Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2022

Bien cher ami,
Vous avez attiré mon attention, dans votre dernière lettre, sur une phrase de Mgr Rodhain1 soulignant que « les idées sont liées aux mots ; si on perd les mots, on risque de perdre les idées ». Vous notez que notre langage courant étant de plus en plus étroit, il n’est pas à exclure que, faute de mots pour porter nos idées, celles-ci ne soient de plus en plus sommaires. D’après le linguiste André Bentolila, dites-vous, 10 % de la population n’utiliserait que 400 à 500 mots, alors que la frange la plus cultivée de la population en maîtriserait plus de 8 000. Étonnez-vous, donc, soulignez-vous, que ceux qui n’ont pu acquérir un large langage aient plus de difficultés que d’autres pour penser par eux-mêmes. Je suis a priori assez d’accord avec votre remarque et j’en faisais part hier à Me Béraud avec qui nous promenions pour repérer le troupeau de bouquetins qui en cette saison descend le vallon de Chillol. Notre ami a cependant pris l’exemple de Mimiquet qui ne doit pas maîtriser plus de 500 mots mais dont le jugement est rarement pris en défaut. Il m’a fait facilement admettre que l’étroitesse du langage avait sans doute plus d’effet sur la pensée spéculative que sur la faculté de raisonner. Gastinel, qui nous avait précédés, nous attendait assis sur un rocher ; il prend en effet depuis quelque temps un peu d’exercice, dans l’espoir de retrouver une agilité de chamois lorsqu’il chaussera les raquettes. Nous ayant demandé de quoi nous discutions, il releva que s’il ne pouvait définir les raisons de l’appauvrissement de notre langage actuel, il lui semblait incontestable que les idées qu’il véhiculait perdaient beaucoup de sens du fait de l’étroitesse du vocabulaire. « De fait, dit-il, le langage est devenu manichéen et les idées vont avec. Voyez comme, dans le domaine politique, on glisse sans s’en trop rendre compte, en suivant la langue des médias, de progressiste à réformiste puis à révolutionnaire, voire à anarchiste. De façon symétrique, on relève dans le langage courant de moins en moins de différence entre conservateur et passéiste, qu’on englobe dans la catégorie des réactionnaires, autrement dit, pour satisfaire au besoin de simplification, des fascistes ».
Vous m’aviez déjà fait remarquer que les modes de raisonnement, les systèmes de pensée, les idées qui avaient mis des siècles pour se décanter, s’affiner et s’enrichir sont rabotés par un langage sommaire qui exclut la nuance. J’ajoute que le hasard ne peut seul rendre compte de ce qui est, de ce que nous connaissons. C’est le produit d’une histoire, d’une culture, de débats, de luttes. Ce qui paraît marqué du sceau de l’évidence n’est pas, non plus, le seul effet d’accidents. Il est sans doute dans l’essence même de l’homme de faire sienne la démarche prométhéenne2 et de vouloir aller au-delà de sa nature pour devenir l’égal des dieux. Béraud, avec qui nous parlons de cela assez souvent (et qui considère que la désobéissance de Prométhée n’est pas sans rappeler celle d’Adam qui voulut acquérir la connaissance qui l’apparenterait à Dieu), comprend volontiers que l’homme entende en permanence élargir le champ des possibles. « Encore faudrait-il, dit-il pour nuancer son propos, qu’il applique le principe de précaution – qu’il n’invoque que quand cela lui convient – et évite de s’engager dans des voies dont l’issue est, si l’on peut dire, nettement incertaine. Certains savants atomistes ne se sont-ils pas repentis d’avoir participé à la mise au point de la bombe atomique ? Quelles seront, poursuivit il, les conséquences des travaux dans le domaine de la génétique ? Ne va-t-on pas nous trouver un jour de bonnes raisons pour commencer à donner au clonage l’expansion à laquelle certains aspirent ? Et quelles vies auront les êtres humains sans père ni mère lorsqu’ils apprendront qu’ils sont issus de mélanges aléatoires de cellules en laboratoire. Rien ne dit que leur situation sera dramatique, mais engager des humains dans cet inconnu me paraît méconnaître un principe de précaution élémentaire. Dans un autre domaine, que peut-il advenir d’une société où de façon concertée, méthodique, voire philosophique, on trouve de bonnes raisons pour progressivement lever les barrières qui faisaient qu’on ne hâtait pas la mort des gens malades ou âgés ? Le meilleur moyen de ne pas s’exposer à des risques collatéraux et imprévus ne serait-il pas d’éviter de faire un premier pas dans cette voie ? Tout ceci pour rejoindre l’opinion de notre ami selon laquelle, si les pratiques de notre société sont ce qu’elles sont, ce n’est pas toujours par hasard. Il me paraît préférable, avant de modifier le cours des choses, de se demander pourquoi et comment on en est venu là. »
« Pourquoi et comment en est-on venu là ? Intervint Gastinel. Je me posais la question dans un tout autre domaine, en lisant que nos bons apôtres politiques s’indignent de l’usage que le gouvernement fait ces temps-ci de l’article 49-3 de la Constitution qui permet de considérer comme adopté un texte lorsqu’une majorité n’a pu se déclarer contre lui. On en vient là, me semble-t-il, parce que la volonté de parvenir à un consensus est étranger à notre culture électoraliste où l’on tient essentiellement à ce que les militants voient bien que les élus restent partisans. Alors, dans leur grande sagesse, les constituants ont prévu que s’il n’était pas question d’escamoter les débats, il fallait pouvoir, lorsque tout le monde s’était bien exprimé, siffler la fin de la récréation et éviter les dérives de la IVe République. C’est d’ailleurs celle que d’aucuns voudraient rétablir sous le nom de VIe République… »
« E pur, si muove ! »3 me dis-je en écoutant Gastinel. Il m’était revenu en mémoire ce que vous me disiez dans votre lettre et qui paraît une citation de Mgr Rodhain : « Ce ne sont pas les conflits qui m’étonnent mais plutôt les harmonies et les accords qui toujours m’émerveillent ».
Écrivez-nous souvent ; nous avons tant besoin de vos émerveillements !
Nous vous assurons de notre amitié.

P. Deladret

  1. Jean Rodhain, 1900-1977, ecclésiastique, un des fondateurs du Secours catholique.
  2. Prométhée : dans la mythologie grecque, titan ayant volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes qui en étaient dépourvus.
  3. « Et pourtant, elle (la Terre) tourne ! » Attribué à Galilée qui relativisait ainsi son abjuration.