Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2024

Le 15 février 2024
Bien cher ami,
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir, joint à votre gentil petit mot nous annonçant votre prochaine arrivée au Villard, une copie du résumé par le « chatbot » ChapGPT1 de ma lettre précédente que vous lui aviez confiée. Je suis assez impressionné par le résultat. Je ne conserve pas copie de mes lettres, mais celle-ci était encore assez fraîche dans ma mémoire pour que je puisse apprécier le résultat. Disons que l’agent conversationnel a un peu survolé le propos mais qu’il l’a dans l’ensemble correctement résumé. C’est merveilleux et c’est effrayant. On peut supposer qu’avec un chatbot (ou un dialogueur, si vous préférez) plus élaboré, le résumé aurait été moins imprécis, mais on peut aussi imaginer, comme l’a souligné ma femme, horrifiée, que des sous-entendus auxquels je n’ai même pas pensé auraient pu s’y trouver glissés. Je suis effectivement assez impressionné ; peut-être est-ce parce qu’en ce domaine, comme dans d’autres, l’inconnu tétanise, mais au vu des résultats auxquels permettent de parvenir des systèmes encore peu élaborés, on ne peut pas ne pas penser que des personnes mal intentionnées ne vont pas chercher à en trouver des applications malveillantes.
Nous prenions l’autre jour le café sur la terrasse de Me Beraud, dont la femme était allée bridger ; il avait invité à se joindre à nous Mimiquet qui ratissait chez vous les feuilles que la chute de neige inattendue en novembre avait recouvertes pendant deux mois mais que le redoux révélait. Je leur ai parlé du trouble que me causait le document que vous m’aviez envoyé. « Je suis bien d’accord, fit Mimiquet en roulant sa cigarette. Depuis que le correspondant du Dauphiné libéré a appris que l’Est républicain confiait la relecture des textes de ses correspondants à ChatGPT, il ne dort plus, car il se doute bien qu’il va se faire virer. Je me dis sans doute comme vous, que ce qu’on lira ne sera sans doute pas pire que ce qu’il racontait, mais tout de même ! » Gastinel, arrivé sur ces entrefaites et qui n’avait entendu que la dernière phrase de Mimiquet, a observé que le recours à l’intelligence artificielle améliorerait peut-être un peu les textes que la presse locale livre à ses lecteurs. « Je me demande parfois, fit-il, quel lectorat ont en tête ces rédacteurs dont le vocabulaire, la syntaxe et la grammaire sont généralement décalés par rapport au sujet dont ils traitent. À part, peut-être pour les chroniques sportives… » J’ai noté que je le trouvais injuste et qu’il ne fallait pas accuser de trop de maux la presse locale, qui a, au moins, le mérite de nous informer de l’arrivée d’un cirque ou du changement de sens d’une voie de circulation. « Je vous trouve bien restrictif dans l’éloge, glissa Me Béraud, mais notre ami Gastinel me semble en revanche avoir une approche peu inhibée, si je puis dire, des conséquences possibles de certaines applications de l’intelligence artificielle. Et encore ! Parler, comme je le fais, de certaines applications est, peut-être, d’un optimisme déplacé, car qui nous dit que l’I.A. ne contrôlera pas tout, n’influencera pas tout ? Que le résumé de votre texte par un « chatbot » élaboré ne sera pas « enrichi » de façon subliminale par ce qu’il a apprit sur vous à partir de vos recherches sur Wikipedia ou dans votre messagerie électronique ? »
À ce moment est sortie de chez les Poulenc Mademoiselle Reynaud, venue faire le ménage après le départ de leurs enfants qui ont laissé la maison « dans un état pas possible » ; c’est du moins ce qu’elle a dit pour justifier la demi-journée qu’elle a dû leur compter. Dans sa tenue de RoboCop, elle a enfourché son quad et est partie sans plus nous saluer. J’ai repris ma relative défense de la presse locale en soulignant qu’elle n’avait pas l’exclusivité de la cécité. Je leur ai cité l’histoire de Simon Leys2 qui, dès 1971, avait dénoncé les dizaines de millions de morts que le maoïsme avait entraînés en Chine et la « Maolâtrie » de l’Occident mais dont les révélations n’avaient pas été diffusées. Simon Leys a récemment fait l’objet d’une émission de télévision suivie d’un débat ; les intervenants, qui avaient déjà des responsabilités éditoriales en 1971, admettaient qu’ils avaient su ce qu’écrivait Leys, mais que, pour ne pas aller à l’encontre de ce qu’on considérait comme un courant dominant dans l’opinion publique, ils avaient pris le parti de ne pas en parler. Il était ahurissant de constater que les médias, tant de gauche que de droite, avaient respecté cette omerta. « Ah ! çà ! Mais qui était cet “on” et qui “considérait” ? s’est exclamé Gastinel. Il est vraiment navrant d’avoir ainsi la preuve qu’on a sciemment trompé l’opinion publique. Nous nous doutons bien qu’on ne nous dit pas tout, mais que cette désinformation ait été le fait de la quasi-totalité des médias est accablant. Car pourquoi penser qu’il n’en soit pas toujours de même ? » « Et ce n’est peut-être pas entrer dans une logique complotiste, poursuivit Béraud, que de se demander ce qu’“on” essaie de nous faire penser du conflit en Palestine, de la situation en Ukraine, de l’islamisme, de l’aggiornamento actuel de l’Église, du changement climatique, et j’en passe. » Cela me fait penser, intervint Mimiquet, au proverbe chinois qui dit que lorsque le sage lui montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. On agite devant nous des doigts et nous ne savons même pas qu’il y a au loin la lune.
Comme vous le voyez, Lao-Tseu a maintenant au moins un disciple dans la vallée ! Téléphonez-nous vite pour nous dire à quelle heure vous arriverez, pour que nous mettions en route votre chauffage. Sachez qu’un potage vous attendra, « et plus, si affinités » pour tenir compte de l’appétit de vos enfants.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Chatbot : agent conversationnel ; ChatGPT est un agent logiciel qui dialogue avec un utilisateur de façon que la requête devienne compatible avec son logiciel opérationnel.
  2. Simon Leys, pseudonyme de Pierre Ryckmans (1935-2014), universitaire, sinologue, diplomate, auteur, notamment, du livre Les habits neufs du Président Mao, Ombres chinoises et Images brisées.