Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2022

Bien cher ami,
Nous espérons que les difficultés pour s’approvisionner en carburant seront à ranger dans les mauvais souvenirs lorsque vous prendrez la route pour le Villard. Il faudra que vous nous téléphoniez pour nous prévenir du jour de votre arrivée. Nous mettrons ainsi en route le chauffage de votre maison ; l’automne est malheureusement peu pluvieux mais le froid commence à s’insinuer dans les demeures inhabitées. Mimiquet est venu hier, ponctuel, faire un tour chez vous, pour balayer les feuilles mortes, redresser les rosiers finissants et cueillir les quelques pommes que les grêles du printemps ont épargnées. Je ne suis pas certain qu’il vous faille demander à Mlle Reynaud de venir faire, sous couvert de ménage, un peu de gymnastique dans votre maison. Quelques grains de poussière ont bien du s’y déposer depuis votre départ, mais si peu. Je suis d’ailleurs toujours surpris d’en voir sur les meubles des maisons inoccupées. Serait-ce le signe de la lente décomposition des matériaux dont la maison est faite ? Je me demandais si ce phénomène ne s’apparentait pas à celui que nous constatons sur nous-même, où la fuite du temps érode peu à peu notre substance.
L’ami Gastinel, devant qui l’autre jour je filais cette métaphore, m’a demandé si ce n’était pas la proximité du Jour des Défunts qui me faisait rouler de semblables pensées. Je lui ai fait remarquer que je trouvais curieux qu’un homme tel que lui, « droit dans ses bottes », comme il dit, se laissât aller à dire le « Jour des Défunts » et non le « Jour des Morts ». Cette euphémisation m’agace car le mot même de « mort » n’est plus supportable dans notre société où l’on cherche à atténuer le caractère brutal, inéluctable, absolu des disparitions. En d’autres temps, on a su regarder en face et on a su faire édifier des monuments aux morts, non aux défunts. Le mot latin1 dont est issu le terme défunt signifie « en avoir fini avec, être libéré » ; le défunt est celui qui est quitte de l’existence, qui a « accompli sa vie ». Mais notre destin n’est-il que de quitter la vie ? C’est tristounet, non ? Ou bien est-il de réaliser, dans le laps de temps qui nous a été imparti, ce qu’il nous est possible d’entreprendre ? Mais alors ! Que d’existences tronquées ! Non, finalement, puisqu’être défunt n’est pas moins tragique qu’être mort, n’utilisons pas d’euphémismes ! Et restons-en à cette belle expression de la Bible qui évoque ceux qui sont « retranché(s) de la terre des vivants »2.
Gastinel, qui n’osait sans doute pas me dire que ce qu’il considérait comme du verbiage le laissait indifférent, fit, en diversion, la remarque qu’il était curieux que le souvenir de la guerre de 14-18, qui avait été à l’origine de l’édification de tant de monuments aux morts, reste aussi présent. Alors qu’il se lançait dans des anecdotes sur les concours à l’issue desquels leur exécution fut attribuée à des sculpteurs de tout acabit, l’ami Béraud venu prendre le café, lui a opportunément rappelé certains passages du roman Au revoir, là-haut3 qui évoquent la vente aux municipalités de monuments aux morts fictifs. Il a poursuivi en faisant état des commentaires qui accompagnent les constatations d’un récent sondage réalisé pour la revue L’Histoire4. Il avait été frappé de lire que 93 % des Français s’intéressaient à l’histoire et que celle de la guerre de 14-18 était devenue une véritable « pratique sociale et culturelle d’envergure ». Les raisons de sa permanence dans la mémoire collective en sont sans doute tout à la fois sa relative proximité dans le temps et le nombre étendu de familles5 qui ont été traumatisées par ses morts et ses blessés. Les 217 000 morts de la guerre de 39-456, n’ont pas laissé les mêmes traces sur les monuments aux morts. « Peut-être, a-t-il poursuivi, que lorsque ceux qui ont connu ceux qui avaient “fait la guerre”, vous, moi, en quelque sorte, auront à leur tour disparu, leurs enfants ne verront-ils plus de raison de commémorer ces conflits ? Parce que nous les connaissions, nous nous sentions concernés ; ils nous avaient fait, parfois par leur seule présence, partager leur passé qui était en quelque sorte devenu un peu du nôtre ». J’ai avancé que d’autres motivations conduiraient peut-être les pouvoirs publics à proroger ces commémorations dans un pays où le fait d’appartenir à une nation commune n’est plus nécessairement perçu comme un bien partagé. Après tout, la commémoration de la prise de la Bastille le 14 juillet n’est-elle pas plus clivante, comme on dit aujourd’hui, que celle de la guerre de 14-18 ?
« J’aimerais autant, reprit Béraud, que vous vous absteniez de mettre en exergue tous les clivages de notre société. Le serpent de mer de la réforme des retraites que le Président essaie d’amener dans son filet va sans doute éveiller dans le macrocosme politique des multitudes de raison de s’opposer pour toutes sortes de raisons aussi clivantes l’une que l’autre. Le culte de la différence, la volonté de “faire entendre sa petite musique personnelle”, comme on dit pour euphémiser son ambition, minent les débats à venir ». Vous avez eu l’occasion de me dire, à diverses reprises, à quel point il était nécessaire que les différences s’expriment, que l’on s’enrichissait de la différence des autres… Mais, seriez-vous vraiment opposé à ajouter que tout cela ne vaut que lorsqu’on poursuit un but commun ?
Vous nous avez donné en nous écrivant la joie de nous faire savoir que nous pourrions en débattre bientôt.
Soyez-en remercié. Nous vous assurons de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Defunctus, parfait (participe passé) de defungi, formé à partir du radical fugio : fuir, se libérer de.
  2. Isaïe 53-8
  3. Roman de Pierre Lemaitre, 2013. Albert Dupontel, en 2017, en a tiré un film portant le même nom.
  4. L’Histoire, n° 500.
  5. 1,4 millions de morts sans compter 4,2 millions de blessés et de victimes civiles, pour une population de 39,6 millions d’habitants.
    Pour une population de 41,7 millions d’habitants.