Lettres du Villard

Conte pour Noël – décembre 2024

Le sacristain et l’organiste

C’était quelques années avant l’arrivée de votre prédécesseur qui a tenu pendant vingt ans les orgues de notre église. C’est vous dire ! En ce temps-là, comme on disait avant Vatican II en commençant la lecture de l’Évangile, la paroisse avait encore les moyens de verser un petit quelque chose au vieux Audibert, le bedeau qui entretenait de son mieux l’église et la sacristie. Le curé Vallory, de qui je tiens l’histoire, m’a raconté qu’un jour de l’Avent, alors qu’il était dans son confessionnal pour y accueillir les fidèles, il entendit la curieuse conversation que je m’en vais vous raconter. Le saint homme y passait beaucoup de temps car, à l’époque, il y avait sans doute dans notre paroisse moins de saints qu’aujourd’hui et presque tout le monde allait de temps en temps à confesse. Ces braves gens n’hésitaient pas à se reconnaître pêcheurs, en action parfois, en paroles souvent, presque toujours par omission. Et en pensée, n’en parlons même pas ! Il est vrai qu’avec ce qu’on leur faisait apprendre au catéchisme, ce qu’on leur disait à la maison et ce que leur racontait le maître à l’école pendant les leçons de morale, ils savaient que, pour ce qui était de la sainteté, ils étaient loin du compte.
Toujours est-il qu’il qu’intrigué par une conversation qui venait de la tribune, le curé écarta le rideau pour ne rien en perdre. Le sacristain avait entrepris l’organiste et s’étonnait qu’il se sente obligé de répéter tous ces airs qui étaient souvent les mêmes, à quoi l’homme de l’art répondait qu’une technique, ça s’entretient et que ce n’était pas vraiment charitable de sembler ignorer les efforts qu’il faisait pour jouer de beaux morceaux pour l’Offertoire ou pour la procession de sortie. Et puis, ajouta-t-il, la fête de Noël approchait et il fallait faire de son mieux pour accueillir le Sauveur !
Et, joignant le geste à la parole, il entreprit de jouer les premières notes d’un des cantiques qu’il allait soumettre au curé. « Voyez-vous, continua-t-il, le fonds de chants de Noël est, pour ainsi dire, inépuisable et le choix toujours difficile ; je laisserai de côté les chants un peu pompeux d’autre fois, du style : “Cieux, répandez votre rosée, (…) donnez à la Terre épuisée, le Rédempteur de l’univers !” qu’on ressortait pendant l’Avent ou “Le Fils du Roi de gloire… est descendu des cieux… Il tire l’univers des fers”, qu’on jouait pour la Nativité mais qui sent maintenant un peu le renfermé. Notre curé préfère, et je me range volontiers à son goût, les cantiques d’inspiration sinon plus évangélique du moins plus pastorale, par exemple “Les anges dans nos campagnes” (et l’organiste fredonna “la- la-la- la- do- la- si- la-la” en parcourant le clavier de sa main). Un autre me plaît autant, sinon plus, c’est “Il est né, le divin Enfant !” Il y a tout ! Les prophètes, l’étable, les rois… ». Audibert qui, si l’on peut dire, connaissait un peu la musique, lui fit remarquer que, pour admirable qu’il soit, le cantique ne disait pas un mot des anges ni des bergers et qu’il valait mieux ne pas les oublier si on ne voulait vexer personne, pour autant, ajouta-t-il pince-sans-rire, que des bergers habitués à l’humilité de leur condition et que les anges, créatures parfaites, puissent se vexer… L’organiste se tira d’affaire en pianotant « fa- fa- do- fa- sol- mi- do- la- sol  » et en demandant à Audibert « Vous connaissez ? ». – « Bien sûr, c’est Adeste fideles ! » – « Adeste fideles… Venite adoremus ! » – « Accourez, fidèles, joyeux, triomphants / Venez à Bethléem / Voyez le roi des Anges qui vient de naître/ Venez adorons ! » poursuivit l’organiste. « C’est, pour moi, le plus beau chant de Noël ; on sent dans cet hymne le souffle, la majesté de la musique du siècle de Haendel ! Et puis, n’oubliez pas que c’est en l’entendant que Paul Claudel s’est converti ! » Audibert, qui n’avait aucune envie d’en savoir plus sur la conversion de ce Claudel qu’il ne connaissait pas, avait pris sur la console de l’orgue la partition du « Venez divin Messie » et chantonna « Venez divin Messie / Sauver nos jours infortunés / Venez, source de vie / Venez Seigneur, venez ». « Eh bien, moi, c’est ce cantique qui me touche le plus. On y sent bien que les pauvres hommes que nous sommes n’en peuvent plus. C’est plus qu’un appel, c’est une véritable supplication. Et si le Seigneur ne vient pas – je lis ce qui est écrit – briser le joug du genre humain et enlever nos chaînes, qui le fera ? » – « Mais vous faites comme si vous aviez oublié que le Bon Dieu nous a envoyé son Fils pour nous remettre sur le bon chemin. Si vous êtes toujours dans l’attente, vous en restez à l’Ancien Testament, mon pauvre ami. Regardez ces malheureux Juifs ! Enfin, je pense que c’est un peu réducteur comme explication et que Monsieur le curé saurait mieux nous l’expliquer, mais bon… à chacun son métier » – « Il n’empêche, lui dit Audibert, que j’ai souvent l’impression que le passage de Jésus dans notre monde aurait pu avoir plus d’effet. Je ne dis pas qu’il n’ait pas fait ce qu’il fallait, car son sacrifice a été surhumain, mais je me demande si l’homme d’aujourd’hui est vraiment différent de celui de l’Ancien Testament. Et, vous ne me croirez peut-être pas, mais c’est précisément à cause de ça que j’aime autant ce cantique, parce que je pense qu’on n’aura jamais fini de demander au Bon Dieu de venir et de revenir pour nous aider à trouver la voie de ce que Monsieur le curé appelle le salut. Et, ma foi, je ne serais pas étonné que Jésus nous aime aussi de nous voir encore espérer malgré tout ce que nous avons subi et tout ce que nous avons fait depuis deux mille ans. »
Le curé Vallory m’a raconté qu’il ne s’était pas cru autorisé à intervenir dans une conversation qu’il avait entendue sans y être invité, mais il n’en était pas mécontent. D’autant que, pour la clore, l’organiste avait entrepris de jouer sur son clavier ré- sol- fa- sol- la- si, les premières notes de La Cambo me fai mau (« La jambe me fait mal ») dont la mélodie enjouée et les paroles bonhommes exprimaient l’espoir de la guérison à la seule vue du Divin Nouveau-né.

J. Ducarre-Hénage
Avec l’aide amicale de Patrick Geel, organiste.

2024-12-16T16:11:16+01:00

Lettre du Villard – novembre 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2024

Mon cher ami,
Je vous adresse ci-joint le certificat de ramonage que m’a remis le fumiste à qui j’avais demandé de votre part de nettoyer votre cheminée ; il vaut mieux ne pas le conserver au Villard car si, par malheur, votre maison prenait feu, la preuve de votre prudente gestion disparaîtrait. En tout état de cause, s’il vous arrive de l’égarer, il vous suffira de vous souvenir que ce fut le jour où Donald Trump fut réélu, disons choisi par une majorité de grands électeurs. Présentée comme inattendue parce qu’improbable, cette élection ne nous a pas outre mesure surpris ; une amie de ma femme, qui partage son existence entre la France et la Floride, et qui ne paraît pas évoluer dans des sphères trumpistes, nous avait en effet écrit dès la fin de l’été que Trump allait être élu car il représentait ce à quoi aspiraient les Étasuniens. La question n’est pas ici de savoir s’ils ont tort ou raison, s’ils voient plus loin que nous ou s’ils sont d’une autre époque, mais de savoir pourquoi, sur le Vieux Continent, et sans doute plus particulièrement en France, une majorité de gens ont pu penser que Trump serait éliminé. Il est tout de même curieux que les grands médias des deux côtés de l’Atlantique n’aient pas été plus clairvoyants qu’une Française, cultivée, certes, mais extérieure aux milieux dits bien informés. Je racontais cela à Gastinel, alors que nous revenions de la chapelle du hameau où venait d’être célébrée la messe pour les défunts. Le curé de la vallée accède encore à notre demande. Jusqu’à quand pourra-t-il « monter » au Villard ? Et jusqu’à quand la vallée aura-t-elle encore un curé ? Nous prions, certes, pour nos parents et amis défunts, pour qu’ils puissent gagner au plus vite le Paradis, s’ils n’y sont déjà. Mais nous avons souvent l’impression, en ces moments-là, qu’aucun de ceux dont les noms nous reviennent à l’esprit n’en est très loin. Sans doute avons-nous oublié les autres. Finalement, quand nous pensons à eux, est ce que nous ne nous replions pas sur nos souvenirs, sur les moments que nous avons vécus ensemble, autrement dit à notre vie, à ce qu’elle a pu avoir de bon et de moins bon. Ce qui n’est déjà pas si mal !
Mais revenons à l’élection de Trump ! Gastinel n’a pas été outre mesure étonné de cette cécité des médias. « Ma foi ! dit-il, ou bien, ils ne savent pas s’informer, ce dont je doute, ou encore, leur grille de lecture des événements les empêche de tirer les conclusions qui découlent de leurs observations, ou encore ils savent très bien ce qu’il en est mais ils orientent leurs commentaires pour faire passer leurs idées dans l’opinion publique ». « Je comprendrais cela de la part des médias d’outre atlantique, intervint Béraud avec qui nous cheminions. Ceux dont les dirigeants n’aiment pas Trump peuvent essayer d’influencer ceux qui les écoutent ou les lisent, mais je saisis moins l’attitude des médias français dont le paysan du Middle West doit se soucier des analyses comme d’une guigne ». « Sans doute, reprit le colonel très en verve, mais qui nous dit qu’ils n’ont pas la conviction qu’il faut éduquer l’opinion publique européenne pour éviter que des clones de Trump ne prennent racine de ce côté-ci de l’Atlantique ? » « Il est vraisemblable, poursuivit Beraud, qu’ils n’entendent pas catéchiser ceux dont les idées sont bien arrêtées, qu’il s’agisse des lecteurs de Mediapart1 ou de Valeurs actuelles 2. Le terrain leur est plus favorable dans les médias d’information générale qui n’affichent pas de conviction particulière mais qui permettent de toucher sans y paraître une population moins avisée ou plus perméable ». « Si je comprends bien ce que vous dites, glissa Mimiquet qui nous avait rejoints après avoir fermé la chapelle, le journal télévisé, le Dauphiné libéré ou La Provence auraient plus d’influence sur l’opinion publique que L’Humanité ou que Le Figaro. Est-ce que, par hasard, vous ne deviendriez pas complotistes ? »3.
À cet instant, glissa au-dessus de nos têtes un planeur qui, franchissant les Crêtes d’Abriès, piquait dans la vallée. « Ça doit être merveilleux de piloter un planeur, continua sans transition Mimiquet. On doit glisser sans bruit, sans effort, porté par les airs… » « On voit bien, coupa le colonel, que tu n’es pas monté dans un planeur. Quel boucan, à bord ! Tu n’imagines pas le sifflement permanent de l’air sur les ailes ; et le bip-bip des capteurs en bout d’ailes qui s’affolent dès qu’on s’approche d’une paroi ou d’un autre appareil… Et je ne parle même pas de l’attention qu’il faut en permanence porter aux sautes d’humeur de l’atmosphère, aux courants qui déportent, aux ascendances inattendues, aux vents rabattants… N’oublie pas qu’un planeur, si léger soit-il, tombe en permanence et qu’il ne tient en l’air que par le savoir-faire de son pilote qui tire parti du milieu dans lequel il évolue pour se maintenir et avancer ». « Ce que vous dites, dit Beraud, me fait tout à fait penser à l’action du Premier Ministre actuel et de son gouvernement qui, pour parvenir à faire voter le budget par le Parlement, continuer de maintenir l’État gouvernable, suivre la direction que lui impose la situation dont il a héritée et éviter le crash, pilotent dans ce climat hostile par petites touches. Des turbulences… Il y en a ! Alors, en pesant un peu sur le manche à balai, on passe sous les fourches caudines des uns ; d’un coup de palonnier, hop ! on freine une dérive à gauche, ou à droite. Et tout ça dans le tohu-bohu de l’assemblée à côté duquel les sifflements du planeur ne sont qu’un murmure ! » La conversation, tombée un instant sur ce constat partagé, reprit lorsqu’en passant devant notre petit cimetière, Beraud s’est demandé si, finalement, nous n’étions pas tous plus ou moins des sortes de planeurs, obligés en permanence à nous maintenir en l’air, en nous appuyant sur ce qui nous environne, pour éviter de nous laisser tomber du fait de notre propre poids. « Et si, ma foi, dit-il, nous prenons un peu d’altitude, ce n’est tout de même pas mal ! »
J’espère que lorsque votre prochaine lettre nous parviendra, le gouvernement tiendra encore l’air !

Soyez assurés de nos amicales pensées.

PJ : certificat de ramonage

P. Deladret

  1. Mediapart : quotidien d’actualité numérique dont la ligne éditoriale est orientée assez nettement à gauche.
  2. Valeurs actuelles : hebdomadaire d’opinion qualifié par Médiapart d’ultra-conservateur.
  3. Complotiste : partisan de la théorie du complot expliquant un événement comme le résultat d’une action planifiée et dissimulée.
2024-11-18T21:26:39+01:00

Lettre du Villard – octobre 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2024

Bien cher ami,
Votre dernière lettre nous apprend que nous aurons le bonheur de vous revoir prochainement au Villard pour les vacances de Toussaint. Ma femme me faisait remarquer que le ministère de l’Éducation nationale qui a passé au rabot laïc la dénomination des vacances de Pâques continue heureusement d’appeler vacances de la Toussaint celles qui approchent. Cette laïcisation n’est pas sans évoquer l’habitude prise par certains historiens de numéroter les années non plus « av. (ou apr.) J.-C. », mais « EC (Ere commune) ou AEC », pour éviter de faire référence à une civilisation ou à une religion particulière… Vous voyez d’où vient le boulet… Mais revenons aux vacances !
Nous savons combien vous êtes sensible à la variété des couleurs que prennent en cette saison les arbres de notre belle vallée. À ce jour, les mélèzes n’ont pas encore leur belle teinte d’automne mais les bouleaux commencent à dorer et les hêtres à flamboyer. Sans doute les uns et les autres attendent-ils votre arrivée pour se montrer tels que nous les aimons. Nous avons rencontré hier, alors qu’avec Béraud nous revenions des champignons, le brave Mimiquet qui, assis sur le banc de la chapelle, contemplait la vallée. « Franchement, nous dit-il, aucun autre paysage ne pourrait me plaire plus que celui-là. » Je rapportai ce mot à nos amis avec qui le soir-même nous partagions la dernière soupe au pistou de la saison en leur disant combien m’avait touché cet émerveillement renouvelé pour ce qui finalement n’était que son cadre de vie. Gastinel a, de façon abrupte, considéré que c’était parce que Mimiquet ne connaissait pas autre chose. Beraud lui a rappelé que du Bellay qui, pour un homme de son temps, avait beaucoup voyagé, préférait son « petit Liré au Mont Palatin »1. « On voyage beaucoup aujourd’hui, poursuivit-il. Il faut reconnaître qu’il est agréable d’accéder à des paysages, des monuments, des œuvres d’art dont on a entendu parler ou dont on ne connaît que les images. Et puis, on se dépayse, on change de cadre de vie, de rythme, de nourriture, que sais-je ? Je suis assez enclin à penser que la frénésie de voyages dont témoignent certains aujourd’hui est moins l’expression de leur curiosité que leur besoin de trouver des dérivatifs à leur existence. Et je le dis parce que j’ai visité pas mal de pays ! » L’ami Poulenc, qui arrivait justement d’un voyage organisé en Chine, ne s’est pas aventuré à discuter de la finalité de son séjour dans le Céleste Empire mais il nous a dit que ce qui l’avait le plus gêné avait été de ne pas connaître la civilisation du pays et donc de ne pas avoir les clés pour comprendre son art. « C’est notre civilisation qui nous donne l’intelligence de ses œuvres, continua-t-il. Lorsque je regarde, par exemple, le tableau du Mariage de la Vierge de Raphaël, je ne comprendrais pas pourquoi est fleuri le rameau que tient Joseph si je ne connaissais pas La légende dorée2. De façon symétrique, je ne sais ce qu’il convient d’admirer dans telle ou telle représentation de Bouddha. Ne parlons pas de la statuaire hindoue dont le sens des postures nous est parfaitement hermétique. J’ignore si ce qui m’est présenté est remarquable et signifiant. » « Est-ce vraiment important ? remarqua Béraud. Après tout, il n’est pas désagréable de se sentir un peu perdu lorsqu’on veut se dépayser. » Gastinel ayant saisi la balle au bond pour souligner le caractère essentiellement récréatif du tourisme actuel, j’ai tiré de ma bibliothèque, pour leur en donner lecture, un article du recueil de textes Voyages qu’écrivit Stephan Zweig3 en 1926, il y a pratiquement un siècle ! Il l’avait intitulé « Voyageurs ou voyagés ». Il s’offusquait déjà du début des voyages « de masse », des voyages contractuels, comme il dit, où tout est organisé. « Or, écrivait-il, à être voyagé de la sorte, on se contente de passer devant de nombreuses nouveautés sans entrer en elles… Il y a… toujours une contradiction entre le confort, l’objectif atteint sans peine et la véritable expérience vécue. » Et il concluait « Préservons ce carré d’aventure… C’est… l’unique moyen de découvrir non seulement le monde extérieur mais aussi notre univers intérieur. » « Que voulez-vous, enchaîna Beraud, il y a trop de monde, et partout, dans les palais, dans les musées, dans les calanques… Le surtourisme nous submerge. L’élévation du niveau de vie de millions d’hommes dans des pays où il n’y avait que des miséreux – on ne va pas le regretter – et la facilité des voyages en avion – çà, on peut le regretter, ne serait-ce qu’en considération de leur empreinte carbone – font que tout est à portée de tous. Vous allez voir que le dernier luxe va être de rester chez soi ! » Je me suis cru autorisé à rappeler que Pascal4 avait déjà noté que « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », mais Gastinel a relevé que le confinement lié à la pandémie de Covid 19 que nous avions connu il y a quatre ans n’avait pas rendu les hommes plus heureux, « sans doute, a-t-il ajouté, parce que ce qui relève de la contrainte ne peut avoir les effets de ce qui relèverait du choix ». Nous avions eu l’occasion d’en parler à ce moment-là et nous nous étions retrouvés sur cette constatation que l’homme qui est un animal social ne peut se réaliser dans l’isolement, sinon quelques êtres d’exception, auxquels, avions-nous conclu en souriant, nous n’appartenions pas.
N’étant pas des êtres d’exception de ce type, nous nous réjouissons par avance à l’idée du plaisir de vous revoir. Dites-nous au plus tôt quel jour vous pensez arriver pour que nous mettions en conséquence en route le chauffage de votre maison. Et sachez qu’une assiette de soupe vous attendra !
Croyez en nos pensées les plus amicales.

P. Deladret

  1. Liré : village d’Anjou cité par Joachim du Bellay (1522 ? -1560) dans son poème « Heureux qui comme Ulysse ».
  2. Le mont Palatin est une des collines de Rome couronnées de palais d’empereurs.La légende dorée, ouvrage écrit au xiiie siècle par Jacques de Voragine, archevêque de Gènes, qui raconte la vie probable ou supposée des saints connus en son temps.
  3. La légende du rameau est rapportée le 8 septembre à la date de la Nativité de la Vierge.
  4. Stephan Zweig, 1881-1942, écrivain autrichien.
  5. Blaise Pascal, 1623-1662, philosophe et mathématicien français.
2024-10-15T16:27:03+02:00

Lettre du Villard – septembre 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2024

Cher ami,
Vous revenez dans votre dernière lettre que nous avons reçue hier, et dont nous vous remercions, sur les Jeux Olympiques qui viennent de s’achever à Paris et, alors même que les particules de la poussière médiatique qu’ils ont soulevée ne sont pas encore retombées, vous pensez à ce que peut être le désarroi de ceux qu’elle n’a pas atteints. Vous imaginez la déception, le doute qui doit s’emparer de ceux qui avaient tout sacrifié de leur existence pour ces quelques minutes qui pouvaient leur permettre d’atteindre le but qu’ils s’étaient fixé, de passer de l’ombre à la lumière, Et puis, d’un coup, plus rien, la chute d’Icare dans une mer qui ne conservera même pas leur nom… Et pourtant, ils avaient été sélectionnés, ils avaient une compétence technique, une discipline de vie, une force de caractère exceptionnelle qui les autorisait à croire en eux. Le retour à une vie qui ne se nourrit pas de ces convictions doit être « compliqué », comme dit maintenant lorsqu’on veut qualifier une situation délicate ou inextricable.
Le colonel Gastinel, à qui je parlais de cela tandis que nous prenions le café chez l’ami Béraud avec Mimiquet venu repeindre vos chaises de jardin, a remarqué que ce désarroi pouvait aussi être celui de députés qui n’ont pas été réélus alors qu’ils n’ont pas démérité ou de ministres lorsque le Président se débarrasse de son gouvernement en les jetant avec l’eau du bain. Béraud lui a fait remarquer que ces gens-là ne sont pas des ascètes ni des athlètes de la politique et que les réseaux comme le jeu des investitures sont sans doute une forme de dopage sensiblement moins détectable de celui qu’on traque chez les sportifs. Il devenait inéluctable, vous en conviendrez, que notre bavardage s’oriente alors sur les péripéties de la désignation du nouveau Premier ministre qui ont servi de carburant à bien des conversations cet été. Béraud voit dans cette séquence politique l’expression d’une stratégie qu’a pu inspirer le légendaire combat entre les Horace et les Curiace1. « N’a-t-on pas vu, dit-il, s’évaporer les chances des prétendants à la fonction de Premier ministre au fur et à mesure que le Président les laissait sortir du bois, leurs prétentions laissant apparaître leurs limites et leurs soutiens perdant de leur efficacité ? En tout état de cause, poursuivit-il, nous sommes, comme les Hébreux en leur temps et le nouveau Premier ministre aujourd’hui, au milieu de la mer Rouge, entre deux murailles, celle de la dette extérieure, et celle des idées reçues, qui, l’une comme l’autre peuvent nous submerger. » « Le problème, fit Mimiquet, c’est qu’il ne suffit pas de traverser la mer Rouge ; encore faut-il savoir où on va ; les Hébreux sont bien restés quarante ans à tourner dans le désert ! » « Oh ! Tu sais, lui dit Gastinel, j’ai l’impression que cela fait bien quarante ans que nous zigzaguons… Et n’oublie pas que celui qui conduisit l’Exode des Hébreux n’atteignit pas lui-même la Terre Promise. » « Ceci dit, intervint Béraud, nous avons chez nous beaucoup de politiques “à la nuque raide” comme les Hébreux2 et d’opinions opposées, qui n’entendent pas dévier de leur programme et poussent leurs troupes à la contestation. Est-ce par conviction ou pour ne pas perdre leur fonds de commerce ? » « Les clivages seraient sans doute moins accentués, osa Gastinel, si les élus représentaient plus exactement le corps électoral ; n’a-t-on pas vu lors des dernières législatives de braves gens voter pour des candidats dont ils ne partagent pas les idées pour essayer d’éliminer d’autres candidats dont ils ne partagent pas non plus les idées, alors qu’ils auraient pu simplement s’abstenir ? Il est dommage que Goscinny et Uderzo3 ne soient plus de ce monde pour imaginer un de ces dessins dont ils avaient le secret où l’on voyait les irréductibles Gaulois s’affronter régulièrement dans des mêlées fratricides. Je me demande s’il ne serait pas temps d’en venir à la proportionnelle, au lieu d’en rester au “scrutin de gladiateur”, comme l’appelait, paraît-il, Edouard Herriot. »4 « Je me demande bien pourquoi, fit Mimiquet, on en reste à un mode de scrutin qui ne permet pas une juste représentation de ce que pensent les gens. » Nous avons eu maintes occasions, vous et moi, d’échanger sur le sujet, mais la situation actuelle m’amène à me poser la question de savoir si le mode de scrutin est le véritable problème, si l’important n’est pas, au-delà des techniques de scrutin, qui ont, les unes et les autres, des inconvénients et des avantages, la volonté de « vivre ensemble » des membres du corps électoral. La proportionnelle serait de peu d’effet pour calmer ceux qui ne font rien pour apaiser les antagonismes. La situation serait-elle vraiment différente de ce qu’elle est si les trois blocs qui actuellement cherchent à se neutraliser étaient issus d’un scrutin proportionnel ? On peut en douter. Peut-être n’y aurait-il pas eu trois blocs, mais quatre ou cinq ; mais si aucun n’était prêt à des concessions, où serait l’avantage ? Quand certains ne veulent pas de la forme républicaine actuelle, ni de la démocratie représentative, on pourra ergoter à l’infini, il n’y aura pas de solution, sauf à faire comprendre à ceux qui n’ont pas vu les conséquences de leurs votes qu’il faut cantonner bien démocratiquement ces gens-là dans la situation extrêmement minoritaire qui est la leur.
Béraud nous a rappelé, alors que nous nous séparions, le mot de Tristan Bernard5 au moment où, arrêté en tant que juif en 1943, il partait pour le camp de Drancy : « Jusqu’à présent nous vivions dans l’angoisse, désormais nous vivrons dans l’espoir. »6
Nous vous souhaitons de partager cet espoir et vous redisons toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Trois frères de la famille romaine des Horace furent opposés à trois frères de la famille albaine des Curiace pour tenter de mettre fin à la rivalité entre Rome et Albe. À l’issue du premier combat, au cours duquel deux Horaces trouvèrent la mort, les trois Curiaces étaient plus ou moins gravement blessés. Le survivant des Horace eut alors l’idée de s’éloigner en courant du lieu du combat pour séparer ses adversaires que leurs blessures empêchaient d’aller à la même allure. Il put ainsi les vaincre, l’un après l’autre.
  2. Ex 33, 5.
  3. Les pères d’Astérix le Gaulois.
  4. Homme politique français, 1872-1957.
  5. Tristan Bernard (1866-1947), romancier, auteur dramatique, humoriste. Comme on lui demandait, avant de partir pour Drancy, ce dont il avait besoin, il répondit « d’un cache-nez ! »
  6. Il avait raison d’espérer puisqu’il fut libéré grâce à l’intervention de Sacha Guitry….
2024-09-18T11:58:20+02:00

Lettre du Villard – août 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 août 2024

Chers amis,
Nous sommes heureux de savoir que vous n’avez pas rencontré de difficulté particulière lors de votre déménagement et que les premiers contacts avec ceux que vous allez côtoyer pendant quelques années sont encourageants. Il aurait été tellement dommage que des désagréments mineurs vous aient privé des bienfaits de votre séjour au Villard !
Votre lettre nous est arrivée alors que nous étions chez Poulenc pour regarder la finale du 100 m des Jeux Olympiques. Gastinel boudait, comme il boude depuis le spectacle de l’ouverture de ces jeux, qui lui a paru vulgaire. Mimiquet s’est, comme il dit, « régalé ». Vous connaissez assez mes idées pour imaginer que je me range du côté de Béraud qui a trouvé le spectacle « clivant » et qui pense qu’en cette circonstance il aurait été de meilleur goût d’insister sur ce qui réunit plutôt que sur ce qui fait polémique. C’est dans l’air du temps, me direz-vous, et ce qu’on entend, comme ce qu’on lit depuis les dernières élections, montre que d’aucuns jettent à plaisir de l’huile sur le feu. Cela comble d’aise les journalistes politiques qui, après avoir interrogé l’avenir avant les élections législatives, se répandent maintenant en analyses et hypothèses tant sur les contours du futur gouvernement que sur la façon dont pourraient réagir certaines des composantes de l’électorat. « Que voulez-vous, constate Béraud, il leur faut bien remplir les colonnes ou les temps de parole qui leur sont attribués ! Je suis d’ailleurs assez admiratif du travail de certains qui me rappellent les reporters qui suivent le Tour de France, capables de parler pendant des heures alors que, sur l’écran, on ne voit pas grand-chose. Toute l’habileté de ces commentateurs est de ne pas apporter de réponse aux questions qu’ils posent. Leur propos est en fait moins de vous éclairer que de montrer leur agilité intellectuelle. Ce sont des artistes, des jongleurs d’idées. » « Je suis, sur ce point, poursuivit Gastinel bien de l’avis de Mimiquet qui s’exclame régulièrement après avoir écouté un de ces énergumènes : “A ben parla, maï qu’a di ?”1 ». Vous vous demandez régulièrement si ces exercices de style ont de l’intérêt et vous relevez que celui ou ceux qui ont à prendre des décisions n’attendent pas les échotiers pour savoir ce qu’il faudrait faire. Vous notez au passage qu’on peut parfois le regretter. Ces jeux d’esprit vous paraissent avoir d’autant moins d’intérêt qu’on n’écoute que ce qu’on accepte d’entendre et que le lecteur de L’Humanité ne risque pas d’être perturbé par un éditorial du Figaro. Béraud, à qui je faisais part de votre remarque, n’est pas tout à fait de votre avis ; il lit, en effet, plusieurs journaux dont un qui ne correspond pas à ses idées, pour, dit-il, d’autant mieux assurer ses convictions qu’il pénètre les arguments de ses adversaires et en démonte les sophismes. Il s’attire régulièrement les foudres de Gastinel qui lui reproche de soutenir ainsi financièrement un parti qui n’aspire qu’à voir disparaître des gens comme lui. Poulenc en a convenu en soulignant que la dérive de la démocratie avait atteint chez nous un stade tel que l’intolérance paraissait devenue pour certains une vertu. Il se demandait d’où pouvait bien venir ce travers de l’esprit français qui consiste à vouloir faire prévaloir son point de vue et à prétendre donner des leçons à tout le monde. Beraud fait remonter cela à Descartes, avec son “Cogito ergo sum”2. Il voit dans cette affirmation l’expression de l’orgueil primitif, inhérent à la nature humaine, celui d’Adam, et qui se trouve sanctuarisé chez nous dans ce qu’on se plaît à appeler l’esprit français, où l’on attache moins d’intérêt à l’efficacité qu’à la recherche d’une exception. Poulenc a poursuivi en comparant à la France des pays, comme l’Allemagne ou l’Italie où, paraît-il, la recherche du consensus l’emporte sur la volonté d’imposer ses idées ; il en fut arrêté par Gastinel qui lui fit remarquer que ces deux nations avaient produit Hitler et Mussolini, ce qui donnait à penser que le modèle n’était pas sans imperfection. « Soit, intervint Beraud, mais les avis tranchés qui se sont exprimés ces derniers mois donnent à penser que, si ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême droite ne fait pas l’objet d’adhésions sans réserve, l’extrémisme de gauche paraît n’avoir pas été considéré avec la même inquiétude ». « De fait, fit Poulenc, tout se passe comme si l’extrême droite était moins fréquentable que l’extrême gauche. Peut-être cela tient-il au fait que l’Histoire récente a montré les drames dont avaient été responsables ceux qui se retrouvent dans ce courant de pensée ». Il a ajouté, toutefois, qu’il n’était pas à exclure que l’autre extrême ne soit pas l’objet du même opprobre pour la simple raison que nous n’avions jamais connu en France de politique d’extrême gauche. Il fut interrompu par Mimiquet qui ne comprenait pas qu’on se pose la question. Il a rappelé les crimes commis de par le monde par ceux qui ont dirigé ou dirigent des états qui nient la liberté d’opinion, entendent tout diriger, déportent, voire exterminent ceux qui, simplement, ne sont pas de la race, de la religion ou du clan du chef. « Ma foi, osa Gastinel, vous avez certainement en tête les nazis de Hitler, les phalangistes de Franco ou les fascistes de Mussolini, mais vous ne pensez peut-être aux effets qu’ont eu ailleurs des régimes qui s’attribuaient une étiquette de gauche, aux dizaines de millions de Russes3 que Lénine et le “Petit Père des peuples”4 ont sacrifié sur l’autel de leur idéologie, aux soixante-dix millions de chinois envoyés vers un monde meilleur par Mao, ni à l’assassinat de 20 % des Cambodgiens par Pol Pot et sa clique. » « L’ignominie des uns n’excuse pas celle des autres, a repris Beraud, mais il faut peut-être prendre un peu de recul et, plutôt que de se polariser sur les notions de « gauche » ou de « droite », se demander si le danger ne réside pas dans le degré de radicalité et d’extrémisme de ceux qui se prévalent de l’une ou l’autre de ces options ». J’en ai profité pour rappeler à nos amis que, cet été, vous nous aviez conseillé Les dieux ont soif, d’Anatole France5 dont la lecture reste éclairante.
Vous concluiez votre lettre en relevant que nous allions sans doute vivre une période troublante et passionnée. Nous allons être, pour reprendre le mot de Raymond Aron, des « spectateurs engagés ». Mais, au fait, ne le sommes-nous pas en permanence ?
Nous vous renouvelons (si nécessaire !) l’expression de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. « Il a bien parlé, mais qu’a-t-il dit ? » L’expression s’emploie à propos d’un beau parleur.
  2. « Je pense donc je suis »,qui affirme la priorité de mon opinion personnelle sur celles qui pourraient provenir des autres et, en quelque sorte, me crée en me différenciant.
  3. 66,7 millions d’après Soljenitsyne.
  4. Staline.
  5. Publié en1912, ce roman décrit l’enchainement des faits qui conduisent un jeune sympathisant de la Révolution de 1789 à en devenir un des éléments les plus radicaux, avant d’être lui-même guillotiné.
2024-08-25T10:09:47+02:00

Lettre du Villard – mai 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mai 2024

Nous avançons doucement vers l’été que devraient animer les compétitions des Jeux Olympiques ; un avant-goût nous a été donné par le passage de la fameuse flamme dans notre vallée. Par où ne sera-t-elle pas passée, d’ailleurs, le jour où elle parviendra à Paris ? Nous avions pu trouver une place devant le marché couvert. Le colonel Gastinel a observé que nous avions été assez chanceux de la voir portée par une authentique sportive et non, comme cela a été vu ailleurs, par des saltimbanques censés attirer du public. Beraud, qui avait fait le déplacement avec nous, lui a fait remarquer qu’il n’était pas mauvais que de tels évènements amènent des gens qui souvent s’ignorent à exprimer les sentiments communs qu’ils éprouvent et qu’il ne fallait pas faire la fine bouche quant aux moyens employés.
« Si vous voulez, rétorqua le colonel, mais à ce compte-là, puisqu’on a fait porter la flamme olympique à des personnes qui ne sont pas connues pour leurs performances sportives, pourquoi ne pas avoir confié le rôle de maître de cérémonie de l’ouverture du festival de Cannes à un catcheur professionnel plutôt qu’à Camille Cottin1 ? »
Mimiquet nous a rejoints à la terrasse du Choucas où nous nous étions laissés aller à prendre l’apéritif ; inutile de vous dire que la flamme était déjà partie en voiture vers une ville plus importante. Beraud a rappelé en levant son verre la formule qu’on prête à Pierre de Coubertin, mais qu’il aurait empruntée à un évêque épiscopal américain : « L’important, n’est pas de gagner, c’est d’y prendre part. » « Si seule une personne peut porter la couronne de lauriers, a-t-il commenté, tout le monde peut partager la joie de la compétition. N’est-ce pas merveilleux ! » « Voire, enchaina Gastinel, mais cela a-t-il quelque rapport avec la réalité, lorsqu’on sait que pour participer, il faut avoir été sélectionné, c’est-à-dire avoir déjà évincé un grand nombre de candidats, autrement dit il faut avoir gagné pour participer ! On nous tympanise avec cette formule car elle est dans l’air du temps, du moins dans l’air que fredonnent les médias. L’exclusion est à exclure et tout le monde a ses chances ; c’est bien gentil, mais ce n’est pas ce qu’on voit dans la vraie vie, comme on dit aujourd’hui, où la sélection et l’exclusion scandent toutes les étapes d’une vie professionnelle. » « En va-t-il différemment en d’autres domaines ? » a hasardé Béraud. « Ne dit-on pas d’un artiste, qu’il soit musicien, peintre, comédien, qu’à un certain moment de sa carrière, il s’est imposé, c’est-à-dire qu’il a pris le pas sur d’autres ? »
Vous disiez dans votre dernière lettre que vous étiez frappé par les conversations de vos amis qui, quel que soit le milieu professionnel, considèrent que le rapport des jeunes générations au travail et à la réussite professionnelle est bien différent de celui qui avait été celui de votre génération ; ne parlons pas de la nôtre ! Vous notiez dans leurs propos une incompréhension devant ce qu’ils ressentaient comme un désintérêt. Vous admettez que l’idée de ne pas consacrer au travail une part important de son existence est tout à fait recevable. Je crois comprendre que vous n’êtes pas loin de penser que faire croire que l’on s’épanouit dans la vie professionnelle, c’est-à-dire dans un domaine d’obligations, pouvait être considérée comme le miroir aux alouettes que ceux qui ont été favorisés – et qui n’ont pas besoin de travailler – tendent à ceux dont la condition est moins favorable. Ne dites-vous pas, en plaisantant, que l’Éternel, qui par définition sait tout, a condamné l’homme au travail pour le punir ? Je racontai cela pendant que nous attendions que le serveur nous rendît la monnaie. Beraud a souligné qu’on avait autrefois une opinion tellement défavorable du travail que le fait pour un aristocrate d’exercer une activité professionnelle était déchoir. « Et moi-même, ajouta-t-il, lorsque je me suis arrêté de travailler, j’ai rêvé de vivre comme les nobliaux de province d’autrefois ; ils n’avaient pas l’occasion de s’ennuyer ; ils lisaient, chassaient, rédigeaient parfois des chroniques savantes, rencontraient des amis, faisaient de la musique, s’adonnaient au dessin ou à la peinture. Parfois même ils cherchaient une distraction dans la recherche du perfectionnement de techniques ; voyez l’exemple de Louis XVI qui était passionné de serrurerie… » Mimiquet l’interrompit pour glisser que notre monde irait sans doute mieux si certains chefs d’État se contentaient de s’amuser à la serrurerie plutôt que de s’entêter à faire ce qu’on n’attend pas d’eux.
« On est bien d’accord, avança Gastinel, sur l’idée que le travail ne devrait pas être une fin en soi et que, pour parler (un peu) comme Pascal, le philosophe du xviie siècle, je dis cela pour Mimiquet, l’homme est perverti lorsqu’il privilégie la chasse par rapport à la prise, c’est-à-dire les moyens par rapport à la fin. On peut et on doit pouvoir se réaliser autrement. Il n’empêche que la majorité des gens honnêtes n’ont pas encore trouvé le moyen de gagner leur vie sans travailler et que les aspirations des zélateurs de la décroissance ne leur permettraient pas de vivre comme de purs esprits. » Mimiquet, qui a trimé toute sa vie, nous a jeté : « Si ceux dont parle votre ami ne pouvaient compter sur la protection que leur assure la société ils feraient un peu moins la fine bouche. Ils accepteraient d’aller travailler ailleurs que là où ils ont envie et admettraient des conditions de travail et des niveaux de salaire qui ne leur permettraient sans doute pas de vivre comme ils le souhaiteraient. Entendons-nous, c’est bien pour eux, mais cela risque de n’avoir qu’un temps… » Beraud a rebondi en se demandant si, dans un monde de concurrence, il était possible dans notre petit hexagone de vivre comme si la compétition internationale n’existait pas, comme si nous étions seuls au monde. « Il suffit de voir notre dégringolade au classement Pisa2. La médiocrité dans laquelle nous risquons de nous enfoncer, si on refuse de voir la situation en face, finira par nous rendre de moins en moins compétitifs dans un nombre croissant de domaines. Fera-t-on encore la fine bouche ?
Voilà qui vous permettra peut-être de prolonger les conversations que vous avez avec vos amis sur le sujet. Nous pourrons à notre tour les poursuivre lorsque la Flamme olympique arrivera à Paris. Nous espérons bien en effet que vous serez à ce moment-là au Villard.
Soyez assuré de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Camille Cottin, actrice de cinéma, née en 1978, maîtresse de cérémonie pour l’ouverture du Festival de Cannes 2024.
  2. Le classement Pisa (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) mesure l’efficacité des systèmes éducatifs dans 85 pays.
2024-05-20T21:32:51+02:00

Lettre du Villard – avril 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 avril 2024

Bien cher ami,
Notre vallée a pris un petit air de Bavière de carte postale : les montagnes enneigées dominent le paysage verdoyant et ensoleillé que le printemps a révélé. Vous imaginez donc notre désappointement lorsque nous avons vu arriver, au lieu de la Sissi que le cadre pastoral appelait, Mademoiselle Reynaud venue, « d’un saut de moto » nous affirma-t-elle, coller une affiche pour promouvoir la liste que sa coterie appelle à choisir aux élections européennes. Gastinel lui ayant demandé si elle ne craignait pas de gaspiller du papier en placardant ainsi dans notre bout du monde s’est entendu répliquer que l’important était de « marquer son territoire » ! Mimiquet, qui était venu tailler vos lilas, n’a pu s’empêcher de lui glisser qu’avec son caractère d’épine son territoire était déjà bien gardé.
Gastinel s’interrogeant sur l’intérêt de ce mode de propagande, Béraud lui a fait remarquer qu’il avait déjà dû se demander si le travail des colleurs d’affiches dans les villes lui paraissait plus pertinent et conclure qu’il était peu concevable que cela influe sur le choix de l’électeur, « mais enfin, conclut-il, c’est une habitude et ne pas y souscrire pourrait faire penser qu’on ne croit pas à ce qu’on affirme par ailleurs ; alors… »
Ne pas croire ce qu’on affiche ! De façon inattendue – vous devez vous en souvenir – vous avez soulevé cette question l’an passé lors du baptême des catéchumènes pendant la nuit de Pâques. Vous étiez ému par leur démarche. Vous admiriez la force de caractère qu’il fallait à des jeunes gens issus de familles athées ou d’autres confessions pour oser ce choix. Vous admiriez aussi le rayonnement de la religion à laquelle ils adhéraient. Mais votre interrogation concernait ceux qui étaient issus de milieux catholiques ; vous vous demandiez pour quelles raisons leurs parents ne les avaient pas fait baptiser à leur naissance. Autant l’indifférence de certains foyers expliquait la situation, autant vous paraissait plus difficile à comprendre le choix de parents catholiques de laisser leur enfant se déterminer plus tard. Vous ne mésestimiez pas l’argument selon lequel il ne faut pas peser sur les consciences, mais vous releviez qu’il n’est pertinent que dans des familles qui n’ont pas de pratiques catholiques. Si non, comment peut-on penser qu’un enfant dont les parents reçoivent régulièrement les sacrements ne sera pas influencé ? Et il vous paraissait étonnant qu’au motif de préserver la liberté de choix de l’enfant on ne tienne pas à lui faire partager ce qu’on croit.
Béraud est tout aussi dubitatif que vous ; il ne comprend pas que les parents les plus incertains ne prennent pas le pari de Pascal1, de faire baptiser leurs enfants « au bénéfice du doute » en quelque sorte. Mimiquet a traduit le pari à sa façon, en constatant que « si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal ! » Béraud ne comprend pas plus que ceux qui se réclament de la foi catholique tablent sur l’espérance que le discernement de l’enfant lui permettra de les rejoindre dans leurs convictions. « Enfin…, dit-il, je comprendrais mieux que des parents proposent à leurs enfants dès leur plus jeune âge la croyance qu’ils affichent. Ceci-dit, chacun fait ce qu’il trouve bon, et puis, nous qui les avons faits baptiser, est-ce que nous les avons vraiment éduqués, comme nous nous y étions engagés, et est-ce que nous leur avons donné l’envie de suivre la voie proposée ? Est-ce que nous croyons ce que nous affirmons ? Est-ce que nous croyons ce que nous nions ? »
« C’est curieux », intervint Gastinel, mais le fait de vivre en ne parvenant pas toujours à croire ce qu’on dit n’est-il pas plus répandu qu’on ne le pense généralement ? Regardez ce qui se passe actuellement en Ukraine ; les informations qu’on reçoit et les commentaires qu’elles suscitent sont de nature dramatique. On nous dit qu’il n’est pas à exclure que cela entraîne notre pays dans une guerre, qu’il faut s’y préparer… et tout se passe comme si nous ne le pensions pas possible. « En renfort de potage », comme dit Nicole dans le Bourgeois Gentilhomme2, on n’exclut pas l’hypothèse que des bombes atomiques puissent être utilisées… On le dit, et à satiété, mais on ne le croit pas. Parce que si nous y croyions, les empoignades sur le creusement du déficit budgétaire qui agitent les folliculaires3 et les parlementaires seraient ramenées au niveau d’aimables conversations de salon.
Béraud lui répondit que tout se passait comme si le discours alarmiste n’était plus entendu et l’issue du conflit assez certaine. Les difficultés de l’Ukraine pour convaincre de nouvelles recrues à s’engager sous le drapeau national donnent à penser que même les Ukrainiens n’y croient plus. En tout état de cause, que pourrions-nous faire ? L’importance de notre déficit public ne nous permet pas d’envisager d’autres mesures que symboliques. La révélation d’un déficit prévisionnel de 5,1 % du budget en 2014 s’est accompagnée d’une formule qui fera date et que l’on doit, paraît-il, au plus haut niveau de l’État : « Nous n’avons pas un problème de dépenses excessives, mais un problème de moindres recettes ». Non seulement on ne peut pas faire plus mais on ne peut que faire moins, en essayant, comme des radeliers4, d’éviter les écueils des mécontentements qui vont affleurer.
Je leur ai fait remarquer que les perspectives électorales donnaient à penser que Mademoiselle Reynaud n’avait finalement pas tort de « marquer son territoire », même si on pouvait discuter de la pertinence de son affichage au Villard. Les professionnels de la politique savent que « Trop fort n’a jamais manqué »5, comme on disait, paraît-il, autrefois dans la Marine.
J’espère que lorsque vous viendrez pour les prochaines vacances la situation se sera apaisée. Nous nous devons d’espérer, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ce que nous affirmons ? Alors… Croyons-le !
Nous vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Pascal, philosophe français du wviie siècle, a proposé aux sceptiques de croire en Dieu puisqu’ils n’avaient rien à y perdre.
  2. Acte III, scène III.
  3. Journaliste qui rédige des feuilles périodiques ; cf. G. Brassens : Trompettes de la renommée.
  4. Bateliers conduisant des radeaux de bois sur les cours d’eau.
  5. Il peut sembler ridicule d’utiliser des équipements surdimensionnés, mais, au moins, on est certain qu’ils ne casseront pas à l’usage.
2024-04-16T15:30:40+02:00

Lettre du Villard – mars 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mars 2024

Bien cher ami,
Vous auriez dû venir plus tôt ! La neige qui s’était retenue de tomber depuis plus d’un mois s’est employée, sitôt avez-vous été là, à rendre à notre vallée son aspect hivernal. Et, ma foi, elle ne paraît pas pressée de disparaître. Nous avons retrouvé la vie recluse qui nous fait tant de bien en nous donnant l’illusion que nous sommes éloignés des fracas du monde. Pour ne pas perdre trop le contact avec la « vraie vie », comme on dit aujourd’hui, nous avons regardé avec Me Beraud la retransmission de la séance du Congrès consacrée à la révision de la Constitution. Beraud ne pouvait concevoir qu’un aussi grand nombre de parlementaires aient voté un texte qui sous-entend que toute vie appelée n’a pas vocation à être vécue. Il se demande si la crainte de perdre l’investiture de leurs partis pour de prochaines élections ne leur a pas fait tordre le cou à leurs convictions. « Prétendre sanctuariser un droit en l’inscrivant dans la Constitution est illusoire, dit-il, car il suffit de la modifier pour revenir à la situation antérieure. La réglementation en vigueur jusqu’alors donnait un cadre assez large pour que des réponses adaptées aux situations puissent être apportées. » Il craint que les conditions d’exercice du nouveau droit ainsi créé aient des incidences en des domaines que le législateur puis le constituant se sont s’est bien gardés d’évoquer. « Une chose est, dit-il, de reconnaître la liberté de faire ; une autre est d’encadrer les façons de l’exercer. » Gastinel, arrivé fourbu de sa randonnée en raquettes, était venu nous inciter à lui proposer un grog. « De mon temps, dit-il, à la Faculté de Droit, on nous apprenait à distinguer les libertés passives des libertés actives ; les libertés passives étaient celles que le législateur, c’est-à-dire la société, accordait, sans s’estimer tenu de donner les moyens de les exercer ; les libertés actives, au contraire, étaient celles dont la société facilitait la mise en œuvre. Prenez le cas de la liberté d’expression ; réduite au droit d’énoncer ou d’écrire ce que l’on pense, ce n’est qu’une liberté “passive” ; elle devient une liberté “active” quand l’État s’engage, par exemple, à faire bénéficier la Presse de tarifs postaux minorés. » « Autrement dit, ajouta Mimiquet venu passer la journée au Villard mais qui s’était réfugié chez nous car le sciage de votre bois ne parvenait pas à le réchauffer, le droit de n’est pas le droit à. » « C’est bien là le problème, reprit Beraud car la modification de la Constitution établit un “droit à” qui va imposer à des tiers une obligation de faire qui ne sera peut-être pas conforme à leurs convictions. Et qui nous dit que l’État n’ayant plus de référence morale – et s’en félicitant – ne va pas bientôt, en aménageant les conditions d’exercice du droit de mourir dans ce qu’il appelle la dignité, amener, dans ce domaine également, des professionnels à des gestes qu’ils n’approuveraient pas ? En faisant comme si la liberté des uns n’avait pas à respecter celle des autres, notre société s’engage (sans le savoir) à arbitrer en permanence entre des intérêts divers. » « On a bien compris, résuma Mimiquet que pour donner des droits à Pierre, on crée des obligations à Paul. » Je n’ai pu m’empêcher de relever que ce n’était pas nouveau mais que la sous-estimation, voire la volonté d’ignorer les conséquences des actes qu’on pose, pour limiter ou différer le débat public, demeurerait sans doute un marqueur de notre époque. Cela se vérifie en de multiples domaines ; on a cru judicieux de démanteler la défense nationale et le conflit en Ukraine nous fait maintenant nous rendre compte que nous sommes désarmés (mais peut-être les Russes ont-ils fait tout pour que nous nous enferrions dans cette erreur de jugement) ; on joue avec la génétique sans se poser la question des conséquences. Et les exemples foisonnent. On se fixe des objectifs qui sont souvent des vues de l’esprit mais qui ont des répercussions financières qu’on ne sait comment assumer. On veut, par exemple, augmenter le budget de la Justice, mais, comme le fait remarquer l’économiste David Thesmar, dans Le Figaro, la simple augmentation – qui nous menace – de 1 % du taux de la dette publique correspondrait à deux fois le budget de la Justice. « Autrement dit, constata Mimiquet, on fait croire qu’on rase gratis et qu’en plus la barbe ne repoussera pas. Les paysans ont bien vu que ce n’était pas en écoutant ce que leur disaient Bruxelles par dogmatisme et Paris par suivisme qu’ils pourraient gagner leur vie. Il leur a suffi de bloquer quelques carrefours et de renverser une ou deux charrettes de fumier pour que ce qui n’était plus possible le redevienne. » « C’est bien ce qui m’inquiète, glissa Gastinel ; je crains que cela ne donne des idées à beaucoup de monde et que les contraintes dues tant aux préoccupations écologiques qu’aux relations internationales dans lesquelles nous nous sommes enfermées, ne poussent bien des catégories professionnelles à renverser la table. On se révolte et ce qui était impossible le devient ! Du moins, on feint de le croire. » Beraud, toujours plus nuancé, pense qu’il a toujours dû en être plus ou moins ainsi et que les pas en arrière ont presque toujours été suivis de pas en avant. « Ce qui est sans doute nouveau, fit-il, c’est que nous avons pris conscience que nous habitons une “Maison commune” comme a dit le Pape et que le champ des possibles est plus réduit que ce que notre seule expérience nous permettait de croire. »
Je leur ai raconté une conversation que nous avons eue récemment en aparté au sujet de la tonalité assez désabusée des propos de nos amis du Villard. Vous m’aviez dit : « Mais faites-leur comprendre que ce sont nos oyats. Oui, des oyats, vous savez… ces plantes qui ont des racines très profondes dont on se sert pour stabiliser les terrains sablonneux ! Autour d’eux le vent et le sable s’écoulent mais la dune finit bien par se reconstituer… » Inutile de vous dire qu’ils vous remercient pour cette comparaison inattendue et qu’ils vous assurent de leurs sentiments les meilleurs.
Croyez en notre fidèle amitié.

P. Deladret

2024-03-20T21:55:15+01:00

Lettre du Villard – février 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2024

Le 15 février 2024
Bien cher ami,
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir, joint à votre gentil petit mot nous annonçant votre prochaine arrivée au Villard, une copie du résumé par le « chatbot » ChapGPT1 de ma lettre précédente que vous lui aviez confiée. Je suis assez impressionné par le résultat. Je ne conserve pas copie de mes lettres, mais celle-ci était encore assez fraîche dans ma mémoire pour que je puisse apprécier le résultat. Disons que l’agent conversationnel a un peu survolé le propos mais qu’il l’a dans l’ensemble correctement résumé. C’est merveilleux et c’est effrayant. On peut supposer qu’avec un chatbot (ou un dialogueur, si vous préférez) plus élaboré, le résumé aurait été moins imprécis, mais on peut aussi imaginer, comme l’a souligné ma femme, horrifiée, que des sous-entendus auxquels je n’ai même pas pensé auraient pu s’y trouver glissés. Je suis effectivement assez impressionné ; peut-être est-ce parce qu’en ce domaine, comme dans d’autres, l’inconnu tétanise, mais au vu des résultats auxquels permettent de parvenir des systèmes encore peu élaborés, on ne peut pas ne pas penser que des personnes mal intentionnées ne vont pas chercher à en trouver des applications malveillantes.
Nous prenions l’autre jour le café sur la terrasse de Me Beraud, dont la femme était allée bridger ; il avait invité à se joindre à nous Mimiquet qui ratissait chez vous les feuilles que la chute de neige inattendue en novembre avait recouvertes pendant deux mois mais que le redoux révélait. Je leur ai parlé du trouble que me causait le document que vous m’aviez envoyé. « Je suis bien d’accord, fit Mimiquet en roulant sa cigarette. Depuis que le correspondant du Dauphiné libéré a appris que l’Est républicain confiait la relecture des textes de ses correspondants à ChatGPT, il ne dort plus, car il se doute bien qu’il va se faire virer. Je me dis sans doute comme vous, que ce qu’on lira ne sera sans doute pas pire que ce qu’il racontait, mais tout de même ! » Gastinel, arrivé sur ces entrefaites et qui n’avait entendu que la dernière phrase de Mimiquet, a observé que le recours à l’intelligence artificielle améliorerait peut-être un peu les textes que la presse locale livre à ses lecteurs. « Je me demande parfois, fit-il, quel lectorat ont en tête ces rédacteurs dont le vocabulaire, la syntaxe et la grammaire sont généralement décalés par rapport au sujet dont ils traitent. À part, peut-être pour les chroniques sportives… » J’ai noté que je le trouvais injuste et qu’il ne fallait pas accuser de trop de maux la presse locale, qui a, au moins, le mérite de nous informer de l’arrivée d’un cirque ou du changement de sens d’une voie de circulation. « Je vous trouve bien restrictif dans l’éloge, glissa Me Béraud, mais notre ami Gastinel me semble en revanche avoir une approche peu inhibée, si je puis dire, des conséquences possibles de certaines applications de l’intelligence artificielle. Et encore ! Parler, comme je le fais, de certaines applications est, peut-être, d’un optimisme déplacé, car qui nous dit que l’I.A. ne contrôlera pas tout, n’influencera pas tout ? Que le résumé de votre texte par un « chatbot » élaboré ne sera pas « enrichi » de façon subliminale par ce qu’il a apprit sur vous à partir de vos recherches sur Wikipedia ou dans votre messagerie électronique ? »
À ce moment est sortie de chez les Poulenc Mademoiselle Reynaud, venue faire le ménage après le départ de leurs enfants qui ont laissé la maison « dans un état pas possible » ; c’est du moins ce qu’elle a dit pour justifier la demi-journée qu’elle a dû leur compter. Dans sa tenue de RoboCop, elle a enfourché son quad et est partie sans plus nous saluer. J’ai repris ma relative défense de la presse locale en soulignant qu’elle n’avait pas l’exclusivité de la cécité. Je leur ai cité l’histoire de Simon Leys2 qui, dès 1971, avait dénoncé les dizaines de millions de morts que le maoïsme avait entraînés en Chine et la « Maolâtrie » de l’Occident mais dont les révélations n’avaient pas été diffusées. Simon Leys a récemment fait l’objet d’une émission de télévision suivie d’un débat ; les intervenants, qui avaient déjà des responsabilités éditoriales en 1971, admettaient qu’ils avaient su ce qu’écrivait Leys, mais que, pour ne pas aller à l’encontre de ce qu’on considérait comme un courant dominant dans l’opinion publique, ils avaient pris le parti de ne pas en parler. Il était ahurissant de constater que les médias, tant de gauche que de droite, avaient respecté cette omerta. « Ah ! çà ! Mais qui était cet “on” et qui “considérait” ? s’est exclamé Gastinel. Il est vraiment navrant d’avoir ainsi la preuve qu’on a sciemment trompé l’opinion publique. Nous nous doutons bien qu’on ne nous dit pas tout, mais que cette désinformation ait été le fait de la quasi-totalité des médias est accablant. Car pourquoi penser qu’il n’en soit pas toujours de même ? » « Et ce n’est peut-être pas entrer dans une logique complotiste, poursuivit Béraud, que de se demander ce qu’“on” essaie de nous faire penser du conflit en Palestine, de la situation en Ukraine, de l’islamisme, de l’aggiornamento actuel de l’Église, du changement climatique, et j’en passe. » Cela me fait penser, intervint Mimiquet, au proverbe chinois qui dit que lorsque le sage lui montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. On agite devant nous des doigts et nous ne savons même pas qu’il y a au loin la lune.
Comme vous le voyez, Lao-Tseu a maintenant au moins un disciple dans la vallée ! Téléphonez-nous vite pour nous dire à quelle heure vous arriverez, pour que nous mettions en route votre chauffage. Sachez qu’un potage vous attendra, « et plus, si affinités » pour tenir compte de l’appétit de vos enfants.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Chatbot : agent conversationnel ; ChatGPT est un agent logiciel qui dialogue avec un utilisateur de façon que la requête devienne compatible avec son logiciel opérationnel.
  2. Simon Leys, pseudonyme de Pierre Ryckmans (1935-2014), universitaire, sinologue, diplomate, auteur, notamment, du livre Les habits neufs du Président Mao, Ombres chinoises et Images brisées.
2024-02-20T23:09:14+01:00

Lettre du Villard – janvier 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2024

Très cher ami,
Il vous a fallu bien peu de temps pour répondre à nos vœux et nous adresser les vôtres. Vous ne serez pas surpris que je lise dans cet empressement un signe supplémentaire de l’amitié que vous nous portez. Tant de gens voient en effet dans cet échange, qui peut paraître formel, sinon une corvée du moins l’expression d’une obligation, dont on se libère lorsqu’on n’a vraiment rien d’autre à faire ! Je suis pourtant heureux que le respect des traditions nous conduise à ces attentions que véhiculent souvent des mots banals mais qui peuvent faire comprendre à ceux à qui ils sont destinés qu’ils ne nous sont pas indifférents.
Nous discutions tout récemment de cela, avec les amis du Villard. De la façon la plus traditionnelle qui soit, nous « tirions les rois », comme on disait autrefois, en nous demandant par quel effet les traditions se perdent. Le colonel Gastinel, d’humeur assez maussade parce qu’il avait trouvé la fève dans son morceau de gâteau des Rois, a avancé que les traditions se perdaient parce que, dans notre société qui n’accepte plus de règle, le simple respect des usages était perçu comme une contrainte. Sans aller réellement à l’encontre de son propos, Maître Béraud a ajouté que les traditions se perdaient lorsqu’on n’en comprenait plus leur raison d’être. « Je n’en resterais pas là, intervint Poulenc qui, venu se promener en raquettes avec des amis, nous gratifiait de sa présence ; ne continue-t-on pas de trinquer et de se serrer la main, alors que la plupart des gens ignorent l’origine de ces gestes1 ? Non, dit-il, je suis plutôt enclin à penser que les traditions suivent simplement les évolutions de la société. Dans un monde à peu près homogène, constitué de communautés de cultures proches, les traditions devaient être d’autant plus faciles à suivre qu’elles découlaient de modes de vie, de croyances religieuses et d’un rapport à l’environnement qui se ressemblaient. L’irruption d’autres cultures dans notre monde fait qu’un certain nombre de nos traditions n’ont plus de rapport avec la façon dont vit le plus grand nombre. » Mimiquet, avec qui nous étions heureux de trinquer en cette occasion, lui a fait remarquer que tout n’était pas à rattacher à l’irruption qu’il évoquait. « Elle n’est certainement pas sans effet, dit-il, mais elle a bon dos et elle n’explique pas tout. Vous n’allez tout de même nous dire que c’est elle qui provoque l’évaporation des chrétiens, catholiques, protestants et assimilés inclus ! Et qu’elle est la cause de la perte de sens de la fête de Noël pour le plus grand nombre ! »
Je leur ai rappelé notre dernier déjeuner de Toussaint au cours duquel vous aviez développé l’idée selon laquelle notre monde, disons notre société sinon européenne du moins française, évoluait, tout autant sous l’influence d’autres formes de civilisation venues d’ailleurs, que de son propre mouvement. Vous parliez d’une rivière qui s’écoule et dont les gouttes d’eau qui la composent voient avec inquiétude l’érosion des berges sous leur propre effet. Elles sont dans l’incapacité de modifier le cours des choses que déterminent sans doute la nature des terrains qu’elle traverse et la pente qu’elle suit. Vous filiez la métaphore en considérant que ce flot qui nous emportait tendait – du moins nous l’espérons – à nous faire gagner l’océan de notre épanouissement, où nous pourrions, sinon « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave »2, du moins connaître la liberté et l’égalité auxquelles nous aspirons.
Gastinel avait à l’époque relevé que cette aspiration à plus de liberté et d’égalité, qui est dans notre nature et dont l’antagonisme est, selon lui, le moteur de notre société, ne trouve à s’exercer que dans un contexte historique et économique particulier dont la pérennité n’est pas certaine. Il nous a fait remarquer que ce qu’on lit dans la presse ces derniers temps incline à penser que cette pérennité est loin d’être assurée. « Mais encore ? » fit Béraud. « Eh ! Ne vous semble-t-il pas que, sous l’effet d’une opinion publique conditionnée, nous sommes de moins en moins égaux et de moins en moins libres ? L’inégalité de traitement entre ceux qui plaisent au courant de pensée dominant, sinon dans le pays du moins dans les médias, et ceux qui n’ont pas l’heur de leur convenir n’est-elle pas flagrante ? Et quelle est notre liberté, alors que les lois mémorielles3, par exemple, nous interdisent d’avoir une autre opinion que celle du législateur à un moment donné de l’Histoire ? Dans un autre domaine, n’entend-on pas les gens du spectacle, disons ceux qui ne sont pas cantonnés aux scènes d’art et d’essai, convenir qu’ils ne pourraient plus jouer tel sketch qui a fait rire le pays entier il y a quelques années ? On presse le législateur d’imposer en tout domaine ce qu’on doit penser de tout ce qui relève de notre conscience ou de nos convictions. Quelle liberté nous avons conquise ! On a reproché autrefois aux religions, puis, plus récemment aux nazis et aux staliniens, d’imposer une pensée unique et d’éliminer ceux dont l’indépendance d’esprit pouvait affecter leur conception de la société… » – « Vous n’allez tout de même pas nous dire que vous le regrettez ! » explosa Poulenc. « Non, bien sûr, reprit Gastinel, je voulais simplement souligner que l’Histoire montre que ceux qui entendent privilégier la société par rapport à l’individu imposent l’adhésion à leurs convictions et que je perçois dans cette réglementation qui nous dit ce qu’il ne faut pas dire un glissement vers quelque chose d’approchant. Que voulez-vous, l’égalité et la liberté ne font pas spontanément bon ménage et le mélange peut devenir détonnant s’il est mal dosé ! » Mimiquet eut le mot de la fin en lançant : « Et dire que nous en sommes arrivés là parce que le colonel a eu la fève ! »
Nous serons cependant heureux de connaître votre point de vue sur le point critique des mélanges…
Nous vous adressons à nouveau nos vœux les plus amicaux, en espérant que vous nous annoncerez bientôt votre venue pour les vacances d’hiver.

P. Deladret

  1. On prétend que ces gestes étaient censés montrer aux personnes qui les échangeaient qu’elles n’avaient pas l’une envers l’autre d’intention homicide ?
  2. Slogan situationniste de mai 1968.
  3. Lois donnant un point de vue officiel sur des évènements politiques.
2024-01-24T13:54:26+01:00