Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2024

Très cher ami,
Il vous a fallu bien peu de temps pour répondre à nos vœux et nous adresser les vôtres. Vous ne serez pas surpris que je lise dans cet empressement un signe supplémentaire de l’amitié que vous nous portez. Tant de gens voient en effet dans cet échange, qui peut paraître formel, sinon une corvée du moins l’expression d’une obligation, dont on se libère lorsqu’on n’a vraiment rien d’autre à faire ! Je suis pourtant heureux que le respect des traditions nous conduise à ces attentions que véhiculent souvent des mots banals mais qui peuvent faire comprendre à ceux à qui ils sont destinés qu’ils ne nous sont pas indifférents.
Nous discutions tout récemment de cela, avec les amis du Villard. De la façon la plus traditionnelle qui soit, nous « tirions les rois », comme on disait autrefois, en nous demandant par quel effet les traditions se perdent. Le colonel Gastinel, d’humeur assez maussade parce qu’il avait trouvé la fève dans son morceau de gâteau des Rois, a avancé que les traditions se perdaient parce que, dans notre société qui n’accepte plus de règle, le simple respect des usages était perçu comme une contrainte. Sans aller réellement à l’encontre de son propos, Maître Béraud a ajouté que les traditions se perdaient lorsqu’on n’en comprenait plus leur raison d’être. « Je n’en resterais pas là, intervint Poulenc qui, venu se promener en raquettes avec des amis, nous gratifiait de sa présence ; ne continue-t-on pas de trinquer et de se serrer la main, alors que la plupart des gens ignorent l’origine de ces gestes1 ? Non, dit-il, je suis plutôt enclin à penser que les traditions suivent simplement les évolutions de la société. Dans un monde à peu près homogène, constitué de communautés de cultures proches, les traditions devaient être d’autant plus faciles à suivre qu’elles découlaient de modes de vie, de croyances religieuses et d’un rapport à l’environnement qui se ressemblaient. L’irruption d’autres cultures dans notre monde fait qu’un certain nombre de nos traditions n’ont plus de rapport avec la façon dont vit le plus grand nombre. » Mimiquet, avec qui nous étions heureux de trinquer en cette occasion, lui a fait remarquer que tout n’était pas à rattacher à l’irruption qu’il évoquait. « Elle n’est certainement pas sans effet, dit-il, mais elle a bon dos et elle n’explique pas tout. Vous n’allez tout de même nous dire que c’est elle qui provoque l’évaporation des chrétiens, catholiques, protestants et assimilés inclus ! Et qu’elle est la cause de la perte de sens de la fête de Noël pour le plus grand nombre ! »
Je leur ai rappelé notre dernier déjeuner de Toussaint au cours duquel vous aviez développé l’idée selon laquelle notre monde, disons notre société sinon européenne du moins française, évoluait, tout autant sous l’influence d’autres formes de civilisation venues d’ailleurs, que de son propre mouvement. Vous parliez d’une rivière qui s’écoule et dont les gouttes d’eau qui la composent voient avec inquiétude l’érosion des berges sous leur propre effet. Elles sont dans l’incapacité de modifier le cours des choses que déterminent sans doute la nature des terrains qu’elle traverse et la pente qu’elle suit. Vous filiez la métaphore en considérant que ce flot qui nous emportait tendait – du moins nous l’espérons – à nous faire gagner l’océan de notre épanouissement, où nous pourrions, sinon « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave »2, du moins connaître la liberté et l’égalité auxquelles nous aspirons.
Gastinel avait à l’époque relevé que cette aspiration à plus de liberté et d’égalité, qui est dans notre nature et dont l’antagonisme est, selon lui, le moteur de notre société, ne trouve à s’exercer que dans un contexte historique et économique particulier dont la pérennité n’est pas certaine. Il nous a fait remarquer que ce qu’on lit dans la presse ces derniers temps incline à penser que cette pérennité est loin d’être assurée. « Mais encore ? » fit Béraud. « Eh ! Ne vous semble-t-il pas que, sous l’effet d’une opinion publique conditionnée, nous sommes de moins en moins égaux et de moins en moins libres ? L’inégalité de traitement entre ceux qui plaisent au courant de pensée dominant, sinon dans le pays du moins dans les médias, et ceux qui n’ont pas l’heur de leur convenir n’est-elle pas flagrante ? Et quelle est notre liberté, alors que les lois mémorielles3, par exemple, nous interdisent d’avoir une autre opinion que celle du législateur à un moment donné de l’Histoire ? Dans un autre domaine, n’entend-on pas les gens du spectacle, disons ceux qui ne sont pas cantonnés aux scènes d’art et d’essai, convenir qu’ils ne pourraient plus jouer tel sketch qui a fait rire le pays entier il y a quelques années ? On presse le législateur d’imposer en tout domaine ce qu’on doit penser de tout ce qui relève de notre conscience ou de nos convictions. Quelle liberté nous avons conquise ! On a reproché autrefois aux religions, puis, plus récemment aux nazis et aux staliniens, d’imposer une pensée unique et d’éliminer ceux dont l’indépendance d’esprit pouvait affecter leur conception de la société… » – « Vous n’allez tout de même pas nous dire que vous le regrettez ! » explosa Poulenc. « Non, bien sûr, reprit Gastinel, je voulais simplement souligner que l’Histoire montre que ceux qui entendent privilégier la société par rapport à l’individu imposent l’adhésion à leurs convictions et que je perçois dans cette réglementation qui nous dit ce qu’il ne faut pas dire un glissement vers quelque chose d’approchant. Que voulez-vous, l’égalité et la liberté ne font pas spontanément bon ménage et le mélange peut devenir détonnant s’il est mal dosé ! » Mimiquet eut le mot de la fin en lançant : « Et dire que nous en sommes arrivés là parce que le colonel a eu la fève ! »
Nous serons cependant heureux de connaître votre point de vue sur le point critique des mélanges…
Nous vous adressons à nouveau nos vœux les plus amicaux, en espérant que vous nous annoncerez bientôt votre venue pour les vacances d’hiver.

P. Deladret

  1. On prétend que ces gestes étaient censés montrer aux personnes qui les échangeaient qu’elles n’avaient pas l’une envers l’autre d’intention homicide ?
  2. Slogan situationniste de mai 1968.
  3. Lois donnant un point de vue officiel sur des évènements politiques.