Lettre du Villard

Le Villard, le 8 octobre 2025

Bien cher ami,

Mademoiselle Raynaud a failli ne pas s’en remettre ! Venue nous porter votre première lettre de Shang Haï, notre factrice a remarqué que « Finalement, deux semaines pour venir du bout du monde, ça n’a rien d’excessif ! Quand vous voyez le temps qu’il faut pour qu’une carte postale nous arrive de La Salette ! » Comme elle s’apprêtait à reprendre son couplet habituel sur l’insuffisance des moyens qui font que le service public n’est plus ce qu’il était, Mimiquet a opportunément détourné la conversation sur le prix de sa nouvelle moto de trial dont elle se sert pour sa tournée.
Vous voici donc au bord du Huangpu. Vous avez, dites-vous, été immédiatement confronté au problème de la langue, car les espoirs que vous aviez mis dans votre bonne maîtrise de l’anglais ont été rapidement douchés. « Ne parlons pas, dites-vous, du français qui est ici autant pratiqué que peut l’être le grec ancien en France. »
Je ne suis donc pas certain que le spectacle politique qui, chez nous, se joue en ce moment à guichets fermés et qui passionne d’autant plus ceux qui sont dans la salle qu’ils se doutent bien qu’ils auront à acquitter une rallonge au prix du billet à la fin de la représentation, retienne l’attention des gens avec qui vous vivez.
Nous parlions bien évidemment de cela hier à l’apéritif. L’ami Béraud a offert à notre méditation les propos, rapportés par le journal Le Monde, d’un homme de théâtre franco-libanais, Wajdi Mouawad, qui fait remarquer que lorsque les grands dramaturges grecs du passé ne parvenaient pas à conclure leurs tragédies, ils faisaient intervenir un « deus ex machina »1 pour dénouer d’une manière impromptue une situation sans issue. Et Béraud se demandait quels seraient les dieux qui pourraient, sinon trancher, du moins délier les nœuds gordiens2 qui maintiennent inextricables la situation en Ukraine, le devenir de Gaza, voire, dans un plus modeste domaine, les relations au sein de notre microcosme politique français.
« Nos problèmes franco-français, fit Gastinel en se resservant, sont tout de même moins dramatiques que les deux autres que vous citez et qui, malheureusement, ne sont que la partie, sinon émergée du moins médiatisée, des tragédies de notre temps. L’occlusion intestinale française a quelque chance de régresser à l’issue des élections qui interviendront bien un jour ou l’autre. Cela ne réglera pas le problème de la dette publique mais on peut espérer que ceux qui font tout pour que rien ne marche n’occuperont plus le devant de la scène.
« Il y a tout de même des pays, persifla Poulenc, où cela ne se produit pas ; regardez ce qui se passe en Chine, en Russie, en Iran et sans doute en bien d’autres pays qu’ignorent les médias. Les talibans, notamment, ont une bonne longueur d’avance, et ils viennent même de progresser en efficacité en coupant Internet. Voilà des gens qui ont pris la mesure du problème. Circulez, il n’y a rien à voir. Ni à voir, ni à montrer. C’est comme ça qu’on rend la société homogène. »
Béraud reprit en remarquant que les États qu’il citait n’avaient pas de culture démocratique, qu’ils n’avaient jamais connu la démocratie, ni sous les tsars, ni sous les empereurs, pas plus qu’avec les shahs, les sultans et autres despotes plus ou moins éclairés. Ces peuples n’ont pas eu le temps d’apprendre à vivre en démocratie. Notre démocratie occidentale est d’invention récente puisqu’elle n’a guère plus de deux siècles, même si, en Grèce puis à Rome, on a pu trouver un semblant de démocratie dans ce qui n’était que des oligarchies. « Il ne faut pas se raconter d’histoires, continua-t-il. La démocratie ne va pas de soi et on comprend bien que ceux qui, depuis des millénaires, sont conditionnés dans une soumission aux pouvoirs établis ne puissent adopter spontanément des conduites démocratiques. »
« De fait, reprit Poulenc, à quelques exceptions près, les peuples qui se sont émancipés au cours du dernier siècle mettent bien souvent en œuvre une démocratisation qui n’est que formelle ; il y a bien des élections et un parlement mais les relations de clientélisme subsistent et le régime des castes, que remplace le parti unique, prospère. »
Je suis allé dans leur sens en rappelant que, s’il faut parfois peu de temps pour installer un régime qui se dit démocratique, il en faut en revanche beaucoup pour que les gens apprennent à vivre en démocratie. En Europe occidentale, le premier coup d’arrêt à l’absolutisme du monarque a été donné en Angleterre au xiiie siècle, lorsque les féodaux ont obligé le roi à recueillir leur accord pour lever l’impôt3. Mais il a fallu six siècles pour que, petit à petit, un peu partout sur le Vieux Continent, les nations parviennent à gérer les souverainetés qu’ils avaient conquises. Six siècles ! Sans doute a-t-il fallu tout ce temps pour que la culture chrétienne permette aux peuples encore rudes de se libérer de comportements individualistes, serviles ou tribaux qu’ils traînaient comme des avatars du péché originel !
« Je ne comprends pas, fit Béraud, que des gens aujourd’hui ne veuillent pas admettre l’importance qu’a eue le christianisme dans le développement de l’idée même de la démocratie. Prenez le problème par le bout que vous voulez, ce n’est que dans le monde occidental qui émane de la culture européenne, elle-même émanation du christianisme, que les citoyens peuvent s’exprimer et faire prévaloir des décisions qui traduisent un point de vue majoritaire. Si le christianisme n’avait pas façonné cette culture de référence, nous n’aurions pas découvert cette liberté. La preuve ? Eh bien, regardez ailleurs ! »
Je ne suis pas certain que vous puissiez librement vous ouvrir de cela auprès de vos amis chinois. Peut-être suis-je mal informé… Enfin, sachez qu’au Villard nous nous plaisons à croire en cela. Ici, la vie, « simple et tranquille » , évoquée par Verlaine, suit son cours normal. Ce matin, le Villard s’est trouvé enveloppé par un immense troupeau qui descendait de l’estive pour descendre jusqu’à la grand-route où l’attendaient les bétaillères. Le froid gagne un peu plus chaque jour ; les arbres blondissent puis laissent couler leurs feuilles que le vent balaie en larges risées.
Vous devez en rêver dans la touffeur du Huangpu !
Nos pensées vous accompagnent dans votre nouvelle vie ! Faites-la nous partager !
Et soyez assuré de notre indéfectible amitié.

P. Deladret

  1. Deus ex machina : Dieu sorti de la machine, en référence aux dieux qui étaient déposés sur la scène par une grue pour imposer la paix.
  2. Nœud gordien : ce nœud, dit la légende, liait au joug le timon du char du roi Gordias et ne pouvait être défait ; Alexandre en serait venu à bout en le tranchant d’un coup d’épée.
  3. Il s’agit de la Magna carta de 1215.