LETTRE DU VILLARD

Le Villard, le 15 janvier 2020

Bien chers amis,
Une fois de plus, vous avez été les plus rapides et vos vœux nous sont parvenus avant même que nous vous ayons envoyé les nôtres. Vous notez cependant, comme pour relativiser l’importance que nous pourrions être tentés de donner à votre amicale attention, que vous avez malgré tout quelque doute sur l’efficacité probable de vos souhaits.
Je vous trouve bien pessimiste ; ne mésestimez pas le fruit qu’ils peuvent porter. Qui vous dit que le fait pour nous de savoir que nous comptons pour vous, comme pour quelques amis, ne nous aide pas à lutter contre la morosité à laquelle notre âge nous fait parfois incliner ? À être un peu plus attentifs à ce qui se passe ? Et ne nous aide pas à passer une « bonne » année. Les rites ont du bon. D’aucuns disent « À quoi bon s’écrire, échanger des banalités… Cela va sans dire » ; peut-être, mais cela va mieux en le disant.
Permettez-moi de vous dire également en quoi je vous trouve pessimiste quant à l’effet possible de vos vœux : n’avons-nous pas passé, ma femme et moi, une année plutôt agréable, sans maladie, ni trop grande tristesse ? Peut-être fut-ce un effet de vos vœux ? Qui sait ? Nous avons, certes, vécu, à titre personnel, une année sans doute différente de celle à laquelle nous pensions. Mais elle a été particulièrement intéressante, ne serait-ce que parce que les contraintes inattendues que nous avons subies du fait du confinement nous ont aidés à rétablir une certaine hiérarchie dans nos habitudes de vie et nos relations. Si vous nous aviez souhaité au début 2020 de prendre un peu de recul, d’agir dans notre vie avec toujours plus de discernement, ne serions-nous pas prêts à admettre que, finalement, ces vœux ont été suivis d’effet ? Vous allez mettre cette remarque sur le compte de mon goût pour le paradoxe, et vous m’objecterez que tous ceux qui doivent travailler pour gagner leur vie, qui ont des enfants à élever, qui souffrent de la maladie, n’ont pas cette vision distanciée qui pourrait être prise pour de l’indifférence. Nous savons bien que cette année a été vécue comme une épreuve et bien souvent une souffrance par l’immense majorité de ceux qui, de leur fait ou de celui des autres, n’ont pas eu les moyens de s’en accommoder.
Quoi qu’il en soit, et avec toutes les réserves que sous-entend ce qui précède, nous espérons que vous connaîtrez la meilleure année possible ; vous comprendrez que nous limitions le champ de nos souhaits ; ils gagnent en intensité ce qu’ils perdent en étendue, mais ils n’en sont pas moins également sincères.
Nous avons, au Villard, la chance de pouvoir conserver une certaine distance par rapport aux informations alarmistes dans lesquelles baignent ceux qui tiennent à tout savoir de l’épidémie, de ses traitements, et des effets annoncés des vaccins. Il n’empêche que nous ne pouvons échapper avec les voisins et amis qui passent aux conversations que l’on aurait qualifiées en d’autres temps « du café du commerce » . Le colonel Gastinel a repris goût à la vie depuis qu’il peut arpenter notre belle vallée enfin bien enneigée et il vient souvent nous voir. Il n’attend qu’une chose, c’est de pouvoir se faire vacciner et il piaffe d’impatience ; à Me Beraud qui n’éprouve pas la même fébrilité, Gastinel assène tous les arguments que les pouvoirs publics donnent en faveur de la vaccination ; il le soupçonnerait presque de prêter une oreille complaisante aux propos des complotistes1. Beraud s’en défend en lui répondant que la vie au Villard réduit les risques de contamination et qu’elle lui laisse un peu de temps pour voir si les vaccins actuels apportent vraiment la meilleure solution possible aux problèmes que pose ce virus. Gastinel lui a déclaré tout de go qu’il allait devenir infréquentable, que les portes des services publics et des commerces allaient se fermer devant lui, et que lui-même allait l’éviter. Il m’a pris à témoin de leurs divergences. Je vous avouerai que je ne sais quel parti prendre car s’il est incontestable que, depuis Jenner2, la vaccination a sauvé un nombre incalculable de vies humaines, il est aussi vrai, dans le cas actuel, qu’on manque de connaissance sur ce qu’est vraiment ce virus atypique. On ne sait, semble-t-il, expliquer pourquoi il se transmet plus facilement dans certaines régions que dans d’autres. On paraît donc avancer en tâtonnant et les vaccins sont perçus comme des pis-aller. On ne peut pas dire que les décisions souvent contradictoires prises par les dirigeants des différents pays depuis le début de la crise incitent à accorder une confiance aveugle aux politiques préconisées. La confiance ne va plus de soi ; elle se prête, et avec des réserves.
Me Beraud, qui n’est pourtant pas de nature foncièrement sceptique, traduisait il y a peu de jours un égal sentiment de défiance à l’égard des déclarations qui ont accompagné l’issue du Brexit3. Il lui paraissait pour le moins curieux qu’à l’issue d’une négociation où des intérêts considérables étaient en jeu, chacune des parties opposées puisse se déclarer satisfaite. « Tout ça, pour ça ? disait-il. Quel est l’intérêt des trublions d’Albion de sortir de l’Union européenne si c’est pour continuer d’en respecter les règles du jeu ? Cela me fait penser, continuait-il, à ce que j’ai connu dans mon métier de notaire : au moment du divorce, beaucoup de gens sont prêts à accepter un modus vivendi, censément dans l’intérêt des enfants. On appelle ça un “bon” divorce. On nous dit que le Brexit en serait un, mais l’expérience montre qu’il n’est pas rare qu’au bout de quelque temps, les époux divorcés ne veuillent pas toucher au montant de la pension alimentaire ou modifier la garde des enfants… Je ne serais pas surpris qu’on ne constate pas dans un certain temps un peu de fantaisie dans l’interprétation des conventions signées. Nous verrons bien ».
Gastinel, qui aime bien ne pas être d’accord (il y a des gens comme ça…) est intervenu pour dire que le problème n’était pas là et que ce qu’avaient voulu exprimer les Anglais était leur volonté de reprendre leur souveraineté dont ils avaient à un moment donné abandonné une partie au profit de l’Union européenne. « Être maître chez soi n’implique pas de ne pas s’associer à ce que font les autres, ajouta-t-il, mais il y a une différence entre faire parce qu’on veut et faire parce qu’on doit. Je ne dis pas, a-t-il concédé, que le regain des nationalismes soit une bonne chose, mais j’ai le sentiment qu’après une ère de compréhension, de coopération, de mutualisation des énergies des États, on se recentre, pour certains on se replie, sur une prise en compte plus nette des intérêts particuliers. C’est un drame parce que la grande misère d’une part croissante de l’humanité attend d’autres attitudes que le repliement, mais c’est ainsi. Ce regain de nationalisme vient de s’exprimer de façon plus que déconcertante par l’attaque du Capitole des États-Unis par des manifestants débraillés dont la conduite traduisait un mépris, sinon une haine, de l’ordre démocratique établi. C’était faire beaucoup d’honneur au président battu. C’était aussi une grande honte pour un État qui ne doit pas être plus vertueux que les autres mais dont un art consommé de la propagande a jusqu’à maintenant maintenu une assez bonne image. Ne nous trompons pas, continua-t-il, les manifestants avaient en tête “America first !”4 et “Au diable ceux qui ne sont pas comme nous !”. Ils n’avaient pourtant pas à s’inquiéter car une première lecture des projets du président élu ne permet pas de penser qu’il donnera aux relations internationales une tournure très différente de celle du président sortant ».
Beraud, ayant relevé qu’il n’y avait dans ces péripéties étasuniennes aucune surprise à attendre, en profita pour souligner a contrario celles que pouvait comporter le référendum sur le climat qu’a annoncé le président de la République. Nous nous sommes mis facilement d’accord pour considérer que projeter d’amender par référendum la Constitution qui peut être modifiée par d’autres voies se rattachait moins à la volonté de faire aboutir un projet qu’au désir de communiquer sur le sujet ou de l’enterrer en transférant la responsabilité du rejet sur le corps électoral informel.
Gastinel et Beraud me chargent de vous transmettre leurs vœux les meilleurs. Faites-nous savoir si vous avez l’intention de venir au Villard en février ; nous serons alors comme le renard du Petit Prince et la seule attente de votre venue nous rendra heureux.
Prenez soin de vous, comme nous tympanisent les médias.
Et croyez en notre indéfectible amitié.

P. Deladret

  1. Complotistes : personnes croyant, à contre-courant d’une opinion généralement admise, qu’un évènement ou une situation est le fait d’un petit nombre agissant pour leur seul intérêt.
  2. Jenner : médecin anglais (1749-1823) considéré comme père de l’immunologie pour avoir étudié de façon scientifique et répandu le vaccin contre la variole.
  3. Brexit : retrait du Royaume Uni de l’Union Européenne.
  4. America first : L’Amérique d’abord ! Slogan du président Wilson pendant sa campagne.