Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2024

Cher ami,
Vous revenez dans votre dernière lettre que nous avons reçue hier, et dont nous vous remercions, sur les Jeux Olympiques qui viennent de s’achever à Paris et, alors même que les particules de la poussière médiatique qu’ils ont soulevée ne sont pas encore retombées, vous pensez à ce que peut être le désarroi de ceux qu’elle n’a pas atteints. Vous imaginez la déception, le doute qui doit s’emparer de ceux qui avaient tout sacrifié de leur existence pour ces quelques minutes qui pouvaient leur permettre d’atteindre le but qu’ils s’étaient fixé, de passer de l’ombre à la lumière, Et puis, d’un coup, plus rien, la chute d’Icare dans une mer qui ne conservera même pas leur nom… Et pourtant, ils avaient été sélectionnés, ils avaient une compétence technique, une discipline de vie, une force de caractère exceptionnelle qui les autorisait à croire en eux. Le retour à une vie qui ne se nourrit pas de ces convictions doit être « compliqué », comme dit maintenant lorsqu’on veut qualifier une situation délicate ou inextricable.
Le colonel Gastinel, à qui je parlais de cela tandis que nous prenions le café chez l’ami Béraud avec Mimiquet venu repeindre vos chaises de jardin, a remarqué que ce désarroi pouvait aussi être celui de députés qui n’ont pas été réélus alors qu’ils n’ont pas démérité ou de ministres lorsque le Président se débarrasse de son gouvernement en les jetant avec l’eau du bain. Béraud lui a fait remarquer que ces gens-là ne sont pas des ascètes ni des athlètes de la politique et que les réseaux comme le jeu des investitures sont sans doute une forme de dopage sensiblement moins détectable de celui qu’on traque chez les sportifs. Il devenait inéluctable, vous en conviendrez, que notre bavardage s’oriente alors sur les péripéties de la désignation du nouveau Premier ministre qui ont servi de carburant à bien des conversations cet été. Béraud voit dans cette séquence politique l’expression d’une stratégie qu’a pu inspirer le légendaire combat entre les Horace et les Curiace1. « N’a-t-on pas vu, dit-il, s’évaporer les chances des prétendants à la fonction de Premier ministre au fur et à mesure que le Président les laissait sortir du bois, leurs prétentions laissant apparaître leurs limites et leurs soutiens perdant de leur efficacité ? En tout état de cause, poursuivit-il, nous sommes, comme les Hébreux en leur temps et le nouveau Premier ministre aujourd’hui, au milieu de la mer Rouge, entre deux murailles, celle de la dette extérieure, et celle des idées reçues, qui, l’une comme l’autre peuvent nous submerger. » « Le problème, fit Mimiquet, c’est qu’il ne suffit pas de traverser la mer Rouge ; encore faut-il savoir où on va ; les Hébreux sont bien restés quarante ans à tourner dans le désert ! » « Oh ! Tu sais, lui dit Gastinel, j’ai l’impression que cela fait bien quarante ans que nous zigzaguons… Et n’oublie pas que celui qui conduisit l’Exode des Hébreux n’atteignit pas lui-même la Terre Promise. » « Ceci dit, intervint Béraud, nous avons chez nous beaucoup de politiques “à la nuque raide” comme les Hébreux2 et d’opinions opposées, qui n’entendent pas dévier de leur programme et poussent leurs troupes à la contestation. Est-ce par conviction ou pour ne pas perdre leur fonds de commerce ? » « Les clivages seraient sans doute moins accentués, osa Gastinel, si les élus représentaient plus exactement le corps électoral ; n’a-t-on pas vu lors des dernières législatives de braves gens voter pour des candidats dont ils ne partagent pas les idées pour essayer d’éliminer d’autres candidats dont ils ne partagent pas non plus les idées, alors qu’ils auraient pu simplement s’abstenir ? Il est dommage que Goscinny et Uderzo3 ne soient plus de ce monde pour imaginer un de ces dessins dont ils avaient le secret où l’on voyait les irréductibles Gaulois s’affronter régulièrement dans des mêlées fratricides. Je me demande s’il ne serait pas temps d’en venir à la proportionnelle, au lieu d’en rester au “scrutin de gladiateur”, comme l’appelait, paraît-il, Edouard Herriot. »4 « Je me demande bien pourquoi, fit Mimiquet, on en reste à un mode de scrutin qui ne permet pas une juste représentation de ce que pensent les gens. » Nous avons eu maintes occasions, vous et moi, d’échanger sur le sujet, mais la situation actuelle m’amène à me poser la question de savoir si le mode de scrutin est le véritable problème, si l’important n’est pas, au-delà des techniques de scrutin, qui ont, les unes et les autres, des inconvénients et des avantages, la volonté de « vivre ensemble » des membres du corps électoral. La proportionnelle serait de peu d’effet pour calmer ceux qui ne font rien pour apaiser les antagonismes. La situation serait-elle vraiment différente de ce qu’elle est si les trois blocs qui actuellement cherchent à se neutraliser étaient issus d’un scrutin proportionnel ? On peut en douter. Peut-être n’y aurait-il pas eu trois blocs, mais quatre ou cinq ; mais si aucun n’était prêt à des concessions, où serait l’avantage ? Quand certains ne veulent pas de la forme républicaine actuelle, ni de la démocratie représentative, on pourra ergoter à l’infini, il n’y aura pas de solution, sauf à faire comprendre à ceux qui n’ont pas vu les conséquences de leurs votes qu’il faut cantonner bien démocratiquement ces gens-là dans la situation extrêmement minoritaire qui est la leur.
Béraud nous a rappelé, alors que nous nous séparions, le mot de Tristan Bernard5 au moment où, arrêté en tant que juif en 1943, il partait pour le camp de Drancy : « Jusqu’à présent nous vivions dans l’angoisse, désormais nous vivrons dans l’espoir. »6
Nous vous souhaitons de partager cet espoir et vous redisons toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Trois frères de la famille romaine des Horace furent opposés à trois frères de la famille albaine des Curiace pour tenter de mettre fin à la rivalité entre Rome et Albe. À l’issue du premier combat, au cours duquel deux Horaces trouvèrent la mort, les trois Curiaces étaient plus ou moins gravement blessés. Le survivant des Horace eut alors l’idée de s’éloigner en courant du lieu du combat pour séparer ses adversaires que leurs blessures empêchaient d’aller à la même allure. Il put ainsi les vaincre, l’un après l’autre.
  2. Ex 33, 5.
  3. Les pères d’Astérix le Gaulois.
  4. Homme politique français, 1872-1957.
  5. Tristan Bernard (1866-1947), romancier, auteur dramatique, humoriste. Comme on lui demandait, avant de partir pour Drancy, ce dont il avait besoin, il répondit « d’un cache-nez ! »
  6. Il avait raison d’espérer puisqu’il fut libéré grâce à l’intervention de Sacha Guitry….