Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mai 2022

Cher ami,

J’ai été tiré hier de la sieste par le tambourinement sur notre porte de Mademoiselle Raynaud venue sur sa nouvelle pétaradante moto de trial faire dans votre maison le ménage que vous avez la bonté, sinon l’inconscience, de lui confier. Comme elle me demandait une clé à molette pour réparer une fuite d’eau qu’elle constatait sous votre évier, j’ai cru prudent, en déférant à sa requête, de l’accompagner pour voir de quoi il retournait. Lorsqu’elle s’est enquise de savoir s’il fallait, pour serrer un écrou, tourner vers la gauche ou vers la droite, je me suis cru autorisé, sans ouvertement mettre en cause ses compétences, à lui conseiller d’avoir recours à un professionnel confirmé. Je crois que cela l’a finalement soulagée et je me suis chargé de trouver le Mozart des tuyauteries que requiert, il faut bien le dire, la vétusté de votre installation. Je pense à Bellon ou à Derbez, mais je ne ferai rien sans votre accord.
Ces modestes préoccupations domestiques ont le mérite de détourner temporairement notre attention de certains sujets qui commencent à occuper une part importante sur la toile de fond de nos existences. Vous m’écrivez que les développements de cette guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, qui, au début, inspirait de la compassion pour l’agressé, mais qui ne paraissait pas devoir nous impliquer, semblent maintenant prendre une tout autre signification. Vous faites référence au Grand Jeu, dans lequel s’inscrit l’histoire de Kim1 dont vos années de scoutisme vous ont laissé la nostalgie. Le Grand Jeu est, chez Kipling, celui dans lequel, au xixe siècle, se sont opposés Anglais et Russes au nord de l’Inde par le biais d’États-tampons. Vous vous demandez en effet combien d’États-tampons européens sont susceptibles d’être pris dans le Grand Jeu actuel entre les Russes et les Américains qui ne se font plus prier pour porter du petit bois, voire pour entretenir le feu. On peut même se demander, dites-vous, si le moins irresponsable n’est pas celui que l’on croit.
J’ai rapporté à nos amis, venus cet après-midi prendre le café, votre comparaison entre le contexte des combats en Ukraine et le Grand Jeu anglo-russe de Kim. Beraud partage une partie de votre analyse et pense qu’un des ressorts de ce conflit n’est peut-être pas très éloigné de la situation qui a conduit au siège de La Rochelle en 1628 et au blocage du port par une digue sur laquelle se promène dans mon souvenir dans sa cape rouge un Richelieu en armure2. « La méthode est-elle si différente ? » hasarda-t-il ; « les Anglais, qui voulaient affaiblir la France de Louis XIII, se sont fait alors un malin plaisir de soutenir les protestants. Ceux-ci, il faut bien le dire, ne s’étaient pas contentés de conserver leurs distances (et leurs places de sûreté) par rapport au pouvoir royal : ils avaient proclamé en 1621 l’indépendance de la “Nouvelle République de La Rochelle” sur le modèle de celle de Genève. Buckingham, cher à Alexandre Dumas3, a, en aidant les parpaillots4 entretenu une guerre civile, sous couvert de défendre la liberté de pensée, de culte et j’en passe. »
«Halte là ! », lui dit Gastinel, « en assimilant le conflit actuel à une sorte de guerre civile qui se prolongerait parce que les Ukrainiens seraient manipulés par le bloc occidental, vous minimisez la gravité de l’agression russe contre un état indépendant. Et vous sous-entendez, de fait, que les deux nations n’en seraient qu’une. Vous vous mettez en porte à faux, tant par rapport à la doxa médiatique — que vous avez le droit d’ignorer – que par rapport à l’avis d’historiens – qu’il serait prudent de lire ». Beraud lui a fait remarquer que ces ratiocinages5 ne devaient pas occulter le fait que les Russes avaient pris l’initiative de la guerre et violaient le droit international ; il a par ailleurs relevé qu’à quelques exceptions près, les images qu’on reçoit de cette guerre n’ont pas grand-chose de commun avec celles qu’on connaît des « vraies guerres », telles celles qui constituaient les « actualités cinématographiques » de la guerre de 39/45 ou qui ont été publiées lors des conflits majeurs qui ont suivi. « De fait », reprit Gastinel, « à quelques drones près, la technologie qu’on nous montre nous donne l’impression qu’on repasse les films tournés pendant la “drôle de guerre” de 39-45 ». Béraud est convaincu que, dans la mesure où, dès l’origine de cette guerre, l’Europe a décidé des responsabilités respectives et mollement pris parti, nous avons accepté d’avoir des points de vue partisans, ce qui permet aux médias de conduire notre attention comme notre jugement. « Et », se désole-t-il, « si cette ingérence dans notre jugement se limitait à ce qui se passe ici ou là dans le monde ! Mais voyez la façon dont l’opinion publique est travaillée par les médias à la proximité des élections législatives. »
Cela m’a rappelé votre dernière lettre sur l’influence que la presse et la télévision auront peut-être sur le scrutin en se faisant les échos complaisants de certains ténors de la politique. Vous êtes étonné que les médias ne bruissent que des initiatives, suggestions, propositions et exigences d’un conglomérat constitué de courants de pensée qui se sont gaussés les uns des autres pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Vous vous demandez si les idées qui fusent de cette cocotte-minute correspondent à la conception de l’avenir du pays qu’a en tête la majorité de nos compatriotes. Il est vrai qu’en n’écartant a priori pratiquement aucune revendication, on ratisse large. La force de ceux qui ont créé cette dynamique est d’être parvenus à persuader des gens qui n’ont entre eux que quelques points communs que même s’ils n’étaient pas tout à fait d’accord pour savoir ce qu’ils feraient ensuite ensemble, l’éviction de l’adversaire était un préalable et donc un objectif commun. La question de savoir si la mayonnaise prendra chez les électeurs vous interpelle. Vous vous demandez si le total des mécontentements se retrouvera dans la somme résultant des différents termes de l’addition lorsque chacun aura été affecté par l’électeur d’un coefficient de pondération. On nie donc pour le moment l’importance des pondérations. Mais vous admirez le « coup médiatique ». Et vous vous demandez pourquoi leurs adversaires ne leur ont pas emboîté le pas. Nous verrons bien.
J’ai cru comprendre que vous viendriez au Villard en juillet ; il n’est pas trop tôt pour se demander dès maintenant si nous trouverons un plombier qui accepte de réparer la fuite avant vos vacances.
Soyez assurés des sentiments les plus cordiaux que ma femme et moi éprouvons pour votre famille.

P. Deladret

  1. Kim, Roman de Rudyard Kipling, qui se déroule en Inde, paru en 1901.
  2. Le Cardinal de Richelieu au siège de La Rochelle, d’Henry-Paul Motte, 1881.
  3. Les Trois Mousquetaires, bien sûr !
  4. Parpaillot : terme de raillerie pour désigner les protestants.
  5. Ratiocinage : raisonnement spécieux.