Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mai 2021

Le Villard, le 15 mai 2021
Cher ami,
Nous étions hier à table avec Mimiquet venu faucher votre pré ; nous l’avions retenu à déjeuner (retenu, c’est façon de parler, car il n’avait pas fallu trop insister pour qu’il accepte notre invitation) lorsque le facteur nous a remis votre lettre. Nous avons eu ainsi confirmation que votre petite famille traverse sans encombre les embuscades que le virus nous tend depuis dix-huit mois. Nous commençons enfin à espérer que, dans quelques semaines, nous retrouverons une existence à peu près normale. Je vous concède que, dans notre bout du monde, notre vie quotidienne n’a pas été trop affectée par ces restrictions apportées à notre liberté ; tout au plus grogné-je lorsqu’il me faut porter ce litham1 prophylactique pour aller acheter le pain.
Il semble résulter des conversations du café du commerce que nous tenons sans désemparer avec Gastinel et Beraud – vous connaissez le niveau de compétence épidémiologique de ce cénacle ! – que l’effet cumulé des vaccinations et de la progression de l’immunité collective devrait vous rendre possible sans trop de risque le franchissement des territoires peut-être encore infestés qui nous séparent.
J’ai bien aimé, dans votre dernière lettre, votre rapprochement entre les difficultés que rencontre un citoyen pour savoir ce qu’il doit penser de tel ou tel sujet de la vie publique soumis au vote démocratique et celles que nous éprouvons pour nous former une opinion sur tel ou tel aspect qui touche au Covid. La prolifération d’avis plus ou moins autorisés, notez-vous, a permis au moins une chose, la renaissance du terme « ultracrépidarianisme »2 dont la paternité reviendrait à l’auteur latin Pline l’Ancien et qui aurait été exhumé en 1819 par un critique littéraire anglais. Il faut pourtant bien admettre que, comme le Bourgeois gentilhomme qui faisait de la prose sans le savoir, nous faisons tous de l’ultracrépidarianisme à notre insu. De quoi s’agit-il ? Eh bien l’ultra (etc.) est le comportement qui consiste dans le fait de donner son avis sur des sujets pour lesquels on n’a pas de compétence. L’exercice de la démocratie, nous avons eu l’occasion d’en parler, nous voue souvent à ce travers ; je me plais cependant à penser que, si nous le voulons, les informations que nous allons rechercher, les analyses que nous prenons parfois la peine de lire et, pourquoi pas, le débat qu’animent les partis politiques, peuvent nous aider à y voir plus clair.
Vous savez que nos amis n’ont pas tous la même opinion de la démocratie. Gastinel serait prêt à porter son regard ailleurs. Les commémorations, en ce mois de mai, du bicentenaire de la mort de celui qui s’est autocouronné sous le nom de Napoléon Ier, lui ont fait redécouvrir certains aspects d’une histoire dont il privilégiait jusqu’alors d’autres aspects. Il révère désormais en lui celui qui sut mettre un terme à l’anarchie dans laquelle glissait le pays à la suite de la Révolution. Et, dans la foulée, et pour les mêmes raisons, il sait trouver des excuses à Thiers qui, il y a cent cinquante ans ce mois-ci, a eu la main un peu lourde pour mettre fin à la Commune. Je n’ai pas osé lui demander s’il s’associait à la lettre ouverte « Pour un retour à l’honneur de nos gouvernants » que des militaires haut gradés ont adressée au Président de la République, pour dire que le pays court à l’abîme et qu’il devient urgent que les politiques reprennent la situation en main. C’est l’ami Beraud qui a abordé la question, en relevant que l’affaire n’aurait sans doute pas fait tout ce foin, si l’on peut dire, si les signataires n’avaient pas été des officiers généraux, déclarant s’exprimer au nom d’une armée qu’une partie du pays estime en délicatesse à l’égard de la démocratie. Depuis des années, souligne Beraud, des enseignants à la retraite publient des livres qui disent la même chose, des intellectuels s’alarment, on euphémise les délits un peu gênants en « incivilités » , des élus parlent de « zones de non droit », sans que cela provoque de réactions sérieuses. Si les problèmes que ces militaires soulèvent n’ont pas l’importance qu’ils leur accordent, s’ils sont injustement alarmistes, il faut le démontrer sans se contenter de le dénoncer, ne serait-ce que pour apaiser le pays. Et sans attendre. Et si les problèmes soulevés ne sont pas sans fondement, on ne peut pas se contenter de pousser la poussière sous le tapis, comme cela paraît avoir été fait depuis des décennies.
Mimiquet, qui était reparti faucher, rentra en coup de vent pour nous dire de venir voir une harde de bouquetins descendus des hauteurs et qui humaient les pierres à sel que Derbez avaient déposées en limite de votre pré avant de les monter aux estives. C’est dire le froid qui règne encore là haut ! En entendant les derniers mots de la conversation, il nous demanda si pousser la poussière n’était pas la seule solution, lorsqu’on n’avait à sa disposition ni balai, ni aspirateur. Après tout, continua-t-il, les politiques qui se succèdent se retrouvent peut-être dans le constat qu’il faut « faire avec » pour conserver une certaine cohésion au pays ; alors, on croise les doigts en essayant de se convaincre que le pire n’est pas toujours certain. Le problème, conclut-il en sortant, c’est lorsque le tapis n’est plus assez épais pour dissimuler le tas de poussière.
Les questions que vous abordez dans votre lettre, à propos de l’élection présidentielle de l’an prochain, et que j’ai aussitôt partagées avec nos amis, aident peut-être à donner un autre éclairage au sujet. Le président actuel et probable candidat, écrivez-vous, a été élu avec la volonté de dépasser les cadres habituels, notamment le clivage traditionnel droite/gauche et en s’aidant du discrédit qui affecte ce qu’on appelle les « partis de gouvernement ». Vous vous demandez si cette martingale peut durablement produire l’effet attendu. Je n’ai pas encore d’opinion bien arrêtée sur le sujet. À mes yeux, cependant, ces partis avaient un avantage, qui réapparaîtra sans doute, celui de capter, représenter et canaliser la multitude d’exigences qui s’expriment aujourd’hui dans un brouhaha assourdissant. Je doute que les aspirations des groupes sociaux qui à tel moment se sont retrouvés dans tel parti de droite ou de gauche changent vraiment. Les riches, dites-vous, ont besoin d’une droite pour perdre le moins possible de leurs acquis et la gauche a vocation à accueillir ceux qui ont un égal besoin de voir réduites les inégalités Penser que cette opposition puisse disparaître vous paraît relever sinon du calcul du moins de l’incantation.
L’effacement des partis « classiques », poursuivez-vous, qui n’ont su ou pu répondre aux attentes de leur électorat a-t-il ou non favorisé l’émergence de courants qui entendent faire aboutir des exigences sectorielles ? Sans doute, mais on ne peut toujours imputer à ces courants les faits qu’on pousse sous le tapis et qui sont vraisemblablement à mettre au compte de ceux qui ne veulent pas de la société existante.
Le reproche que vous adressez aux grands partis de trahir la démocratie en ayant donné à ses ennemis les moyens de la détruire a ravi Gastinel. Il n’a cependant pas poursuivi sur le sujet et s’est contenté d’avancer que ce que ce que nous vivons était la preuve manifeste de l’existence de la Divine Providence puisque, malgré tout ce qui se passe, le pays continue cahin-caha de fonctionner. Je n’ai su s’il plaisantait. Beraud a donné une interprétation plus sibylline en citant Galilée « E pur, si muove ! »3
Venez vite nous retrouver. Nous avons besoin de la distance que vous prenez pour observer notre monde. L’ombre légère des bouleaux tamise les premières ardeurs du soleil et les feuillages des différents arbres ont chacun un ton de vert particulier. ; tout cela donne à la vallée un relief que le plein été estompera. Gastinel trouve à l’ensemble une tonalité Vert Empire, bien sûr ! alors que Beraud penche plutôt pour le vert de Schweinfurt4, connu de lui seul… Lorsque vous serez au Villard, il sera trop tard pour que vous puissiez départager nos amis sur ce point. Mais vous aurez assez d’occasions d’arbitrer leurs chamailleries.
Dites-nous quand vous comptez arriver pour que je demande à Mlle Reynaud de venir préparer votre maison.
Et soyez assuré de nos sentiments les meilleurs !

P. Deladret

  1. Litham : voile couvrant la partie inférieure du visage chez les Touaregs.
  2. Pline rapporte (Histoire naturelle 5-36) que le peintre Apelle aurait lancé à un cordonnier qui, après lui avoir fait remarquer que la chaussure d’un sujet d’un de ses tableaux était mal dessinée – ce que le peintre avait admis – se permettait de critiquer d’autres aspects : « Cordonnier, ne juge pas au-delà de la chaussure (crepida en latin) ».
  3. Et pourtant elle (la Terre) tourne : aurait été marmonné par Galilée après qu’il ait du rétracter sa théorie concernant l’évolution de la Terre autour du Soleil.
  4. Vert de Schweinfurt, ou Vert de Paris : pigment à base d’acéto-arsénite de cuivre, qui serait en partie responsable des troubles neurologiques de Van Gogh et de la cécité de Monet…