Lettre du Villard
Le Villard, le 15 janvier 2025
Bien cher ami,
Nous vous remercions pour votre si gentille réponse à notre petit mot du 1er janvier, en regrettant que, cette année, votre séjour au Villard n’ait pu s’étendre jusqu’à l’an nouveau, mais enfin, comme nous disaient les bons pères, le devoir d’état1 prime, que Diable ! Vous avez heureusement pu bénéficier pendant quelques jours d’un enneigement qui, sans être mémorable, aura largement justifié votre déplacement. Nous espérons qu’il s’améliorera d’ici les prochaines vacances qui nous vaudront la joie de vous revoir.
Nous étions invités hier à « tirer les rois » chez Poulenc, qui avait bien fait les choses en prenant dans sa réserve une excellente clairette de Die pour accompagner le gâteau et la galette. Le colonel Gastinel s’étant, par jeu, demandé si on avait continué de « tirer les rois » sous la Révolution, l’ami Béraud lui a doctement répondu qu’il avait suffi d’appeler galette de l’Égalité le gâteau des rois dont le nom heurtait la sensibilité jacobine et de remplacer la fève par un bonnet phrygien. « On n’en resta pas là dans le ridicule, ajouta-t-il, puisqu’il me semble me souvenir que dans une gazette parisienne parue pendant la Révolution2, on n’hésita pas à avancer que “le Jour des rois” était celui où trois rois se mettaient à genoux devant un enfant qui allait devenir “le chef des sans-culottes de Jérusalem” dont les missionnaires allaient prêcher partout la doctrine des petits. » Poulenc a apprécié le raccourci en soulignant qu’avec une analyse comme celle-là, on ne pourrait pas dire que la transmission du message évangélique n’empruntait pas parfois par des voies inattendues. Ce faisant, il avait, pour ajouter à la bonne humeur de notre société, mis en route l’enregistrement qu’il avait fait du Concert du Nouvel An de Vienne. En voyant les images, Mimiquet n’a pu s’empêcher de remarquer qu’il n’avait rien contre cette musique mais que le spectacle donné par cette assistance qui payait cher3, pour pouvoir ensuite en faire état, le privilège de se pâmer en faisant mine d’écouter les « tubes » ressassés de la famille Strauss dans une salle rococo comme un salon de thé d’antan, le mettait mal à l’aise : « Je trouve qu’il y a là une sorte d’orgueil de caste. Et puis, voyez, l’orchestre marche tout seul, comme au cirque, et les gestes du maestro battant la mesure me font un peu penser à ceux de ma pauvre mère lorsqu’elle pliait les draps. » « Ne crois-tu pas que tu exagères un peu ? », fit Gastinel. « Tu pourrais plus utilement t’indigner qu’un maestro italien dirige la Marche de Radetzky, qui célèbre la vieille baderne autrichienne – il avait 81 ans – qui noya dans le sang la révolte des Milanais contre les Autrichiens en 1848. » « Il est vrai, dit Béraud, que des nations autres que l’Italie auraient depuis longtemps demandé, que dis-je, exigé que ce morceau soit retiré du répertoire. Les Italiens, eux, ont une mémoire longue ; ils savent faire la part des choses et mettre les événements en perspective. Ils comprennent donc l’Histoire, à la différence de certains qui sont amnésiques quant à leur propre passé. » Je me suis alors souvenu de ce que vous m’avez dit lorsque vous m’avez rendu Le Monde d’hier4 de Stefan Zweig que je vous avais prêté. Vous aviez été frappé par sa nostalgie et par cette peinture de l’Autriche de la fin du xixe siècle, « insouciante, traditionnelle, conventionnelle… à l’apogée de sa richesse ». Je me demandais si cette évocation d’une Autriche qui avait perdu sa superbe et à laquelle ce concert nous renvoyait ne trouvait pas un écho dans l’évolution actuelle de notre civilisation européenne. Dans ce concert où tout faisait référence à la puissance et à l’insouciance d’une Autriche révolue, il m’a semblé percevoir la petite musique qui me paraît accompagner l’évaporation de notre civilisation, de notre Europe, sinon de notre nation. Alors que j’esquissais cette hypothèse devant nos amis, Gastinel nous a asséné qu’il ne fallait pas s’illusionner et que nous n’étions pas loin des dernières mesures de la marche de Radeztky. « Ce qui ne nous empêche pas, fit-il, de nous pâmer devant nous-même et d’élever au rang des beaux-arts le maniement de la doloire dont on s’est servi pour aplanir les troncs à assembler pour la charpente de Notre Dame de Paris. Et cela au moment même où l’étasunien Elon Musk est capable d’envoyer une fusée dans l’espace puis de la récupérer, ce qui est hors de nos capacités. Entendons-nous, il ne s’agit pas de dénigrer le savoir-faire des doleurs5 mais de souligner que nous serions heureux de pouvoir célébrer aussi l’excellence des savoir-faire de notre temps. Il serait préférable que nous sachions, en même temps, pour reprendre une expression qui a eu son petit succès, manier la doloire et récupérer nos fusées. » « Mais, mon pauvre ami, lui dit Poulenc, ne voyez-vous pas qu’avec l’équipe qui va diriger les USA nous sommes pour ainsi dire, en 1492, quand les Européens ont pris pied dans un Nouveau Monde. Pourquoi ? Eh bien parce que c’est à partir de là que les Européens qui avaient créé des moyens techniques incomparables ont pu s’emparer des terres jusque-là inconnues pour les exploiter et les coloniser. De même, la technologie et la richesse dont disposent les Américains vont leur permettre de se sentir chez eux chez nous. ». Bureau lui a fait remarquer qu’entre l’impérialisme triomphant des uns et l’obscurantisme conquérant des autres, qui ne représentent pas un moindre danger, nous devions pouvoir, en prenant soin de nos racines, nous maintenir au moins aussi bien qu’a su faire l’Autriche.
Comme vous pouvez le constater, le passage à nouvelle année n’a pas assagi nos amis !
J’espère que nous aurons la joie de vous voir à l’occasion des vacances de février. N’hésitez pas à nous prévenir pour que nous préparions votre maison à vous recevoir.
Nous pensons bien à vous.
P. Deladret
- Obligations particulières de chacun par suite de son état, de sa condition et de sa situation
- Dans la Chronique de Paris de 1793.
- Jusqu’à 1 200 € la place.
- Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1943.
- Ouvrier spécialiste du maniement de la doloire.