Lettre du Villard

Le Villard, le 21 mai 2023

Bien cher ami,

Comme je partage la conclusion de votre lettre ! « Nous aimerions tant y voir plus clair ! ». Ayant décrit le monde dans lequel vous évoluez, et qui n’est pas bien différent du nôtre, vous constatez que, dans bien des domaines, vous ne parvenez pas à imaginer les développements vraisemblables des situations que nous connaissons. Nous sommes effectivement dans un monde d’incertitudes, mais ce constat est-il tellement nouveau et n’avons-nous pas aussi la mémoire courte ? Pouvons-nous être certains que, depuis que le monde est monde, il y ait eu une société humaine qui ne s’inquiète pas trop de son avenir ? On a, certes, en tête l’image de climats dans lesquels ont paru baigner des peuples après la fin de crises ou de conflits qu’ils avaient surmontés. Ils voyaient, semble-t-il, s’ouvrir un avenir radieux devant eux. Cela voudrait-il dire qu’il faut avoir été à la peine pour se réjouir de l’état dans lequel on se trouve ensuite ? Et que l’avenir inspire d’autant plus d’appréhension que le présent est supportable ? On aspire à gagner mais on craint de perdre.
J’ai posé la question aux amis Beraud et Poulenc avec qui nous avons fait hier une première promenade jusqu’à Pierre Bénite où nous étions montés tous deux avant que les premières neiges arrivent. Beraud a fait remarquer qu’en ce domaine la mémoire joue des tours. « Nous avons dans l’idée (mais sans doute a-t-on tout fait pour cela) qu’après la Guerre de 14, le pays communiait dans le souvenir de ses morts et dans la conviction d’un possible avenir heureux. L’image est belle, mais l’histoire montre qu’elle est fausse, comme l’a rappelé, en tant que de besoin, « Les marchands de gloire » de Pagnol1. De même, les jeunes générations peuvent penser qu’au lendemain de 1945, le pays baignait dans un climat d’optimisme, en oubliant que, trois ans après l’armistice, les tickets de rationnement étaient toujours utilisés, le rideau de fer était tombé, et la France vivait des conflits sociaux d’une grande dureté ». Poulenc a poursuivi en soulignant qu’à l’inverse certains épisodes qui n’ont pas laissé de souvenirs exaltants , tels que la France des années 1960, ont été des périodes de paix et de progrès social : « Souvenez-nous, dit-il, du célèbre “La France s’ennuie”2. D’aucuns les appellent maintenant “les années de plomb !” Qu’est ce qu’il ne faut pas entendre ! ». Pour abonder dans leur sens, j’ai simplement dit que cette amnésie sélective affecte bien des sociétés, des communautés, voire des couples… Et nos amis – se sont-ils sentis concernés ? – n’ont pas démenti.
Le sujet n’a pas retenu l’attention du colonel Gastinel, avec qui nous prenions l’apéritif ce midi . Était-ce l’effet de son verre de Dubonnet ? Comme vous le savez, il boursicote un peu et il était obnubilé, devinez par quoi ? Par l’évolution de l’indice CAC 40. Entre nous soit-il, il vit mal de voir que les plus riches s’enrichissent et que les autres… eh bien, ma foi, font du surplace. « Rendez-vous compte, fulminait-il, 7 500 points ! On nous bassine avec cet indice. Mais il n’est pas révélateur de la santé économique du pays ! Je me suis renseigné : on n’y fait figurer que les 40 entreprises qui marchent bien ! Et, ce qui est encore plus fort, c’est que les titres de seulement trois entreprises – de luxe, bien évidemment – représentent 18 % de l’indice ! Quelle est la contribution à l’emploi de leurs activités ? Au financement des retraites ? Et tout ça dans un contexte économique où les perspectives sont tout sauf claires. On ne me lèvera pas de l’idée que les gens entretiennent la hausse pour vendre 100 ce qu’ils ont acheté 80 en se rendant compte que cela ne valait peut-être même pas 60. Comme disait mon grand-père “Tant qu’il y a des ballots” – en fait, il utilisait un autre mot que “l’honnêteté et la décence m’interdisent de préciser davantage” comme dit le Sâr Radindranath-Duval3 – il y a de la ressource ». Me connaissant sans compétence en la matière, je l’ai laissé à ses convictions indignées en lui faisant valoir que nous n’avions malheureusement pas toujours toutes les connaissances nécessaires pour émettre des avis autorisés sur bien des sujets soumis à notre curiosité et qu’il fallait savoir s’en remettre à ceux qui savent. « Le problème, me rétorqua-t-il, est double. En effet, ceux qui savent n’en savent peut-être pas assez et, ce qui est plus gênant, c’est que, même s’ils savent, la décision qu’ils prennent doit parfois moins à la logique qu’aux préjugés idéologiques ou à l’état des finances ». J’ai cru effectivement retrouver là les conclusions de la commission parlementaire sur la souveraineté énergétique de la France4 qui a relevé les erreurs, les décisions hâtives, court-termistes, commises par les gouvernements successifs depuis trente ans. « Et vous croyez, fit-il, qu’on a été plus avisé le jour où on a instauré le numerus clausus en médecine en 1971 en imaginant qu’en diminuant le nombre de prescripteurs, on allégerait les dépenses de la Sécurité Sociale ? Et maintenant, on rame… ».
Mimiquet, venu me rendre un sécateur, avait entendu nos derniers propos. « Mais pourquoi diable voulez-vous qu’il en soit autrement ? Pourquoi voulez-vous que les sociétés humaines aillent de façon cohérente ? L’avenir n’est pas écrit. Alors, on fait avec. Pour ce qui ne dépend pas de nous, on espère en la Providence, et, pour ce sur quoi nous pouvons avoir un peu d’effet, on fait au mieux ».
J’ai considéré qu’ainsi présentés sinon analysés, vos tracas ne sont finalement pas insurmontables. Dites-moi si vous partagez l’approche de Mimiquet.
Nous espérons que votre prochaine lettre confirmera vos espérances pour les études de vos enfants et nous vous renouvelons l’expression de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Les marchands de Gloire, de Marcel Pagnol, 1925.
  2. Titre d’une chronique de Pierre Vianson-Ponté, dans Le Monde du 15 mars 1968 . À noter que P.V-P avait repris une expression de Lamartine, datée de 1839…
  3. « Le Sâr Rabindranath-Duval », sketch de Francis Blanche et Pierre Dac, 1957. Texte consultable sur Wikipedia.
  4. Rapport du 6 avril 2023.