Lettre du Villard
Le Villard, le 15 août 2022
Le Villard, le 15 août 2022
Bien cher ami,
Votre petit mot nous confirme que votre voyage de retour s’est déroulé sans anicroche. Visiblement un peu de votre cœur reste au Villard ; dans quelques jours, soyez en certain, la densité de votre vie aura chassé cette humeur tristounette. Nous avons, sauf exception, la faculté de nous adapter au cadre dans lequel nous évoluons. Dans bien des cas, c’est une grâce ; les rugosités de l’existence sont ainsi moins sensibles.
Cette aptitude à s’accommoder d’un nouveau contexte peut cependant ne pas être sans conséquences dans d’autres domaines. L’Histoire fourmille d’exemples ; ici, on a n’a pas jugé nécessaire de s’alarmer de mouvements de rues d’anarchistes, ou de communistes, ou encore de fanatiques religieux, là de l’émergence d’une majorité parlementaire fasciste. Et puis, un beau jour, il est apparu qu’on avait changé de monde.
Vous me disiez récemment, alors que nous commentions l’issue des dernières élections législatives, que vous ne pouviez souhaiter résultat plus conforme à vos vœux. Après tout, notiez-vous, l’absence de majorité absolue d’un parti peut éviter que le gouvernement ne s’engage sur des pistes sur lesquelles il doit ensuite, sous la pression de la rue, faire marche arrière. Les quinquennats qui ont précédé fourmillent d’exemple de décisions abrogées ou qui sont restées lettre morte. Les gouvernements ont pris l’habitude de retirer des mesures devant la perspective de levées de boucliers voire d’insurrections populaires qui traduisent une volonté que l’opposition parlementaire n’avait pas su ou pu exprimer.
L’ami Béraud, qui vous envoie ses amitiés, juge le pays désormais paralysé, ensablé, enlisé. La crainte de se mettre à dos l’opposition d’une minorité agissante fait que le pouvoir marche en permanence sur des charbons ardents. Cela se comprend, car le tam-tam médiatique est habile pour faire accéder des mécontentements sectoriels au statut de questions de société. Béraud ne cesse de se demander « qui il peut y avoir derrière ça ? » Le mouvement dans lequel nous sentons notre monde entraîné est-il inspiré par la stratégie d’états impérialistes, de religions prosélytes, de lobbies financiers occultes, qui tireraient les ficelles ? Gastinel nous rabâche depuis longtemps que, ne pouvant dominer l’Occident par la force, les dictatures d’obédience marxiste ont entrepris de le désagréger en le minant en divers secteurs. À l’entendre, les mouvements écologistes, qui seraient leurs faux nez, n’auraient d’autre but que de rendre les entreprises occidentales moins performantes. Il suffit que les états surchargent leurs entreprises d’une réglementation dont le reste du monde s’affranchit pour que le monde occidental en soufre. De même, le fait, pour certaines associations ou ONG à caractère humanitaire, de monter en épingle les droits des minorités ne viserait qu’à affaiblir le monde occidental en suscitant des divisions. Gastinel a tout un catalogue d’opinions qui le feraient mettre au pilori de l’opinion publique. J’ai le souvenir d’une conversation au cours de laquelle vous lui avez donné d’autres éléments de réflexion, notamment par la mise en perspective de divers courants de pensée qui émergent. Ils parcouraient le monde depuis toujours mais ils ont pris leur essor avec l’invention de l’imprimerie. À partir de ce moment-là, disiez-vous, la transmission des idées est devenue immédiate. Il a suffi de savoir lire, sans avoir besoin d’un des intermédiaires qui avaient alors accès au savoir. Encore fallait-il que celui qui avait quelque chose à dire ait un imprimeur voire un éditeur pour pouvoir diffuser ses idées. Ce passage obligé, que les gouvernements pouvaient plus ou moins contrôler, a disparu avec Internet. L’interconnection des réseaux mondiaux de communication permet à n’importe qui de porter ce qui lui passe par la tête à la connaissance de tous. Il y a peut-être autre chose, et de plus important, souligniez-vous. Internet a pour effet de mettre sur le même pied l’ensemble des cultures du monde, les cultures, c’est-à-dire les comportements, les modes de vie, de pensée, les croyances, la façon de se situer dans l’espace et dans le temps. Il ne faut pas s’étonner si ce qui vient à l’esprit d’un agité, lu par des personnes qui n’appartiennent pas à la même culture, c’est-à-dire qui manquent de recul, a toutes les chances d’être cru et admis en toute bonne foi.
Cela fait l’affaire des démagogues. Leur b.a-ba a, de tout temps, été de promettre qu’on allait raser gratis (ce qui, au passage, aurait du mettre la puce à l’oreille aux féministes…). Un vestige de scrupule retenait cependant certains de promettre trop. Ces scrupules sont démodés. Il faut dire que le champ des possibles s’est élargi par les progrès de la naïveté. Autrefois la grande masse admettait, en le regrettant, de ne pas savoir et s’abstenait prudemment de conclure ; on prête même à Socrate d’avoir dit : « Je sais que je ne sais rien » ; maintenant, tout un chacun estime avoir le « droit » de savoir et a sur tout des opinions qui ne reposent sur rien. On ne s’encombre pas de savoir si ce qui est proposé est possible, souhaitable, raisonnable. On voit d’ailleurs qu’en bien des cas ce que la rue (médiatique, s’entend) réclame avec le plus de force est souvent ce qui est avancé en dépit des évidences.
Je prenais l’autre soir le frais en devisant avec Mimiquet qui était venu à la tombée de la nuit pour, sans risquer de se faire repérer, arroser son pré que la sécheresse accable. « C’est pas les pandores qui nourriront mes moutons si je n’ai pas de regain ! »1 marmonnait-il en mâchonnant sa Gitane papier maïs. Encouragé par sa modeste fronde, je me suis cru autorisé à lui parler des conversations que nous avions eues avec Béraud et Gastinel. Il m’a alors regardé d’un air qui disait « mais qui es tu pour être aussi affirmatif ? Pour prétendre qu’il y a des ignorants, qui se laissent entraîner là où ils n’ont pas conscience d’aller et d’autres qui s’estiment plus malins au point de les qualifier de sots ? L’ignorance n’est pas une tare ; c’est un état, regrettable, mais tout relatif ». Je lui ai répondu par un sourire gêné. Mais, peut-être, n’avais-je pas bien compris.
J’aurais bien aimé que vous soyez avec nous pour poursuivre cette conversation. Peut-être, dans quelques semaines…
Nous espérons que toute votre petite famille aborde la rentrée avec enthousiasme.
Et vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.
P. Deladret
- Regain : se dit de l’herbe qui repousse sur une prairie déjà fauchée.