Lettre du Villard
Le Villard, le 15 septembre 2023
Le Villard, le 15 septembre 2023
Cher ami,
Votre dernière lettre nous apprend que vous quitterez dans quelque temps la ville où vous êtes en poste depuis des années ; une promotion, dites-vous, ne se refuse pas ; d’autant, ajoutez-vous, que vous n’avez pas le choix et que vous saviez, qu’un jour ou l’autre, il vous faudrait accepter une mutation pour accéder à de plus hautes responsabilités. Vous relevez, comme en passant, que cette affectation vous rapproche – un peu – du Villard, ce qui ne peut que nous réjouir. Gastinel, à qui j’annonçai la nouvelle pendant que nous déjeunions chez Madame Arnaud, qui, heureusement pour nous, n’arrive toujours pas à vendre son auberge, trouve que cette habitude qu’ont les administrations et les grandes entreprises de muter régulièrement leurs cadres procède sans doute d’une conception pessimiste de la nature humaine. « Pourquoi, ajouta-t-il, agissent-elles ainsi, si ce n’est parce qu’elles pensent que leurs cadres vont s’endormir, ne plus être imaginatifs, voire se laisser corrompre par des administrés ou des clients ». Béraud, qui, bien entendu, était des nôtres, s’est demandé à haute voix si l’Église catholique elle-même ne partageait pas la même suspicion. « Autrefois, et alors même que le manque de prêtres était moins visible, un curé restait dans sa paroisse sinon une vie, du moins un nombre d’années suffisant pour connaître ses ouailles et en être connu ; il était plus ou moins apprécié, plus ou moins exemplaire et son ministère portait plus ou moins de fruit, mais il restait pour ses paroissiens le pasteur que leur avait donné l’Église. Ne chantait-on pas à l’époque : “Dans tes verts pâturages, tu m’as fait reposer / Et dans tes eaux limpides, tu m’as désaltéré”1. Depuis le Concile, les bergers paraissent devenus des entraîneurs d’écuries de compétition jugés au résultat. C’est la valse des pasteurs et on ne sait plus à qui s’adresser. Comme les militaires ou les percepteurs, ils restent quatre ou cinq ans en poste et les quelques fidèles qui s’accrochent se demandent pourquoi leur évêque paraît s’adonner à ce jeu de pousse-pousse2. Sans doute a-t-il de bonnes raisons, mais le fait que les fidèles ne les connaissent pas, ne les comprennent pas, les conduit à s’interroger sur leur bien-fondé et sur la coresponsabilité qu’on évoque si souvent ». À ce moment-là, mon attention a fait un pas de côté et il m’est revenu une réplique du dernier acte d’Intermezzo3, celle du contrôleur des Poids et Mesures qui confie à Isabelle la douce inquiétude qui s’empare de lui lorsqu’il se demande s’il va être muté à Gap ou à Bressuire, puisqu’à intervalles réguliers, il doit changer d’affectation. Il sait voir des agréments dans cette situation. « Saisissez-vous, dit-il à Isabelle, la délicatesse et la volupté de cette incertitude ? ». Nous suivons, me suis-je dit, des chemins plus ou moins sinueux qui nous conduisent, de notre fait ou à notre corps défendant, d’étape en étape, qu’elles soient géographiques, professionnelles, conjugales, sociales, à Gap ou à Bressuire. Étonnons-nous alors de ne pas toujours percevoir la délicatesse et la volupté de cette incertitude. Il faut dire que l’esthétique giralducienne est un peu particulière.
« Puisque nous évoquons l’Église, et ce que nous ne comprenons pas de son comportement, reprit Gastinel en se resservant de ravioles, les derniers propos du pape en Mongolie me laissent un peu sur ma faim. Que veut-il dire, lorsqu’il recommande aux chinois d’être “de bons citoyens” et “de bons chrétiens” ? De bons chrétiens, passe ; mais de bons citoyens ? Certains considèrent qu’il a ainsi tenu à dire que le gouvernement chinois, et son parti communiste, n’avaient rien à redouter du catholicisme. Peut-être. Est-il possible qu’il soit compris ? Voire qu’il soit cru ? On s’est tellement parfumé de l’idée, comme aurait dit Philippe Meyer4, que Jean-Paul II avait été pour quelque chose dans l’évaporation de l’URSS, qu’on verrait bien le pape François entreprendre discrètement le siège de l’Empire du Milieu… À la place de Xi Jinping, je me méfierais ». « Ne vous inquiétez pas pour lui, poursuivit Béraud. Le mépris du marxisme chinois pour cette aliénation religieuse et européenne qu’est le catholicisme met son bon peuple à l’abri de la tentation de la religion des “longs nez”. Cela n’empêche pas les sourires et les courbettes, parce qu’il vaut mieux vivre en paix tant qu’on n’est pas sûr de ne pas pouvoir l’emporter sur les autres ». Il y avait sans doute moins de sous-entendus au temps de la Croisière Jaune5 reprit Gastinel. En ce temps-là, le Père Teilhard de Chardin6 dont le pape a rappelé la présence dans l’expédition, ne craignait pas de jouer au disc-jockey dans les déserts de Chine ». « Au disc-jockey ! », nous sommes-nous exclamés. « Eh oui, poursuivit-il en savourant son effet. L’expédition était bloquée à Ouroumsti par un de ces seigneurs de la guerre chinois. Elle voulut prévenir par T.S.F. les autorités françaises et ne trouva rien de mieux, pour pouvoir émettre ses messages sans attirer l’attention, que de faire couvrir le bruit du télégraphe par la musique d’un phonographe. Et qui passait les disques ? Le Père Teilhard ! L’historiographe de l’expédition rapporte qu’il remit plusieurs fois sur le plateau « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… », la chanson qu’interprétait Lucienne Boyer, « de sa voix chaude et un peu rauque, amplifiée vingt fois par le haut-parleur ». « Il ne manquait pas de cordes à son arc ! » lâcha Béraud. « N’oubliez pas que c’était un jésuite ! » conclut Gastinel.
En remontant au Villard, j’ai croisé Mimiquet. Nous avons parlé de choses et d’autres, de l’inquiétude que nous causait l’évolution de notre monde, du réchauffement climatique, de l’amplification des migrations, des conséquences ignorées des manipulations génétiques à prévoir, du terrorisme et j’en passe. Le déjeuner avait été un peu lourd, sans doute, l’épaule d’agneau un peu grasse, les ravioles trop aillées, le Tresbaudon trop capiteux, le génépi de Madame Arnaud trop généreux… Comme je lui disais que je ne voyais pas que les tendances puissent s’inverser, il m’a simplement répondu, en scellant la cigarette qu’il venait de rouler : « Finalement, c’est dans l’imprévu qu’il y a de l’espoir ». Je vous le livre tel quel. En espérant lire prochainement le commentaire que vous en ferez.
Je vous redis toute notre amitié.
P. Deladret
- Inspiré du Ps 23, 2. De David ! Tout de même !
- Jeu consistant à faire glisser des lettres mobiles dans un cadre pour former des mots, une des cases restant vide pour permettre le déplacement des lettres.
- Intermezzo, comédie de Jean Giraudoux, 1933.
- Philippe Meyer (né en 1947), journaliste, chroniqueur et homme de théâtre.
- Expédition automobile menée de 1931 à 1932, de Beyrouth à Pekin, par la Société Citroën.
- Pierre Teihard de Chardin (1881-1955), prêtre, jésuite, géologue, paléontologue, théologien, philosophe. Auteur, notamment du Phénomène humain, qui lui valut des démêlés avec les autorités ecclésiastiques qui lui interdirent de publier (non d’écrire ).