure du café, qu’il nous était bien difficile de pondérer le poids des arguments qui s’affrontent dans les sujets dont le monde bruisse. Nous les entendons, les analysons, mais un « je ne sais quoi » fait que nous privilégions l’un par rapport à l’autre. Il serait intéressant de savoir pourquoi ; s’agit-il de dispositions innées ou d’un conditionnement social ? L’ami Béraud a son idée là-dessus ; « c’est, dit-il, une question de système hépatique : il y a les bileux et les autres ». C’est sans doute un peu abrupt mais l’hypothèse n’est pas à écarter. A-t-on déjà vu un trotskyste flegmatique ? Cette « grille de lecture » qui nous guide ou nous conditionne se retrouve dans nos sujets d’intérêt ou de préoccupation. Pour certains, rien n’est plus important actuellement que la montée des périls en Ukraine, pour d’autres, il s’agit du réchauffement climatique, pour d’autres encore des conséquences possibles pour l’Europe de la croissance vertigineuse des populations pauvres d’Afrique, pour d’autres enfin de l’évolution culturelle chaotique de notre société. Chacun à son avis mais, dans une course d’obstacles, choisit-on l’ordre dans lequel on les aborde ? Mimiquet, qui, venu déneiger l’accès à votre maison, était entré quelques instants chez nous pour se réchauffer, a observé en plaisantant que, si on n’avait pas de chance, la course pouvait s’interrompre dès le premier obstacle… Béraud a poursuivi dans son idée que les opinions que nous estimons énoncées de bonne foi doivent sans doute autant à la nature qu’à la raison. « Nous croyons que nous pesons correctement les arguments mais nous ne nous rendons pas toujours compte que les bras du fléau de notre balance sont inégaux. Il vous est sûrement arrivé d’hésiter avant d’acheter une voiture ou un canapé ; vous avez pesé le pour et le contre, comparé les caractéristiques et puis vous avez choisi le modèle qui vous plaisait, en pensant sans doute que c’était le choix raisonnable. Ne nous prenons pas pour des héros : nous tenons à ce que nos choix ne nous mettent pas mal à l’aise, à ce qu’ils nous plaisent. Et vous voudriez qu’étant incapables de choisir rationnellement un canapé nous ayons l’esprit plus aiguisé pour savoir ce qu’il faudrait faire pour réformer le régime des retraites ! » À Gastinel qui lui faisait remarquer que son scepticisme était sinon désespérant, du moins démobilisateur, il rappela que Socrate avait déclaré que la seule chose qu’il savait était qu’il ne savait rien, autrement dit qu’il fallait apprendre à abandonner nos certitudes pour commencer à réfléchir réellement. Mimiquet, paraphrasant César, dans la pièce éponyme de Pagnol, s’est éclipsé en déclarant « Oh !… Alors ! Si vous faites de la philosophie ! Alors… ».
Au même instant, comme au théâtre de boulevard, la porte s’est ouverte sur Mademoiselle Reynaud qui, en ajustant son casque, m’a prié de vous dire que la reprise de l’inflation et la flambée du prix de son liquide lave-vitres allaient la conduire à vous demander un petit quelque chose en plus… Voilà… Vous êtes prévenu !
Dites-nous quel jour vous pensez arriver pour que nous puissions vous accueillir dignement.
Nous vous assurons de nos pensées les plus amicales.
P. Deladret
- Quad : Quadricycle à moteur tout terrain non carrossé.
- Sainte Eulalie de Merida, vers 304, fêtée le 10 décembre, dont l’histoire est rapportée dans la Cantilène de Sainte Eulalie (vers 880), premier texte en langue d’oïl.