Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2021

Mon cher,
Depuis votre départ du Villard, nous voyons chaque jour se rapprocher un peu plus de l’hiver ; quand vous avez fermé votre maison, la plupart des arbres portaient encore leurs feuilles parées des chaudes couleurs de l’automne, mais deux jours de pluie les en ont dépouillés. Nous voici pour quelques semaines réduits aux tons bruns, gris et vert sombre qui font penser, avec un peu d’imagination, qu’on a tendu ici et là des filets de camouflage. Heureusement, la neige ne quitte plus les hautes pentes de la vallée et, jour après jour, descend vers le Villard.
Vous le savez, j’aime beaucoup cette période, que ma femme – et elle n’est pas la seule ! – trouve tristounette ; la diminution des jours, de la lumière et des activités suscitent chez moi un certain apaisement, une sorte de détachement du monde qui me font apprécier les charmes de la vie intérieure. Il y a un temps pour tout, lit-on dans l’Ecclésiaste (3, 1-15), et il est regrettable qu’on l’oublie aussi volontiers, qu’on ne pense pas à aménager des plages dans sa vie, même si la sagesse populaire nous recommande de faire « chaque chose en son temps ». Je ne suis pas certain que cette impatience soit propre à notre temps, même si le « Tout, tout de suite » lancé en Mai 68 a frappé les esprits. Était-on plus patient chez les Grecs ou au Siècle des Lumières ? Je ne le crois pas, mais il y avait alors une structure sociale telle qu’on envoyait les excités jouer dans la cour avec les enfants. Ou qu’on leur coupait la tête, ajouterait Mimiquet, qui, soit dit en passant, vous maudit d’avoir planté tant d’arbres feuillus sur votre terrain car chaque année le volume de feuilles qu’il doit ratisser s’accroît. Il s’efforce de dissuader vos voisins, les Poulenc, qui, tels les agriculteurs de rencontre dont se moque Flaubert1 attendent scrupuleusement le 25 novembre (« À la Sainte Catherine, tout bois prend racine ! ») pour planter un érable.
Nous sommes montés l’autre jour au Défend avec Gastinel, Beraud et Poulenc pour en rapporter, avant que la neige arrive, la mousse et le feuillage que nous destinons à la crèche de notre chapelle du Villard. L’ami Gastinel s’était mis en tête d’essayer de nous convaincre que l’expression « En même temps » qu’utilise souvent le président de la République se rattachait à la même forme de pensée impatiente, en ce sens qu’elle lui paraît induire un refus de hiérarchiser des priorités. Me Béraud pense, au contraire, que c’est l’exposé d’une méthode qui consiste à tenter la synthèse entre une thèse qui ne peut être admise en l’état et une antithèse qui n’est pas plus recevable. Je ne suis pas certain que Gastinel ait été réellement convaincu que ce qui en résulte puisse être considéré comme la résolution réelle de thèses opposées.
Beraud a poursuivi sa réflexion en relevant que le « Tout, tout de suite » inspirait de façon peut-être excessive ceux qui s’indignaient devant les résultats de la COP 26 qui vient d’avoir lieu à Glasgow. « On comprend bien, disait-il, qu’il faille faire des efforts pour réduire au plus vite le réchauffement de la planète, mais on ne peut faire l’économie de la réflexion sur ce que les mesures que certains préconisent peuvent produire dans les domaines économiques, sociaux ou politiques. La multitude d’organisations qui veulent le bien de la planète n’ont pas toutes les mêmes motivations et on comprend que les gouvernements, quand bien même ils seraient d’accord sur le but à atteindre (ce qui reste à démontrer), tiennent à conserver le contrôle des moyens qui sont réclamés à cor et à cri ». J’allai dans ce sens, en mentionnant, pour mémoire en quelque sorte, que les régions les plus pauvres de la planète devaient sans doute se boucher les oreilles lorsqu’elles entendaient des O.N.G. des pays riches préconiser la décroissance et que l’opacité de certaines organisations ne permettait pas d’être certain que leur indignation n’était pas télécommandée. « Vous voyez bien, intervint Poulenc, que les plus dogmatiques, les plus sectaires, sont des gens qui ont investi le terrain de l’écologie qu’ils utilisent comme un Cheval de Troie pour dynamiter nos sociétés occidentales. Cela ne veut pas dire que les questions soulevées sont sans objet, mais ce qui me gêne est qu’à côté de ces mouvements d’agitprop2 il y ait tant de braves gens, sincères, et brûlant du désir d’exemplarité, mais manipulés comme les marionnettes dans le théâtre de Guignol, qui ne cessent de pousser les gouvernements à adopter des dispositions à mon sens parfois discutables qui pénalisent nos entreprises face à la concurrence des pays qui contrôlent les ficelles et tirent profit des handicaps dont nous nous sommes chargés… » « Je vous rejoins, dit Gastinel, à cette nuance près que les personnages de Guignol sont des marionnettes à gaine et non des fantoches animés par des fils… Mais, soit ! On voit bien que le modèle occidental, qui, à un moment de l’Histoire, disposait des moyens d’influence sur l’ensemble de la planète, veut être éradiqué par ceux qui l’auraient certainement fait plus tôt s’ils en avaient eu les moyens, mais aussi par certains de ceux qui en sont l’expression ; voyez les dégâts que cause la cancel-culture3 dont on commence seulement maintenant à percevoir les effets destructeurs ».
« J’aimerais bien que s’expriment sur le sujet les candidats déclarés ou supposés à l’élection présidentielle du mois d’avril, glissa Beraud. vous me permettrez d’ailleurs de me demander si un parallèle ne pourrait pas être tenté entre les préoccupations affichées par la classe politique d’aujourd’hui et les débats des religieux byzantins qui en 14, au moment où les Turcs entraient dans Constantinople, s’interrogeaient sur le sexe des anges ».
Nous étions de retour au Villard ; les flocons voltigeaient autour de nous. Puissent-ils tenir ! Nous pensons déjà à votre venue, savez-vous ?
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Bouvard et Pecuchet, roman de Gustave Flaubert, 1881.
  2. Agitprop : Propagande émotionnelle et provocante ; terme issu du monde bolchevique.
  3. Cancel-culture : pratique consistant à vouer aux gémonies les personnes ou groupes qui sont auteurs d’actes ou de comportements que n’admettent pas d’autres.