Lettre du Villard

Le Villard, le 10 février 2023

Cher ami,
Nous venons de prendre connaissance avec plaisir des nouvelles que vous nous donnez de votre famille ; nous sommes heureux de savoir que la scolarité de vos enfants suit le cours qu’ils souhaitent et, ce qui ne doit pas vous être indifférent, celui que vous espériez pour eux. Nous partageons donc vos inquiétudes quant à leur maîtrise de Parcoursup1. Nous avons tellement entendu dire que nombre de propositions d’admission que recevaient les lycéens ne correspondaient pas réellement aux demandes initiales ! Nous avons évoqué la question il y a peu de temps avec Me Béraud car un de ses petits-enfants s’est également engagé dans ce parcours. Il est inquiet car il se demande si tout ce système n’a pas été simplement imaginé pour trouver un point de chute aux centaines de milliers de bacheliers produits chaque année, en attendant qu’une partie s’évapore. « Est-ce qu’on n’essaie pas simplement de “caser” les 300 000 étudiants qu’on admet en première année de l’enseignement supérieur et qui s’ajoutent aux 700 000 qui marinent déjà en licence, avant d’aller retrouver les 600 000 qui barbotent dans le “cursus master”2 ? Et après ? Est-ce que les études qu’ils auront faites leur permettront de trouver des emplois ? Car, pour “éponger” la marée d’étudiants, l’Université n’a pas été en peine et a imaginé des licences ou des masters satisfaisant aux préoccupations les plus diverses. Et pourtant ! Tout le monde ne peut, pour gagner sa vie, devenir chercheur en lichénologie s’insurge-t-il. Pourquoi cela ? »
Le colonel Gastinel, dont la fonte des neiges rend les parcours en raquettes de plus en plus capricieux, s’était arrêté ce jour-là chez nous, retenu par le fumet de la carbonnade de porc à la flamande qu’avait préparée ma femme. « Pourquoi ? lui répondit-il, parce que, disons par euphémisme – pour faire plaisir aux gens – on a laissé croire que tout un chacun pouvait accéder au grade de bachelier qui ouvrirait les portes de la réussite sociale. Et pour que cette promesse ne soit pas sans effet, pour qu’on parvienne à attribuer cette peau d’âne à plus de 80 % d’une tranche d’âge, on a simplement cassé le thermomètre en montrant de moins en moins d’exigence pour l’évaluation des compétences. Pour assurer le succès de l’entreprise, on commence dès l’enseignement primaire afin que la scolarité soit un long fleuve tranquille. Et comme ce n’était sans doute pas suffisant, on s’est dit qu’on pourrait peut-être faciliter les candidats en ajoutant des points grappillés dans des disciplines comme la pétanque, la lutte gréco-romaine ou la maîtrise du Platt4 ! »
À Mimiquet qui, devant après le repas nous réparer un bout de clôture, déjeunait également avec nous, d’une moue, exprimait son scepticisme, Gastinel déclara qu’il ne serait pas surpris, d’apprendre, qu’« on » laisse ainsi filer le niveau de façon délibérée, de façon à gommer les avantages culturels dont bénéficient les enfants issus des catégories les plus favorisées. Je l’ai taquiné en le traitant de complotiste, mais il l’a mal pris, nous accusant de jouer les autruches. Béraud, qui n’a pas apprécié d’être inclus dans ce drôle de cheptel, lui a répliqué que pour ce qui était de jouer les autruches il avait été à bonne école dans le milieu militaire dont il était issu. À l’adresse de son interlocuteur qui l’interrogeait du regard, il poursuivit en déclarant sa stupéfaction de découvrir, à propos de la guerre en Ukraine, l’état de l’armée française qui serait incapable de supporter plus d’une quinzaine de jours des combats de haute intensité, comme on dit aujourd’hui pour désigner des opérations de guerre. « Ah ! Ce goût pour les euphémismes, pour cacher le fait que nous n’avons pas de réserves, ni en matériel, ni en munitions. Vos militaires se sont comportés comme des autruches, en niant que le danger puisse subsister ! ». Inutile de vous dire que Gastinel l’a mal pris. Il s’est lancé dans une de ses diatribes dont il est coutumier à l’encontre des politiques qui depuis des décennies et pour acheter la paix sociale, ont affecté des fonds qui auraient dû être consacrés aux fonctions régaliennes de l’État5 au financement de ce qui se rapproche, d’après lui, du « Panem et circenses » de la Rome antique où les jeux du cirque et le service de l’Annone6 évitaient les débordements. Mimiquet lui a simplement fait remarquer en se resservant de carbonnade qu’il ne comprenait pas que des gens d’état-major, s’ils étaient vraiment conscients du fait que l’institution dont ils avaient la charge ne pourrait pas remplir sa mission, n’aient pas démissionné. « La solde, sans doute, grinça-t-il. Heureusement, il nous reste des pompiers pour défiler le 14 juillet ».
« En entendant parler de cirque, intervint Béraud, je ne peux m’empêcher de penser au spectacle que nous donnent, lors des débats sur la réforme des retraites, certains de ceux qui sont censés représenter les électeurs à l’Assemblée. Quelle pantalonnade ! » Ma femme, qui a été traumatisée par sa lecture de déclarations de Chantal Mouffe7, est sortie de sa réserve de « puissance invitante » pour faire remarquer que ces comportements ne lui paraissaient pas à prendre à la légère : « Ils expriment la volonté de montrer que la représentation nationale n’est qu’une imposture, une pitrerie et les acteurs de ce psychodrame n’ont d’autre but que de faire voler en éclat le système après l’avoir bloqué. D’ailleurs, a-t-elle ajouté, ne voit-on pas qu’ici et là on se plaît à insister sur la différence entre pays légal et pays réel, voire entre légalité et légitimité ? » Béraud fit observer qu’effectivement, autant il était possible de définir les modalités d’expression de la légalité, autant la légitimité – qui inclut des paramètres non quantifiables – ne pouvait être mesurée et que les discussions sur la distinction entre légalité et légitimité n’avaient d’autre objet que d’évacuer la démocratie représentative. « Enfin…, dit Mimiquet, si tout ce bazar permet d’éviter la réforme des retraites… On ne doit pas toucher aux acquis sociaux ! » Béraud reprit : « Ah ! Les acquis sociaux ! Vaste débat ! Des aspirations sont devenues des droits. Mais peut-on les considérer gravés dans le marbre sans tenir compte du contexte dans lequel ils ont été réclamés et obtenus ? Il n’est malheureusement pas possible de savoir si le législateur aurait créé ces droits s’il avait pu prévoir que l’évolution des perspectives démographiques et économiques rendrait leur exercice périlleux ». « J’espère que vous ne pensez pas ce que vous dites, grinça Gastinel ; vous savez bien qu’il n’y a pas que les militaires qui se débrouillent pour ne pas voir l’avenir… »
Tout cela nous a éloignés de Parcoursup, n’est-ce pas ? Peut-être pas tellement, finalement. Nous en reparlerons quand vous viendrez. Dites-nous si nous aurons la joie de vous voir pour les vacances de Pâques.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Plate forme informatique nationale de préinscription en première année de l’enseignement supérieur.
  2. Sources : Ministère de l’Enseignement supérieur ; sous-direction des études statistiques.
  3. Étude des lichens.
  4. Platt : francique lorrain, appelé Platt, langue régionale de Lorraine.
  5. Diplomatie, Défense, Police Justice, Finances.
  6. Service de l’Annone : à Rome, chargé de la distribution devenue progressivement gratuite du blé.
  7. Chantal Mouffe, née en 1943, philosophe pour qui la démocratie est indissociable d’une dimension conflictuelle qui ne peut être éliminée par aucun processus de négociation.