LETTRE DU VILLARD

Le Villard, le 15 novembre 2020

Bien cher ami,

Votre départ du Villard n’a précédé que de quelques heures l’annonce des nouvelles mesures de confinement qui réduisent presque à néant nos possibilités de nous déplacer et de rencontrer d’autres personnes que celles de notre maisonnée. Nous ne sommes cependant pas ici parmi les plus à plaindre car, dans notre bout du monde, la fréquence des rondes des « chaussettes à clous »1 chères à Boris Vian, chargées de vérifier le respect de ces mesures, n’est pas à redouter. Vous êtes malheureusement dans une situation bien différente et nous espérons que vous pourrez, vous comme votre famille, vous conserver saufs des contacts que votre vie vous impose.
J’ose à peine vous dépeindre, pour ne pas ajouter aux désagréments de votre existence de citadins confinés, la beauté déclinante de notre vallée depuis le jour de Toussaint où nous sommes retrouvés pour la dernière messe avant longtemps sans doute, sous la protection de gendarmes en armes. Lors de votre départ, les hêtres avaient déjà perdu leur flamboyance, mais les cerisiers et les bouleaux, qui se détachaient sur la pelisse rousse des mélèzes que porte l’adret, prolongeaient leur harmonie colorée. Jour après jour, leurs feuilles délaissaient leurs branches et formaient une jonchée ocrée à leurs pieds. Mimiquet est malheureusement venu aujourd’hui nettoyer votre jardin selon ses idées ; son coup de râteau a brutalement arraché les dernières couleurs encore claires du paysage qui, sur-le-champ, a pris son aspect sévère qui précède les premières chutes de neige.
Ce matin, en ouvrant les volets, j’ai découvert que le pommier devant la fenêtre de notre chambre avait, dans la nuit, perdu toutes ses feuilles. La soudaineté de la modification du paysage qui en résultait m’a frappé : je distinguais des vallons dont j’avais perdu le souvenir depuis des mois, je voyais des détails auxquels je ne prêtais plus jusqu’alors attention… Il suffit parfois de peu de chose pour changer nos perspectives et nous dessiller les yeux ! Dans les moments particuliers que nous vivons les évènements susceptibles de nous les ouvrir ne manquent pas, à condition que nous ne nous contentions pas de pousser machinalement les volets, de lever un peu les yeux au-delà des plates-bandes qui sont sous notre fenêtre et de ne pas laisser notre regard errer sans but dans le décor auquel nous sommes tellement habitués que nous ne nous y intéressons plus.
Bravant les interdits, notre ami Gastinel est venu nous rendre visite à l’heure du café. Il faut espérer que la neige tombera assez vite pour lui apporter l’innocent divertissement, coupable aux yeux de la loi actuelle, des promenades en raquette car son humeur, sombre depuis des mois, pourrait le mener par petites étapes sur le chemin de la dépression. Les assassinats islamistes des derniers jours l’ont démoralisé et il ressent comme l’effondrement de notre société la présence de militaires devant les églises pour dissuader d’éventuels fanatiques d’agresser les fidèles ; ce qui le mine, c’est qu’il faille, au moins en apparence, protéger les fidèles d’une religion qui a contribué à former notre société. Me Beraud, fidèle de notre cénacle (clandestin ! ), d’autant plus assidu que sa femme a confisqué leur ordinateur pour jouer au bridge à longueur de journée, et dont l’équanimité2 est de plus en plus remarquable, lui a représenté qu’il ne pouvait pas ne pas voir que les fanatiques n’étaient pas représentatifs de tous ceux qui se réclamaient de l’islam et qu’il ne fallait pas dramatiser la situation.
« Comme tout le monde, fit Gastinel, vous vous aérez les bronchioles en prenant à votre compte des affirmations sur des sujets dont vous ne savez que ce que vous avez lu ou entendu de la bouche de journalistes ; ceci dit, pour être honnête, je vous dirai que je suis comme vous. Les idées, que nous véhiculons parce qu’elles correspondent à ce qui agrée à notre personnalité, nous conditionnent au point que nous ne nous rendons pas compte que nous déformons notre perception de la réalité pour qu’elle entre dans nos schémas de pensée. Quoi qu’il en soit, jusqu’à preuve du contraire, on ne voit pas que des catholiques ou des juifs fanatiques cherchent actuellement à tuer des croyants d’autres religions »- « Oh ! Ne faisons pas les malins, glissa Beraud ; il y a eu des fanatiques chez les catholiques comme dans toute religion car, comme aurait pu dire Joseph Prudhomme3, dès lors que le sabre de l’État trempe dans le bénitier du goupillon d’une religion, l’eau rougit assez vite. Ce qui fait aujourd’hui la différence, c’est que les religions que vous citez ont fini, volens nolens, par admettre qu’elles n’avaient peut-être pas le monopole de la vérité. »
Gastinel, ayant repris le déroulement de son lamento4, en était venu au passage désormais obligé dans les conversations de la défense de la liberté d’expression ; son respect lui paraissait indispensable, quand bien même on ne serait pas d’accord avec ce qui se dit. Me Beraud l’interrompit en lui demandant si, pour lui, cette liberté d’expression s’étendait jusqu’à la faculté de dire n’importe quoi. Gastinel a reconnu que la liberté des uns devait s’arrêter au point où commençait celle des autres et que la vie en société imposait des contraintes. Beraud a alors fait remarquer que le louable désir de liberté individuelle qui s’amplifie depuis des décennies avait peut-être maintenant atteint les limites que lui assigne l’évolution de la composition de notre société. « Eh oui, mon vieux ! Notre société n’est plus celle au sein de laquelle ces aspirations ont commencé leur épanouissement. Elle inclut maintenant des populations dont il faut tenir compte pour préserver la paix sociale ; au nom du droit à la liberté d’expression et, dans un autre registre, du droit à la différence, on a laissé ceux qui ne reconnaissent pas le droit à la différence devenir les prosélytes du refus de la différence. Notre société s’est augmentée de tellement de différences que les consensus qui paraissaient évidents ne le sont peut-être plus. Que voulez-vous, on n’a pas été cohérent, clairvoyant. Il faudra faire avec et inventer de nouvelles règles du jeu social ».
Je suis alors revenu sur ce qu’avait dit Gastinel de notre propension à interpréter les informations pour qu’elles coïncident avec nos idées : « Vous nous faites remarquer que, sans en être conscients, nous sommes tous des idéologues et nous le sommes dès lors que nous prenons nos désirs pour des réalités. Nous le sommes comme l’est le responsable religieux qui projette sa croyance sur une réalité politique contraire ou comme le journaliste qui, sans tenir compte de l’état d’esprit réel du pays, annonçait l’effondrement des républicains aux USA à partir de sa seule aversion pour Trump… Et encore, je pars du principe que l’un comme l’autre sont de bonne foi…». Gastinel observa que si nous en étions réduits à n’échanger que sur des faits et non sur des opinions, nous n’aurions pas grand-chose à dire ; Béraud lui a alors rappelé que Paul Valéry considérait qu’il n’était pas raisonnable de soutenir qu’on ne discutait pas des goûts et des couleurs. Si, en effet, il est concevable de débattre de ce qui est subjectif, comme les goûts et la perception des couleurs, il n’est pas raisonnable de discuter de ce qui est objectif et qui, par essence, ne prête pas à interprétation5.
Je me suis souvenu de la dernière conversation que nous avons eue au sujet du traitement de l’information relative à l’épidémie (qui, selon le mot de Gastinel, nous transforme en papillons épinglés dans une boîte d’entomologiste). Vous étiez décontenancé parce que la communication officielle ne parvient pas à donner une impression de cohérence ; vous ne mésestimiez pas que personne ne maîtrise le sujet ni ses évolutions et qu’on ne peut guère alimenter l’information que par les moyens à imaginer pour réduire les risques de contamination dans cette partie de colin-maillard disputée en pleine obscurité. Vous regrettiez surtout que n’ait pas émergé une autorité à partir de laquelle se seraient organisées la communication et les initiatives. Peut-être le pays est-il trop atomisé… Je suis tombé l’autre jour sur un proverbe akan6 qui me paraît bien convenir à la situation : « Celui qui suit la trace de l’éléphant ne sera pas mouillé par la rosée ». Je vous laisse le soin de vérifier. Mais peut-être suis-je en train de déformer la réalité pour la faire correspondre à mes idées…
Nous continuons d’espérer que vous pourrez venir célébrer avec toute votre famille la fête de Noël au Villard. Soyez sans crainte, nous saurons garder nos distances !
Nous vous redisons toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Nom donné en argot aux chaussures renforcées des forces de l’ordre, et par extensions aux gendarmes qui les portaient ; on doit à Boris Vian en 1954 la chanson « La Java des chaussettes à clous ».
  2. Équanimité : égalité d’humeur procédant d’un parfait détachement du contexte affectif.
  3. Joseph Prudhomme, personnage d’Henri Monnier (1799-1877) qui lui fait dire, lors de son admission dans la Garde nationale, « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie ».
  4. Lamento : chant de tristesse et de déploration.
  5. Dans Tel quel, 1941, recueil de réflexions, aphorismes, boutades…
  6. Akans : Peuple de l’actuel Ghana..