Lettre du Villard
Le Villard, le 15 novembre 2023
Cher ami,
Les pluies abondantes qui sont tombées au Villard depuis votre départ nous ont un peu obligés à modifier nos habitudes, mais nous en sommes ravis. Nous redoutions jusqu’alors que notre vallée ait été condamnée à une sécheresse éternelle, et nous nous apprêtions à sommer le Grand Fontainier de respecter la « comptabilité céleste » qu’invoque ce pauvre Jean de Florette1. Nous n’avons pas dû aller jusqu’à ces extrémités. Les sources ont retrouvé leurs débits et, parait-il, « les nappes phréatiques se rechargent ». La marge de progression, comme on dit maintenant, est encore importante mais les bonnes nouvelles sont trop rares, n’est-ce pas, pour les dédaigner.
Ce que vit en effet notre monde nous incite à traquer la moindre lueur d’espoir. Le caractère assez régulièrement partisan des informations que nous recevons ne nous permet pas de savoir si des perspectives d’armistice en Ukraine sont vraisemblables et l’idée d’un cessez le feu au Proche-Orient n’apparaît pas parmi les hypothèses les plus sérieuses. Ces conflits ne nous sont pas frontaliers mais par divers aspects ils nous concernent. Gastinel faisait remarquer l’autre jour qu’on prêtait à Roland Dorgelès l’invention en 1939 de l’expression « la drôle de guerre ». Et il se demandait si nous ne vivions pas «une drôle de paix ». « Espérons, fit Beraud, que la drôle de paix s’étendra assez vite pour que le scénario d’une drôle de guerre ne devienne pas l’exutoire en quelque sorte nécessaire de la situation ». L’ami Mimiquet, qui nous avait apporté quelques châtaignes à griller pour accompagner un Pinot gris dont Beraud nous avait dit merveille, nous a fait remarquer, en nous montrant son agenda, qu’à la date du 11 novembre, on ne célébrait plus l’armistice de 1918, mais les « morts pour la patrie ». Gastinel, toujours très au fait du protocole, a indiqué qu’effectivement depuis 20122 la dénomination de la journée avait été modifiée. « Il n’y avait plus trop de raison, du fait de la disparition des derniers poilus, a-t-il commenté, de rappeler particulièrement le souvenir de cette guerre ». Beraud n’a pu s’empêcher d’évoquer Brassens en chantonnant :« Moi, mon colon, cell’que j’préfère/ C’est la guerr’de quatorz’dix-huit ! »3 et il a souligné que si ce conflit restait aussi présent dans les esprits, c’était bien parce qu’il avait anéanti autant de jeunes gens issus de la conscription, rendant ainsi l’« impôt du sang » insupportable. Un peu remonté – était-ce l’effet du Pinot (que Gastinel s’obstine à appeler Tokay par un effet de snobisme déplacé au Villard ) ? – Mimiquet a lancé : « Il vaudrait mieux consacrer cette journée à ceux qui sont morts pour les profiteurs et pour les idéologues, car enfin, on ne fera croire à personne que ceux qui ont été obligés de se faite tuer avaient vraiment accepté de mourir « pour la Patrie ». Ainsi une opprobre éternelle collerait-elle sur cette engeance à l’origine de toute guerre, comme la tunique de Nessus ! »4 « «Mazette ! s’exclama Béraud. Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère, disons avec le plat du sabre. Ceci dit, mais n’est ce pas le cas de presque toutes les guerres ? Regardez ce qui s’est passé, pendant la Révolution et l’Empire. On est discret sur le nombre de morts de cette hécatombe permanente dont on fait sonner les noms des victoires en oubliant qu’au bout du compte, en 1815, ces victoires et ces lauriers qu’arboraient les maréchaux inconstants n’avaient rien rapporté au pays ».
Vous nous manquiez, croyez-moi, pour renouveler le débat, aussi n’ai-je pas été surpris que Gastinel reviennent sur les deux tragédies entre lesquelles clapote notre « drôle de paix ». Son analyse est que les deux guerres en cours, du moins celles dont on parle, sont de nature différente en ce sens que, pour autant qu’ils ne conduisent pas à un embrasement général, les deux conflits nés de contestations d’occupations territoriales, ne peuvent avoir des issues similaires. La guerre en Ukraine, pense t-il, aura nécessairement une conclusion, alors qu’il n’est pas certain que les hostilités au Proche Orient puissent en connaître une. Dans un cas, dit-il, les motivations sont, si on peut dire, classiques, c’est-à-dire territoriales et donc essentiellement politiques. La volonté de constituer un glacis protecteur autour de son pré-carré est millénaire. En revanche, au Proche-Orient, la cause des combats lui paraît moins politique qu’idéologique, portée moins par un intérêt que par des convictions. Et, ce qui ne facilite pas les choses, ajoute t-il, c’est que la création sur ce territoire d’un État désormais au cœur du conflit a été favorisée au début du xxe siècle par les puissances occidentales qui n’aimeraient pas maintenant en subir les conséquences. Béraud lui ayant fait remarquer, sans le convaincre, qu’il paraissait un peu naïf de croire que la Russie n’avait pas d’objectif caché d’expansion, Gastinel lui a objecté que les arrières pensées des uns et des autres n’avaient rien à envier à celles de ceux qui les encouragent ou les conspuent. « J’en parle en connaissance de cause ; dans ma jeunesse chevelue, j’ai défilé en criant avec les autres “Paix au Viet-Nam !” comme le nigaud de la chanson de Brel5 ; j’étais sincère, comme la majorité des gens, mais nous ne nous rendions pas compte que nous étions les jouets de l’agitprop soviétique6 qui entendait ainsi déconsidérer les américains. Alors, de qui sommes-nous les jouets ?… »
Votre dernière lettre montre que vous en êtes au même point d’interrogation que nous ; peut-être vos idées sont-elles moins tranchées… Vous êtes un peu plus optimiste. Je vous accorde le crédit d’une moindre sclérose intellectuelle.
Nos amis se joignent à moi pour vous souhaiter une bonne fin de trimestre et – pourquoi pas ? – un Avent fervent.
Avec notre amitié.
P. Deladret
- Jean Cadoret, dit Jean de Florette, personnage principal du 1er tome de L’Eau ses Collines de Marcel Pagnol, 1963.
- Loi n° 2012-273 du 28 février 2012 , fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France.
- Georges Brassens, 1962, dans l’album « Les trompettes de la renommée ».
- Tunique imprégnée du poison que contenait le sang de l’hydre de Lerne donnée par Nessus à la femme d’Hercule .Celui-ci, l’ayant revêtue, ne put s’en défaire et se jeta sur un bûcher pour échapper à ses souffrances.
- Il s’agit de la version 1967 des Bonbons, chanson de Jacques Brel sur l’album « Jacques Brel 67 ».
- Mode de communication, théorisé par les Soviétiques, conçu pour jouer sur l’émotion des foules.