Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2023

Bien cher ami,
La joie qu’a apportée la présence de votre famille au Villard à l’occasion des fêtes de Noël et du Nouvel an ne s’est pas estompée. Vous avez rendu, comment dire, plus léger l’air que nous respirons, le climat dans lequel nous évoluons. Ma femme me confiait que votre venue au Villard nous faisait autant de bien qu’un voyage ! Vous arrivez, avec vos façons de voir les choses, de vous exprimer, avec vos préoccupations, vos rythmes de vie, qui ne sont pas forcément les nôtres. Vous nous dépaysez. Ces rencontres nous font, en quelque sorte, sortir de nous même, de nos idées fixes, de ce que nous croyons être des certitudes. Et c’est en quoi elles nous font du bien, nous rendent heureux. Rien n’est plus fade que ces réunions où on échange beaucoup de banalités parce qu’on n’a rien de nouveau à se dire, ou bien parce qu’on est tous – du moins le croit on – du même avis, ou encore parce qu’on craint de ne pas savoir exprimer avec tact des opinions qui fâcheraient ou même parce qu’on n’est pas vraiment assuré de ce qu’on pense. On se réfugie dans des anecdotes, des souvenirs communs, des histoires que tout le monde connaît. On alimente la conversation de petit bois, pour ne pas prendre le risque qu’elle puisse s’embraser.
Je me suis autrefois posé la question, à la vue d’une photo, parue il y a des décennies dans Paris-Match, d’un repas de la famille Servan-Schreiber ; il n’y avait là que de beaux esprits, journalistes, hommes et femmes politiques, essayistes, gens de lettres et de pouvoir. Je me suis demandé de quoi pouvaient bien parler ces gens là entre eux. Échangeaient-ils des points de vue sur le mouvement hippie alors naissant ? Entrevoyaient-ils ce en quoi l’informatique allait bouleverser nos sociétés ? Esquissaient-ils ce qu’il pourrait advenir du monde lorsque la Guerre Froide serait terminée ? Gatinel, à qui j’ai eu la faiblesse de raconter cette histoire, m’a douché en m’assénant qu’ils parlaient sans doute des mésaventures conjugales de leur cousine Christine ou de la scandaleuse augmentation du prix du foie gras chez Jambier, l’épicier de la rue Poliveau. « Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel ! dit-il, paraphrasant l’Ecclésiaste, un temps pour se taire et un temps pour parler… Ne confondez pas tout ». Peut être avait-il raison, mais peut être aussi mésestime-t-il l’importance de ce qui peut être dit lors de « dîners en ville ».
Béraud considère que si les conversations qu’il appelle « de convenance » sont là pour masquer l’absence de sujets à partager, nous allons cependant au-devant des autres parce que la solitude nous pèse, parce que nous pensons qu’il n’y a pas grand-chose dans notre jardin intérieur ou bien parce qu’il nous paraît un peu étriqué, ou encore mal entretenu. Ce vieux ronchon pense comme Pascal que « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans sa chambre »1.Soit. Mais alors, pourquoi rompt-il des lances avec Gatinel et taquine-t-il Mimiquet ? Quoi qu’en dise Béraud, l’homme est un animal social. Quelques êtres d’exception peuvent demeurer en repos dans leur chambre, mais, le fait qu’on les trouve exceptionnels n’induit pas qu’ils soient de nature différente. Ils ne sont exceptionnels que parce qu’ils sont de la même essence.
Cela me fait penser à ce que nous disait votre voisin Poulenc en réaction à des déclarations d’écologistes, ses meilleurs ennemis (il a fait toute sa carrière dans la chimie !). Ceux-ci admettaient que telle ou telle mesure qu’ils préconisaient pour lutter contre le réchauffement climatique, n’aurait sans doute pas d’effet réellement sensible sur cette tendance, mais que ce qui était important était d’être exemplaire. La prétention à l’exemplarité chiffonnait Poulenc. On ne constitue un exemple, disait-il, on n’est exemplaire, que si d’autres peuvent comprendre ce qu’on entend promouvoir. Je ne sais pas si Kant aurait approuvé cette opinion. La démarche qu’on adopte « dans le huis clos de notre salle de bains », comme aurait dit Philippe Meyer2 paraît d’autant moins exemplaire qu’elle n’est connue de personne. Poulenc ne philosophait pas. Il ne supportait pas, simplement, qu’on puisse dire aux autres « Suivez mon exemple », sous-entendu : « Moi, je sais ce qu’il faut faire ». Sans doute était-ce la suffisance qui peut se glisser dans la motion d’exemplarité qui le hérissait. Je l’ai calmé en lui proposant quelques synonymes du mot de façon à atténuer l’impression d’arrogance qu’il pouvait avoir. On ne peut cependant nier le rôle des exemples qu’on reçoit et qu’on donne : les bases de l’éducation reposent sur cela. Encore faut-il que celui qui présente l’exemple à suivre ait les compétences suffisantes, car, sans ce pré-requis, que vaut l’exemplarité de ses propos ? On ne se méfie pas toujours de ceux qui nous sont présentés comme exceptionnels ou exemplaires.
Et l’actualité déborde des exemples dont Pierre et Paul ne sont pas avares dès lors qu’il s’agit d’apporter de l’eau au moulin de leur cause ; qu’il s’agisse de la question du financement des retraites, des réponses qu’attendent les problèmes rencontrés par l’accueil des immigrés clandestins, ou des modifications qu’on pourrait apporter aux dispositions concernant la fin de vie… On ne cesse d’invoquer ce qui se fait ailleurs dans le monde à l’appui des thèses qu’on défend. Cela n’éclaire pas vraiment celui qui sait se souvenir que l’histoire d’un pays, l’origine et l’importance de sa population, sa culture, ses religions ancestrales, rendent compte de sa législation et de ses institutions. L’état de notre société n’est pas l’effet du hasard. Et ce qui est excellent à Nauru3 ne va pas forcément correspondre à ce que notre société peut supporter. On peut même se demander, en ce qui concerne, par exemple, la question des retraites, si le recours de tel parti ou syndicat à la comparaison avec ce qu’on observe dans d’autres pays n’est pas l’aveu implicite de la difficulté qu’ils éprouvent pour démontrer les thèses soutenues. Il est un peu paradoxal de vouloir conforter l’exception d’un modèle social en évoquant des exemples par certains aspects contraires. Disons qu’il faut savoir le faire.
Je doute que lorsque vous retournerez au Villard en février cette question ait fini de soulever les passions. Mais venez nous dépayser !
Je vous assure de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Blaise Pascal (1623-1662), Pensées, 139.
  2. Philippe Meyer. Né en 1947. Chroniqueur, essayiste, écrivain, humoriste.
  3. Nauru. La plus petite république du monde, en Océanie ; 21 km2 ; 10 000 hab.