Lettre du Villard
Le Villard, le 15 mai 2024
Nous avançons doucement vers l’été que devraient animer les compétitions des Jeux Olympiques ; un avant-goût nous a été donné par le passage de la fameuse flamme dans notre vallée. Par où ne sera-t-elle pas passée, d’ailleurs, le jour où elle parviendra à Paris ? Nous avions pu trouver une place devant le marché couvert. Le colonel Gastinel a observé que nous avions été assez chanceux de la voir portée par une authentique sportive et non, comme cela a été vu ailleurs, par des saltimbanques censés attirer du public. Beraud, qui avait fait le déplacement avec nous, lui a fait remarquer qu’il n’était pas mauvais que de tels évènements amènent des gens qui souvent s’ignorent à exprimer les sentiments communs qu’ils éprouvent et qu’il ne fallait pas faire la fine bouche quant aux moyens employés.
« Si vous voulez, rétorqua le colonel, mais à ce compte-là, puisqu’on a fait porter la flamme olympique à des personnes qui ne sont pas connues pour leurs performances sportives, pourquoi ne pas avoir confié le rôle de maître de cérémonie de l’ouverture du festival de Cannes à un catcheur professionnel plutôt qu’à Camille Cottin1 ? »
Mimiquet nous a rejoints à la terrasse du Choucas où nous nous étions laissés aller à prendre l’apéritif ; inutile de vous dire que la flamme était déjà partie en voiture vers une ville plus importante. Beraud a rappelé en levant son verre la formule qu’on prête à Pierre de Coubertin, mais qu’il aurait empruntée à un évêque épiscopal américain : « L’important, n’est pas de gagner, c’est d’y prendre part. » « Si seule une personne peut porter la couronne de lauriers, a-t-il commenté, tout le monde peut partager la joie de la compétition. N’est-ce pas merveilleux ! » « Voire, enchaina Gastinel, mais cela a-t-il quelque rapport avec la réalité, lorsqu’on sait que pour participer, il faut avoir été sélectionné, c’est-à-dire avoir déjà évincé un grand nombre de candidats, autrement dit il faut avoir gagné pour participer ! On nous tympanise avec cette formule car elle est dans l’air du temps, du moins dans l’air que fredonnent les médias. L’exclusion est à exclure et tout le monde a ses chances ; c’est bien gentil, mais ce n’est pas ce qu’on voit dans la vraie vie, comme on dit aujourd’hui, où la sélection et l’exclusion scandent toutes les étapes d’une vie professionnelle. » « En va-t-il différemment en d’autres domaines ? » a hasardé Béraud. « Ne dit-on pas d’un artiste, qu’il soit musicien, peintre, comédien, qu’à un certain moment de sa carrière, il s’est imposé, c’est-à-dire qu’il a pris le pas sur d’autres ? »
Vous disiez dans votre dernière lettre que vous étiez frappé par les conversations de vos amis qui, quel que soit le milieu professionnel, considèrent que le rapport des jeunes générations au travail et à la réussite professionnelle est bien différent de celui qui avait été celui de votre génération ; ne parlons pas de la nôtre ! Vous notiez dans leurs propos une incompréhension devant ce qu’ils ressentaient comme un désintérêt. Vous admettez que l’idée de ne pas consacrer au travail une part important de son existence est tout à fait recevable. Je crois comprendre que vous n’êtes pas loin de penser que faire croire que l’on s’épanouit dans la vie professionnelle, c’est-à-dire dans un domaine d’obligations, pouvait être considérée comme le miroir aux alouettes que ceux qui ont été favorisés – et qui n’ont pas besoin de travailler – tendent à ceux dont la condition est moins favorable. Ne dites-vous pas, en plaisantant, que l’Éternel, qui par définition sait tout, a condamné l’homme au travail pour le punir ? Je racontai cela pendant que nous attendions que le serveur nous rendît la monnaie. Beraud a souligné qu’on avait autrefois une opinion tellement défavorable du travail que le fait pour un aristocrate d’exercer une activité professionnelle était déchoir. « Et moi-même, ajouta-t-il, lorsque je me suis arrêté de travailler, j’ai rêvé de vivre comme les nobliaux de province d’autrefois ; ils n’avaient pas l’occasion de s’ennuyer ; ils lisaient, chassaient, rédigeaient parfois des chroniques savantes, rencontraient des amis, faisaient de la musique, s’adonnaient au dessin ou à la peinture. Parfois même ils cherchaient une distraction dans la recherche du perfectionnement de techniques ; voyez l’exemple de Louis XVI qui était passionné de serrurerie… » Mimiquet l’interrompit pour glisser que notre monde irait sans doute mieux si certains chefs d’État se contentaient de s’amuser à la serrurerie plutôt que de s’entêter à faire ce qu’on n’attend pas d’eux.
« On est bien d’accord, avança Gastinel, sur l’idée que le travail ne devrait pas être une fin en soi et que, pour parler (un peu) comme Pascal, le philosophe du xviie siècle, je dis cela pour Mimiquet, l’homme est perverti lorsqu’il privilégie la chasse par rapport à la prise, c’est-à-dire les moyens par rapport à la fin. On peut et on doit pouvoir se réaliser autrement. Il n’empêche que la majorité des gens honnêtes n’ont pas encore trouvé le moyen de gagner leur vie sans travailler et que les aspirations des zélateurs de la décroissance ne leur permettraient pas de vivre comme de purs esprits. » Mimiquet, qui a trimé toute sa vie, nous a jeté : « Si ceux dont parle votre ami ne pouvaient compter sur la protection que leur assure la société ils feraient un peu moins la fine bouche. Ils accepteraient d’aller travailler ailleurs que là où ils ont envie et admettraient des conditions de travail et des niveaux de salaire qui ne leur permettraient sans doute pas de vivre comme ils le souhaiteraient. Entendons-nous, c’est bien pour eux, mais cela risque de n’avoir qu’un temps… » Beraud a rebondi en se demandant si, dans un monde de concurrence, il était possible dans notre petit hexagone de vivre comme si la compétition internationale n’existait pas, comme si nous étions seuls au monde. « Il suffit de voir notre dégringolade au classement Pisa2. La médiocrité dans laquelle nous risquons de nous enfoncer, si on refuse de voir la situation en face, finira par nous rendre de moins en moins compétitifs dans un nombre croissant de domaines. Fera-t-on encore la fine bouche ?
Voilà qui vous permettra peut-être de prolonger les conversations que vous avez avec vos amis sur le sujet. Nous pourrons à notre tour les poursuivre lorsque la Flamme olympique arrivera à Paris. Nous espérons bien en effet que vous serez à ce moment-là au Villard.
Soyez assuré de nos sentiments les plus cordiaux.
P. Deladret
- Camille Cottin, actrice de cinéma, née en 1978, maîtresse de cérémonie pour l’ouverture du Festival de Cannes 2024.
- Le classement Pisa (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) mesure l’efficacité des systèmes éducatifs dans 85 pays.