Lettre du Villard
Le Villard, le 15 octobre 2021
Le Villard, le 15 octobre 2021
Cher ami,
Nous sommes ravis d’apprendre que votre petite famille viendra au Villard pendant les vacances scolaires. L’automne est cette année doux et coloré. Si le froid n’arrive pas trop rapidement, nous pourrons tenter de ramasser des champignons. Vous ferez aussi la connaissance des Poulenc qui viennent d’acheter la maison de Pelotier et qui entendent y vivre à l’année.
Ce couple est d’un commerce agréable. Nos idées sont assez proches sur bien des sujets. Ce sont cependant des gens de certitude, qui sont assurés de ce qu’ils pensent et de ce qu’il faut faire. Vous connaissez naturellement des gens comme ça, qui ont un avis sur tout. Je les admire parfois d’être, comme on dit, droit dans leurs bottes, tant il m’est difficile de prendre un parti trop tranché. Il faut savoir, me direz-vous, distinguer dans les divers aspects d’un sujet celui qui est essentiel pour nous et, dès lors, cesser de le tourner sous tous les angles. Vous conviendrez cependant que certains se déterminent souvent sans même avoir pris le temps de l’examen. Sans avoir pris le temps… ou parce qu’ils craignent d’avoir à sortir de leur « zone de confort ».
Ce qui se passe actuellement dans et autour de l’Église à la suite du rapport de la CIASE illustre bien cette attitude. Les uns s’arc-boutent sur l’idée que les conditions que l’Église demande aux prêtres d’accepter peuvent conduire à des crimes, ou du moins à des désordres. D’autres soutiennent mordicus que c’est le mode de fonctionnement de l’institution qui explique que ces crimes aient pu rester cachés et impunis. Tout un chacun a finalement un avis qui dépend moins du sujet que de ses propres a priori. Et cela ne se réduit pas au seul domaine que nous évoquons ; regardez l’art, la politique… Mais je m’égare.
Nous avions hier improvisé un petit gaudeamus autour de brochettes de petits oiseaux que Mimiquet nous avait offertes et dont nous nous délections en évitant de nous interroger sur leur provenance. La conversation a naturellement fini par rouler sur cette affaire. À Gastinel, qui entendait qu’on reconnaisse à l’Église le mérite d’avoir balayé devant sa porte, les Poulenc, ont objecté qu’en instituant la CIASE, l’épiscopat s’était aventuré au-delà de son domaine d’expérience. Mimiquet était convaincu qu’en n’ayant pas réagi plus tôt, l’institution s’en est faite complice et que la Réforme de Luther avait eu lieu pour moins que ça. Il a fallu Beraud pour calmer le jeu ; « on peut distinguer, dit-il, ce qui est du domaine de la croyance et ce qui est de la sphère de la religion. Ce en quoi croient les chrétiens n’est pas mis en cause par ce qui fait scandale… Il n’en va pas de même de l’institution qui entend, en quelque sorte, mettre en œuvre cette croyance, ni des hommes qui la composent. Le fait qu’une frange de ceux-ci soit indignes et que celle-là n’ait pas toujours été à la hauteur de sa mission, n’affecte pas, à mes yeux, le bien-fondé de la croyance. On comprend cependant que ceux qu’elle dérange ne se privent pas d’entretenir la confusion »
Ces débordements font penser au mot du philosophe Alain sur la démocratie, qui serait un mode de gouvernement à réserver aux dieux, simplement parce que l’homme est imparfait. Le but à atteindre est incontestable, mais on sait ce que sont les moyens… Et le problème est qu’on oublie souvent la fin en se laissant obnubiler par les moyens, qui, à leur tour, deviennent une fin. Le nouveau curé de la vallée, venu découvrir la chapelle du Villard, nous exhortait justement dans son sermon à nous garder de confondre la fin et les moyens. Il prenait pour exemple la perte du marché de sous-marins que la France devait vendre à l’Australie, se demandant si ce n’était pas une occasion pour reconsidérer la vocation de notre pays. Il faut pouvoir se défendre, bien sûr, mais pour amortir, en quelque sorte, le coût de l’armement, on se met en devoir de le faire partager par d’autres et on s’installe dans un statut de marchand d’armes… Gastinel ne partage pas, bien sûr, cette opinion, car pour lui, la Défense n’a pas de prix, mais Beraud lui a fait remarquer que ce statut de marchand d’armes n’était pas précisément celui qu’on pourrait attendre d’un État qui se targue d’être l’héritier de l’esprit de 1789. Poulenc, qui a fait carrière dans l’industrie, pense qu’il devient urgent de ne plus se satisfaire de l’exercice habituel d’incantation en faveur de la réindustrialisation du pays. La désindustrialisation et les retards technologiques accumulés depuis un demi-siècle font que nos capacités techniques sont limitées et concentrés dans quelques niches. « Je vous crois, fit Mimiquet ; nos ordinateurs sont chinois, mais nos brouettes sont françaises… Voyez les Suisses ! Ils ont su conserver une industrie. Sans parler des Allemands, des Italiens, qui ne sont pas des farceurs ! » Poulenc considère qu’il faut faire renaître une culture industrielle qu’on a laissée perdre. C’est la première condition pour faire repartir l’emploi. Parce que nos industries fermaient l’une après l’autre, on a feint de croire qu’on pourrait transformer des « cols-bleus » en « cols-blancs ». Mais, comme, en même temps, on a laissé par démagogie décliner le niveau de l’enseignement (voyez où nous nous trouvons dans le classement de Shanghaï !), nous sommes submergés d’individus qui brillent plus par leurs prétentions que par leur qualification.
Vous pensez sans doute : « Pourquoi voulez-vous que ce soit simple ? Le monde est naturellement complexe, inorganisé, fait d’aspirations antagonistes… L’homme voudrait bien s’approcher de Dieu au point de se fondre en Lui, mais, dans sa démarche, il se perd souvent en route, ce qui nous renvoie au drame que vit l’Église en ce moment ». N’oublions pas, malgré tout, que nous avons une boussole !
Nous ne pourrons faire autrement, n’est-ce pas, qu’en parler lorsque vous serez au Villard ; dites-moi par téléphone quand vous arriverez pour que je prépare le chauffage de votre maison. Ma femme a prévu pour fêter votre arrivée une soupe d’orties. Il faut bien vous connaître pour vous la proposer !
Nous vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.
P. Deladret