Lettre du Villard
Le Villard, le 15 septembre 2021
Mon cher,
Est-ce l’effet de la rentrée ? Votre dernière lettre nous donne à penser que vous êtes un peu perturbé par ce que peut devenir la société imparfaite dans laquelle nous ne nous sentons finalement pas mal.
Votre retour au travail vous fait, par exemple, vous interroger sur l’effet que peut avoir l’amplification du télétravail dans la vie des gens. Vous redoutez que le monde des employeurs, privés ou publics, n’y voit l’opportunité d’instaurer des politiques de rémunération plus accommodantes pour lui, d’influencer les cultures d’entreprise, de bousculer les hiérarchies, d’accentuer les clivages entre ceux qui télétravaillent et les autres ; vous vous demandez aussi quelles conséquences cela peut avoir sur la vie d’un couple ou d’une famille où les enfants s’en vont à l’école alors que les parents restent en pyjama devant leurs écrans… Il va bien falloir s’y habituer, mais, vous avez sans doute raison, ce n’est pas le télétravail qui va rendre notre société plus solidaire.
Les nouvelles du Villard sont plus agréables ; la maison de Pelotier, qui était à la vente depuis des années, vient d’être achetée par un couple de retraités, qui déclarent vouloir s’y retirer. Vous aurez ainsi des voisins proches. Ces braves gens fuient, disent-ils, la grande ville et sa soi-disant « boboïsation » où le côté bohème fauché l’emporte souvent sur le côté pseudo-bourgeois. Avec les amis du Villard venus prendre le café, nous commentions hier leur installation. Nous espérons qu’ils résisteront à l’hiver et au retirement qu’il faut aimer pour l’accepter. Ils ne seraient pas les premiers à ne pas avoir pris la mesure de ce qu’implique un tel choix. Nous sommes tous plus ou moins ainsi et, à l’instar de César lorsqu’il a franchi le Rubicon, nous ne savons vraiment ce que nous avons fait que lorsque nous ne pouvons plus reculer. Il y a cependant des exceptions, des circonstances où ce qui se passe était plus que prévisible.
Ainsi Gastinel rappelait-il le départ précipité des troupes américaines d’Afghanistan en raillant l’invraisemblable myopie dont avaient été affectées les opinions publiques occidentales ; « Qui pouvait sérieusement croire que la débâcle n’était pas inéluctable, que l’armée afghane était en mesure de contenir les Talibans ? Les bons esprits n’ont eu de cesse de nous démontrer qu’elle résisterait, puis qu’elle ne se repliait que pour mieux rebondir ; au bout du compte, les plus chanceux ont pu prendre l’avion ». « Les exemples, poursuivit Béraud, ne manquent pas de situations absurdes, simplement parce qu’on a ignoré délibérément la réalité, par sottise ou par principe ».
Mimiquet, venu ratisser les feuilles de votre tilleul, et qui fumait un de ses infects cigarillos, s’invita dans la conversation en soulignant qu’on oublie trop que la réalité ne se plie pas aux idées. Il a cité en exemple l’information qu’il avait lue dans la presse selon laquelle une des causes majeures des feux de forêt de cet été serait la suppression des cendriers dans les voitures. De ce fait, les automobilistes jettent les mégots incandescents par les portières. « On veut, continua-t-il, empêcher les gens de fumer en enlevant les cendriers mais on s’interroge pas sur ce que sera le comportement de ceux qui continuent. Je ne serais pas surpris que pour supprimer les jets de cigarettes, on impose maintenant des glaces fixes ! » Et il lança son mégot dans le tas de feuilles qui peinait à prendre feu.
Ces inconséquences me font penser, glissa Béraud, au mot de Bossuet, dans son Histoire des variations des églises protestantes, qu’un politicien habile a récemment adapté à ses idées. Il a transformé « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer », en « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Ceci dit, je doute que, quelle que soit la cause d’un de nos malheurs, Dieu s’en rie.
« Revenons aux Talibans, reprit Mimiquet. Que craint-on d’eux ? Ils ne font que mettre en pratique les préceptes de leur religion. Qu’ils tiennent directement d’Allah ! Et ce qui est révélé ne se discute pas, non ? Ils veulent le salut des gens, c’est ainsi ! Qui sommes-nous pour le leur reprocher ? Regardez ce qu’a fait l’Église lorsqu’elle avait les moyens d’imposer sa conception de la Révélation. Leur conviction fait leur force ! » – « Tu pourrais peut-être rajouter, releva Gastinel, que si les islamo-monarchies du Golfe ne leur tenaient pas la main, la force de conviction des Talibans serait sans doute autre. Enfin… rien ne t’empêche d’aller chercher ton salut chez eux. Peut-être ainsi percevras-tu la distance qu’il peut y avoir entre l’énoncé d’une révélation et son interprétation ».
Béraud s’est alors lancé dans une déclaration emberlificotée d’où il ressortait que, s’il était certain qu’une transition écologique rapide permette d’assécher les ressources de ces pétromonarchies qui financent le terrorisme, il serait prêt à voter écolo ! Gastinel a douché sa foi de néophyte en lui rappelant que les Occidentaux, cornaqués par l’angélisme béat de quelques-uns et la duplicité de quelques autres, les avaient depuis longtemps laissés se constituer une pelote dans d’autres secteurs.
Je ne sais ce que vous en pensez, mais j’ai l’impression que notre monde se désintéresse de plus en plus facilement des conséquences de ses actes, que ce soit dans les domaines familiaux, environnementaux, voire politiques. Qu’un sot soit inconséquent est dans l’ordre des choses mais que des sociétés qui ne comptent pas que des sots se refusent à voir ce qui peut advenir passe l’entendement. J’en veux pour exemple la mise en examen de l’ancienne ministre de la Santé par la Cour de Justice de la République ; peut-être l’incrimination n’est-elle pas infondée, mais où va-t-on, car si les juges ont la possibilité de sanctionner les politiques, qui contrôlera les juges ?
Il est vraiment dommage qu’Audiard ne soit plus là pour proposer sur le sujet une réplique nonchalante et gouailleuse au Belmondo que vous aimiez bien et qui vient de tirer sa révérence.
Dites-nous, vite, pour nous réjouir, que vous viendrez au Villard pour la Toussaint !
Avec toute notre amitié.
P. Deladret