Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2022

Mon cher,
Je faisais part hier à nos amis du Villard des vœux que contenait votre belle carte et qui leur étaient également destinés. Mimiquet a noté que votre geste montrait en quelle estime vous nous teniez : « À 1,16 € le timbre, il faut vraiment avoir envie de dire aux gens tout le bien qu’on pense d’eux ! », grommela-t-il. « Quand je pense qu’en 58, il suffisait, lorsque j’envoyais une carte de colonie de vacances, d’un timbre à 17 francs, d’anciens francs, bien sûr, 17 centimes de franc, quoi ! »
Nous arrivions d’une belle balade en raquette dans le « Haut pays » et nous nous retrouvions autour du thé plus ou moins arrosé qui fait le charme de ces fins d’après midis. Me Beraud acquiesça à la remarque de Mimiquet mais fit remarquer, après avoir consulté Wikipedia, que le prix du timbre, en dépit des apparences, n’avait pas tellement augmenté en 60 ans puisque qu’en 1958, le SMIG Brut mensuel permettait d’acheter 1521 timbres à 17 francs alors que le SMIC Brut actuel nous donne encore un pouvoir d’achat correspondant à 1381 timbres à 1,16 €.
Mimiquet n’en voulut rien croire, avança que les bases de calcul ne devaient pas être exactes et que tel ou tel de ses amis l’avait convaincu que la Poste se moquait de nous. Cela m’a fait penser à ce que vous disiez l’autre jour de certains : « Ils sont indécrottables ! Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, ils ne changeront pas d’avis ». Vous aviez alors en tête diverses personnes, qui, sur le sujet de la vaccination contre le Covid, restent droites dans leurs bottes en invoquant des arguments dont elles ne sont pas à même d’apprécier la pertinence. Ce qui vous gênait surtout était le fait qu’elles se retranchent essentiellement derrière les opinions de scientifiques dont la force provient principalement de leur capacité de conviction. « Cette forme de pensée, disiez-vous, nous renvoie au Magister dixit1 des scolastiques du Moyen Âge qui entendaient clouer le bec de leurs contradicteurs par la seule référence à l’autorité du maître ; c’est médiéval ! » Gastinel avait abondé dans votre sens ; il était allé plus loin en ajoutant qu’il y avait des « indécrottables », disons des gens bornés, en tout domaine et que c’était perdre son temps que de chercher à les faire changer d’avis. « D’ailleurs, dit-il, de façon générale, lorsqu’un de mes interlocuteurs tient des propos qui me paraissent stupides, je ne perds même pas mon temps à le contredire ».
Vous lui aviez alors fait remarquer que ce n’était ni gentil, ni charitable, et qu’en vous refusant à donner à autrui la possibilité de reconnaître son erreur, vous le laissiez s’enferrer. Gastinel s’en était tiré en disant : « En prenant de l’âge, vous verrez ! », autrement dit en opposant ce qu’il interprétait comme étant son expérience (et qui n’était peut-être que de la lassitude) à l’élan généreux de votre – relative – jeunesse.
Vous êtes revenu sur le sujet quelques jours après, en soulignant que lorsqu’on n’a pas à cœur de faire partager ses convictions, lorsqu’on ne cherche pas à éclairer le jugement des autres, c’est bien souvent parce qu’on n’accorde pas d’importance à leurs opinions, ou bien parce qu’on n’a pas, soi-même, de convictions fortes. Ne pas avoir de conviction n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire ; sur certains sujets, nous avons des certitudes « molles » ; nous croyons, mais pas trop ; nous ne risquerions pas notre vie, ni une rupture, ni une dispute pour essayer de faire partager ce que nous pensons. Mais ne pas chercher à faire partager ses convictions est aussi une façon de dire à l’autre que son avis ne vous intéresse pas ; c’est une marque de mépris, d’indifférence.
Votre voisin Poulenc, qui est maintenant de toutes nos balades et qui prenait le thé avec nous, se demandait en feuilletant le quotidien qui traînait sur la table s’il ne présentait pas d’autres symptômes de la même maladie d’indifférence. « Je ne me sens concerné pratiquement par aucun des articles que je survole ; en quoi ce qui se passe en Ukraine, dans un camp de migrants ou le nombre d’hospitalisés pour cause de Covid interfère-t-il avec mon existence, justifie-t-il que je lui accorde intérêt ? Quelle incidence ces évènements ont ils réellement sur ma vie ? Je peux me gargariser de mots et affecter de l’attention, mais qu’y puis-je ? Je peux prier, certes, décider d’écarter de mes choix possibles tel ou tel des candidats pour la prochaine élection présidentielle, bien sûr… Mais il y a tellement loin de la coupe aux lèvres ! Je ne me sens concerné que par les évènements qui me sont proches, qui me concernent personnellement… » « Décidément, mon cher, la greffe a trop bien pris ! », plaisanta Beraud, « Depuis que vous vivez au Villard, enchaîna-t-il, vous êtes devenu un véritable somewhere – Un somewhere ? s’enquit Gastinel – « Les somewhere sont les gens “de quelque part”. Ce sont, d’après David Goodhart2 qui les distingue des anywhere, des gens attachés à leur cadre, national, régional ; ils sont peu mobiles et parfois peu diplômés ; à eux s’opposent les anywhere, ceux de partout, qui s’expatrient facilement, voyagent beaucoup, pratiquent couramment la langue anglaise, des citoyens du monde en quelque sorte, à qui “rien de ce qui est humain n’est étranger”, du moins dans leurs propos ».
Poulenc a fait remarquer que ce clivage de la société, qui se substitue ou s’ajoute au clivage droite/gauche, était déjà en train de se mettre en place comme le confirme le fait qu’un film3 jugé trop populaire et sans doute bon seulement pour des lourdauds, n’a même pas été programmé à Paris ni dans les métropoles régionales. « Étonnez-vous, fit-il, que la société se fragilise lorsque les anywhere décident pour les autres, de ce qu’il jugent bon pour les somewhere ! ».
Alors ? Vous sentez-vous anywhere ou somewhere ? J’ai ma petite idée. Préparez-vous ; nous en parlerons lorsque vous viendrez en février !
Croyez en nos fidèles sentiments.

P. Deladret

  1. Magister dixit : « Le Maître (c’est-à-dire Aristote) a dit ». Sous-entendu : « Il n’y a pas à discuter ».
  2. Essayiste anglais, né en 1956 ; distinction tirée de l’essai Les Deux clans, la nouvelle fracture mondiale. 2019.
  3. Les Bodins en Thaïlande, plus de 1,5 millions d’entrées en quelques semaines.