Lettres du Villard

Lettre du Villard – mai 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mai 2024

Nous avançons doucement vers l’été que devraient animer les compétitions des Jeux Olympiques ; un avant-goût nous a été donné par le passage de la fameuse flamme dans notre vallée. Par où ne sera-t-elle pas passée, d’ailleurs, le jour où elle parviendra à Paris ? Nous avions pu trouver une place devant le marché couvert. Le colonel Gastinel a observé que nous avions été assez chanceux de la voir portée par une authentique sportive et non, comme cela a été vu ailleurs, par des saltimbanques censés attirer du public. Beraud, qui avait fait le déplacement avec nous, lui a fait remarquer qu’il n’était pas mauvais que de tels évènements amènent des gens qui souvent s’ignorent à exprimer les sentiments communs qu’ils éprouvent et qu’il ne fallait pas faire la fine bouche quant aux moyens employés.
« Si vous voulez, rétorqua le colonel, mais à ce compte-là, puisqu’on a fait porter la flamme olympique à des personnes qui ne sont pas connues pour leurs performances sportives, pourquoi ne pas avoir confié le rôle de maître de cérémonie de l’ouverture du festival de Cannes à un catcheur professionnel plutôt qu’à Camille Cottin1 ? »
Mimiquet nous a rejoints à la terrasse du Choucas où nous nous étions laissés aller à prendre l’apéritif ; inutile de vous dire que la flamme était déjà partie en voiture vers une ville plus importante. Beraud a rappelé en levant son verre la formule qu’on prête à Pierre de Coubertin, mais qu’il aurait empruntée à un évêque épiscopal américain : « L’important, n’est pas de gagner, c’est d’y prendre part. » « Si seule une personne peut porter la couronne de lauriers, a-t-il commenté, tout le monde peut partager la joie de la compétition. N’est-ce pas merveilleux ! » « Voire, enchaina Gastinel, mais cela a-t-il quelque rapport avec la réalité, lorsqu’on sait que pour participer, il faut avoir été sélectionné, c’est-à-dire avoir déjà évincé un grand nombre de candidats, autrement dit il faut avoir gagné pour participer ! On nous tympanise avec cette formule car elle est dans l’air du temps, du moins dans l’air que fredonnent les médias. L’exclusion est à exclure et tout le monde a ses chances ; c’est bien gentil, mais ce n’est pas ce qu’on voit dans la vraie vie, comme on dit aujourd’hui, où la sélection et l’exclusion scandent toutes les étapes d’une vie professionnelle. » « En va-t-il différemment en d’autres domaines ? » a hasardé Béraud. « Ne dit-on pas d’un artiste, qu’il soit musicien, peintre, comédien, qu’à un certain moment de sa carrière, il s’est imposé, c’est-à-dire qu’il a pris le pas sur d’autres ? »
Vous disiez dans votre dernière lettre que vous étiez frappé par les conversations de vos amis qui, quel que soit le milieu professionnel, considèrent que le rapport des jeunes générations au travail et à la réussite professionnelle est bien différent de celui qui avait été celui de votre génération ; ne parlons pas de la nôtre ! Vous notiez dans leurs propos une incompréhension devant ce qu’ils ressentaient comme un désintérêt. Vous admettez que l’idée de ne pas consacrer au travail une part important de son existence est tout à fait recevable. Je crois comprendre que vous n’êtes pas loin de penser que faire croire que l’on s’épanouit dans la vie professionnelle, c’est-à-dire dans un domaine d’obligations, pouvait être considérée comme le miroir aux alouettes que ceux qui ont été favorisés – et qui n’ont pas besoin de travailler – tendent à ceux dont la condition est moins favorable. Ne dites-vous pas, en plaisantant, que l’Éternel, qui par définition sait tout, a condamné l’homme au travail pour le punir ? Je racontai cela pendant que nous attendions que le serveur nous rendît la monnaie. Beraud a souligné qu’on avait autrefois une opinion tellement défavorable du travail que le fait pour un aristocrate d’exercer une activité professionnelle était déchoir. « Et moi-même, ajouta-t-il, lorsque je me suis arrêté de travailler, j’ai rêvé de vivre comme les nobliaux de province d’autrefois ; ils n’avaient pas l’occasion de s’ennuyer ; ils lisaient, chassaient, rédigeaient parfois des chroniques savantes, rencontraient des amis, faisaient de la musique, s’adonnaient au dessin ou à la peinture. Parfois même ils cherchaient une distraction dans la recherche du perfectionnement de techniques ; voyez l’exemple de Louis XVI qui était passionné de serrurerie… » Mimiquet l’interrompit pour glisser que notre monde irait sans doute mieux si certains chefs d’État se contentaient de s’amuser à la serrurerie plutôt que de s’entêter à faire ce qu’on n’attend pas d’eux.
« On est bien d’accord, avança Gastinel, sur l’idée que le travail ne devrait pas être une fin en soi et que, pour parler (un peu) comme Pascal, le philosophe du xviie siècle, je dis cela pour Mimiquet, l’homme est perverti lorsqu’il privilégie la chasse par rapport à la prise, c’est-à-dire les moyens par rapport à la fin. On peut et on doit pouvoir se réaliser autrement. Il n’empêche que la majorité des gens honnêtes n’ont pas encore trouvé le moyen de gagner leur vie sans travailler et que les aspirations des zélateurs de la décroissance ne leur permettraient pas de vivre comme de purs esprits. » Mimiquet, qui a trimé toute sa vie, nous a jeté : « Si ceux dont parle votre ami ne pouvaient compter sur la protection que leur assure la société ils feraient un peu moins la fine bouche. Ils accepteraient d’aller travailler ailleurs que là où ils ont envie et admettraient des conditions de travail et des niveaux de salaire qui ne leur permettraient sans doute pas de vivre comme ils le souhaiteraient. Entendons-nous, c’est bien pour eux, mais cela risque de n’avoir qu’un temps… » Beraud a rebondi en se demandant si, dans un monde de concurrence, il était possible dans notre petit hexagone de vivre comme si la compétition internationale n’existait pas, comme si nous étions seuls au monde. « Il suffit de voir notre dégringolade au classement Pisa2. La médiocrité dans laquelle nous risquons de nous enfoncer, si on refuse de voir la situation en face, finira par nous rendre de moins en moins compétitifs dans un nombre croissant de domaines. Fera-t-on encore la fine bouche ?
Voilà qui vous permettra peut-être de prolonger les conversations que vous avez avec vos amis sur le sujet. Nous pourrons à notre tour les poursuivre lorsque la Flamme olympique arrivera à Paris. Nous espérons bien en effet que vous serez à ce moment-là au Villard.
Soyez assuré de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Camille Cottin, actrice de cinéma, née en 1978, maîtresse de cérémonie pour l’ouverture du Festival de Cannes 2024.
  2. Le classement Pisa (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) mesure l’efficacité des systèmes éducatifs dans 85 pays.
2024-05-20T21:32:51+02:00

Lettre du Villard – avril 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 avril 2024

Bien cher ami,
Notre vallée a pris un petit air de Bavière de carte postale : les montagnes enneigées dominent le paysage verdoyant et ensoleillé que le printemps a révélé. Vous imaginez donc notre désappointement lorsque nous avons vu arriver, au lieu de la Sissi que le cadre pastoral appelait, Mademoiselle Reynaud venue, « d’un saut de moto » nous affirma-t-elle, coller une affiche pour promouvoir la liste que sa coterie appelle à choisir aux élections européennes. Gastinel lui ayant demandé si elle ne craignait pas de gaspiller du papier en placardant ainsi dans notre bout du monde s’est entendu répliquer que l’important était de « marquer son territoire » ! Mimiquet, qui était venu tailler vos lilas, n’a pu s’empêcher de lui glisser qu’avec son caractère d’épine son territoire était déjà bien gardé.
Gastinel s’interrogeant sur l’intérêt de ce mode de propagande, Béraud lui a fait remarquer qu’il avait déjà dû se demander si le travail des colleurs d’affiches dans les villes lui paraissait plus pertinent et conclure qu’il était peu concevable que cela influe sur le choix de l’électeur, « mais enfin, conclut-il, c’est une habitude et ne pas y souscrire pourrait faire penser qu’on ne croit pas à ce qu’on affirme par ailleurs ; alors… »
Ne pas croire ce qu’on affiche ! De façon inattendue – vous devez vous en souvenir – vous avez soulevé cette question l’an passé lors du baptême des catéchumènes pendant la nuit de Pâques. Vous étiez ému par leur démarche. Vous admiriez la force de caractère qu’il fallait à des jeunes gens issus de familles athées ou d’autres confessions pour oser ce choix. Vous admiriez aussi le rayonnement de la religion à laquelle ils adhéraient. Mais votre interrogation concernait ceux qui étaient issus de milieux catholiques ; vous vous demandiez pour quelles raisons leurs parents ne les avaient pas fait baptiser à leur naissance. Autant l’indifférence de certains foyers expliquait la situation, autant vous paraissait plus difficile à comprendre le choix de parents catholiques de laisser leur enfant se déterminer plus tard. Vous ne mésestimiez pas l’argument selon lequel il ne faut pas peser sur les consciences, mais vous releviez qu’il n’est pertinent que dans des familles qui n’ont pas de pratiques catholiques. Si non, comment peut-on penser qu’un enfant dont les parents reçoivent régulièrement les sacrements ne sera pas influencé ? Et il vous paraissait étonnant qu’au motif de préserver la liberté de choix de l’enfant on ne tienne pas à lui faire partager ce qu’on croit.
Béraud est tout aussi dubitatif que vous ; il ne comprend pas que les parents les plus incertains ne prennent pas le pari de Pascal1, de faire baptiser leurs enfants « au bénéfice du doute » en quelque sorte. Mimiquet a traduit le pari à sa façon, en constatant que « si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal ! » Béraud ne comprend pas plus que ceux qui se réclament de la foi catholique tablent sur l’espérance que le discernement de l’enfant lui permettra de les rejoindre dans leurs convictions. « Enfin…, dit-il, je comprendrais mieux que des parents proposent à leurs enfants dès leur plus jeune âge la croyance qu’ils affichent. Ceci-dit, chacun fait ce qu’il trouve bon, et puis, nous qui les avons faits baptiser, est-ce que nous les avons vraiment éduqués, comme nous nous y étions engagés, et est-ce que nous leur avons donné l’envie de suivre la voie proposée ? Est-ce que nous croyons ce que nous affirmons ? Est-ce que nous croyons ce que nous nions ? »
« C’est curieux », intervint Gastinel, mais le fait de vivre en ne parvenant pas toujours à croire ce qu’on dit n’est-il pas plus répandu qu’on ne le pense généralement ? Regardez ce qui se passe actuellement en Ukraine ; les informations qu’on reçoit et les commentaires qu’elles suscitent sont de nature dramatique. On nous dit qu’il n’est pas à exclure que cela entraîne notre pays dans une guerre, qu’il faut s’y préparer… et tout se passe comme si nous ne le pensions pas possible. « En renfort de potage », comme dit Nicole dans le Bourgeois Gentilhomme2, on n’exclut pas l’hypothèse que des bombes atomiques puissent être utilisées… On le dit, et à satiété, mais on ne le croit pas. Parce que si nous y croyions, les empoignades sur le creusement du déficit budgétaire qui agitent les folliculaires3 et les parlementaires seraient ramenées au niveau d’aimables conversations de salon.
Béraud lui répondit que tout se passait comme si le discours alarmiste n’était plus entendu et l’issue du conflit assez certaine. Les difficultés de l’Ukraine pour convaincre de nouvelles recrues à s’engager sous le drapeau national donnent à penser que même les Ukrainiens n’y croient plus. En tout état de cause, que pourrions-nous faire ? L’importance de notre déficit public ne nous permet pas d’envisager d’autres mesures que symboliques. La révélation d’un déficit prévisionnel de 5,1 % du budget en 2014 s’est accompagnée d’une formule qui fera date et que l’on doit, paraît-il, au plus haut niveau de l’État : « Nous n’avons pas un problème de dépenses excessives, mais un problème de moindres recettes ». Non seulement on ne peut pas faire plus mais on ne peut que faire moins, en essayant, comme des radeliers4, d’éviter les écueils des mécontentements qui vont affleurer.
Je leur ai fait remarquer que les perspectives électorales donnaient à penser que Mademoiselle Reynaud n’avait finalement pas tort de « marquer son territoire », même si on pouvait discuter de la pertinence de son affichage au Villard. Les professionnels de la politique savent que « Trop fort n’a jamais manqué »5, comme on disait, paraît-il, autrefois dans la Marine.
J’espère que lorsque vous viendrez pour les prochaines vacances la situation se sera apaisée. Nous nous devons d’espérer, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ce que nous affirmons ? Alors… Croyons-le !
Nous vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Pascal, philosophe français du wviie siècle, a proposé aux sceptiques de croire en Dieu puisqu’ils n’avaient rien à y perdre.
  2. Acte III, scène III.
  3. Journaliste qui rédige des feuilles périodiques ; cf. G. Brassens : Trompettes de la renommée.
  4. Bateliers conduisant des radeaux de bois sur les cours d’eau.
  5. Il peut sembler ridicule d’utiliser des équipements surdimensionnés, mais, au moins, on est certain qu’ils ne casseront pas à l’usage.
2024-04-16T15:30:40+02:00

Lettre du Villard – mars 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mars 2024

Bien cher ami,
Vous auriez dû venir plus tôt ! La neige qui s’était retenue de tomber depuis plus d’un mois s’est employée, sitôt avez-vous été là, à rendre à notre vallée son aspect hivernal. Et, ma foi, elle ne paraît pas pressée de disparaître. Nous avons retrouvé la vie recluse qui nous fait tant de bien en nous donnant l’illusion que nous sommes éloignés des fracas du monde. Pour ne pas perdre trop le contact avec la « vraie vie », comme on dit aujourd’hui, nous avons regardé avec Me Beraud la retransmission de la séance du Congrès consacrée à la révision de la Constitution. Beraud ne pouvait concevoir qu’un aussi grand nombre de parlementaires aient voté un texte qui sous-entend que toute vie appelée n’a pas vocation à être vécue. Il se demande si la crainte de perdre l’investiture de leurs partis pour de prochaines élections ne leur a pas fait tordre le cou à leurs convictions. « Prétendre sanctuariser un droit en l’inscrivant dans la Constitution est illusoire, dit-il, car il suffit de la modifier pour revenir à la situation antérieure. La réglementation en vigueur jusqu’alors donnait un cadre assez large pour que des réponses adaptées aux situations puissent être apportées. » Il craint que les conditions d’exercice du nouveau droit ainsi créé aient des incidences en des domaines que le législateur puis le constituant se sont s’est bien gardés d’évoquer. « Une chose est, dit-il, de reconnaître la liberté de faire ; une autre est d’encadrer les façons de l’exercer. » Gastinel, arrivé fourbu de sa randonnée en raquettes, était venu nous inciter à lui proposer un grog. « De mon temps, dit-il, à la Faculté de Droit, on nous apprenait à distinguer les libertés passives des libertés actives ; les libertés passives étaient celles que le législateur, c’est-à-dire la société, accordait, sans s’estimer tenu de donner les moyens de les exercer ; les libertés actives, au contraire, étaient celles dont la société facilitait la mise en œuvre. Prenez le cas de la liberté d’expression ; réduite au droit d’énoncer ou d’écrire ce que l’on pense, ce n’est qu’une liberté “passive” ; elle devient une liberté “active” quand l’État s’engage, par exemple, à faire bénéficier la Presse de tarifs postaux minorés. » « Autrement dit, ajouta Mimiquet venu passer la journée au Villard mais qui s’était réfugié chez nous car le sciage de votre bois ne parvenait pas à le réchauffer, le droit de n’est pas le droit à. » « C’est bien là le problème, reprit Beraud car la modification de la Constitution établit un “droit à” qui va imposer à des tiers une obligation de faire qui ne sera peut-être pas conforme à leurs convictions. Et qui nous dit que l’État n’ayant plus de référence morale – et s’en félicitant – ne va pas bientôt, en aménageant les conditions d’exercice du droit de mourir dans ce qu’il appelle la dignité, amener, dans ce domaine également, des professionnels à des gestes qu’ils n’approuveraient pas ? En faisant comme si la liberté des uns n’avait pas à respecter celle des autres, notre société s’engage (sans le savoir) à arbitrer en permanence entre des intérêts divers. » « On a bien compris, résuma Mimiquet que pour donner des droits à Pierre, on crée des obligations à Paul. » Je n’ai pu m’empêcher de relever que ce n’était pas nouveau mais que la sous-estimation, voire la volonté d’ignorer les conséquences des actes qu’on pose, pour limiter ou différer le débat public, demeurerait sans doute un marqueur de notre époque. Cela se vérifie en de multiples domaines ; on a cru judicieux de démanteler la défense nationale et le conflit en Ukraine nous fait maintenant nous rendre compte que nous sommes désarmés (mais peut-être les Russes ont-ils fait tout pour que nous nous enferrions dans cette erreur de jugement) ; on joue avec la génétique sans se poser la question des conséquences. Et les exemples foisonnent. On se fixe des objectifs qui sont souvent des vues de l’esprit mais qui ont des répercussions financières qu’on ne sait comment assumer. On veut, par exemple, augmenter le budget de la Justice, mais, comme le fait remarquer l’économiste David Thesmar, dans Le Figaro, la simple augmentation – qui nous menace – de 1 % du taux de la dette publique correspondrait à deux fois le budget de la Justice. « Autrement dit, constata Mimiquet, on fait croire qu’on rase gratis et qu’en plus la barbe ne repoussera pas. Les paysans ont bien vu que ce n’était pas en écoutant ce que leur disaient Bruxelles par dogmatisme et Paris par suivisme qu’ils pourraient gagner leur vie. Il leur a suffi de bloquer quelques carrefours et de renverser une ou deux charrettes de fumier pour que ce qui n’était plus possible le redevienne. » « C’est bien ce qui m’inquiète, glissa Gastinel ; je crains que cela ne donne des idées à beaucoup de monde et que les contraintes dues tant aux préoccupations écologiques qu’aux relations internationales dans lesquelles nous nous sommes enfermées, ne poussent bien des catégories professionnelles à renverser la table. On se révolte et ce qui était impossible le devient ! Du moins, on feint de le croire. » Beraud, toujours plus nuancé, pense qu’il a toujours dû en être plus ou moins ainsi et que les pas en arrière ont presque toujours été suivis de pas en avant. « Ce qui est sans doute nouveau, fit-il, c’est que nous avons pris conscience que nous habitons une “Maison commune” comme a dit le Pape et que le champ des possibles est plus réduit que ce que notre seule expérience nous permettait de croire. »
Je leur ai raconté une conversation que nous avons eue récemment en aparté au sujet de la tonalité assez désabusée des propos de nos amis du Villard. Vous m’aviez dit : « Mais faites-leur comprendre que ce sont nos oyats. Oui, des oyats, vous savez… ces plantes qui ont des racines très profondes dont on se sert pour stabiliser les terrains sablonneux ! Autour d’eux le vent et le sable s’écoulent mais la dune finit bien par se reconstituer… » Inutile de vous dire qu’ils vous remercient pour cette comparaison inattendue et qu’ils vous assurent de leurs sentiments les meilleurs.
Croyez en notre fidèle amitié.

P. Deladret

2024-03-20T21:55:15+01:00

Lettre du Villard – février 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2024

Le 15 février 2024
Bien cher ami,
Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir, joint à votre gentil petit mot nous annonçant votre prochaine arrivée au Villard, une copie du résumé par le « chatbot » ChapGPT1 de ma lettre précédente que vous lui aviez confiée. Je suis assez impressionné par le résultat. Je ne conserve pas copie de mes lettres, mais celle-ci était encore assez fraîche dans ma mémoire pour que je puisse apprécier le résultat. Disons que l’agent conversationnel a un peu survolé le propos mais qu’il l’a dans l’ensemble correctement résumé. C’est merveilleux et c’est effrayant. On peut supposer qu’avec un chatbot (ou un dialogueur, si vous préférez) plus élaboré, le résumé aurait été moins imprécis, mais on peut aussi imaginer, comme l’a souligné ma femme, horrifiée, que des sous-entendus auxquels je n’ai même pas pensé auraient pu s’y trouver glissés. Je suis effectivement assez impressionné ; peut-être est-ce parce qu’en ce domaine, comme dans d’autres, l’inconnu tétanise, mais au vu des résultats auxquels permettent de parvenir des systèmes encore peu élaborés, on ne peut pas ne pas penser que des personnes mal intentionnées ne vont pas chercher à en trouver des applications malveillantes.
Nous prenions l’autre jour le café sur la terrasse de Me Beraud, dont la femme était allée bridger ; il avait invité à se joindre à nous Mimiquet qui ratissait chez vous les feuilles que la chute de neige inattendue en novembre avait recouvertes pendant deux mois mais que le redoux révélait. Je leur ai parlé du trouble que me causait le document que vous m’aviez envoyé. « Je suis bien d’accord, fit Mimiquet en roulant sa cigarette. Depuis que le correspondant du Dauphiné libéré a appris que l’Est républicain confiait la relecture des textes de ses correspondants à ChatGPT, il ne dort plus, car il se doute bien qu’il va se faire virer. Je me dis sans doute comme vous, que ce qu’on lira ne sera sans doute pas pire que ce qu’il racontait, mais tout de même ! » Gastinel, arrivé sur ces entrefaites et qui n’avait entendu que la dernière phrase de Mimiquet, a observé que le recours à l’intelligence artificielle améliorerait peut-être un peu les textes que la presse locale livre à ses lecteurs. « Je me demande parfois, fit-il, quel lectorat ont en tête ces rédacteurs dont le vocabulaire, la syntaxe et la grammaire sont généralement décalés par rapport au sujet dont ils traitent. À part, peut-être pour les chroniques sportives… » J’ai noté que je le trouvais injuste et qu’il ne fallait pas accuser de trop de maux la presse locale, qui a, au moins, le mérite de nous informer de l’arrivée d’un cirque ou du changement de sens d’une voie de circulation. « Je vous trouve bien restrictif dans l’éloge, glissa Me Béraud, mais notre ami Gastinel me semble en revanche avoir une approche peu inhibée, si je puis dire, des conséquences possibles de certaines applications de l’intelligence artificielle. Et encore ! Parler, comme je le fais, de certaines applications est, peut-être, d’un optimisme déplacé, car qui nous dit que l’I.A. ne contrôlera pas tout, n’influencera pas tout ? Que le résumé de votre texte par un « chatbot » élaboré ne sera pas « enrichi » de façon subliminale par ce qu’il a apprit sur vous à partir de vos recherches sur Wikipedia ou dans votre messagerie électronique ? »
À ce moment est sortie de chez les Poulenc Mademoiselle Reynaud, venue faire le ménage après le départ de leurs enfants qui ont laissé la maison « dans un état pas possible » ; c’est du moins ce qu’elle a dit pour justifier la demi-journée qu’elle a dû leur compter. Dans sa tenue de RoboCop, elle a enfourché son quad et est partie sans plus nous saluer. J’ai repris ma relative défense de la presse locale en soulignant qu’elle n’avait pas l’exclusivité de la cécité. Je leur ai cité l’histoire de Simon Leys2 qui, dès 1971, avait dénoncé les dizaines de millions de morts que le maoïsme avait entraînés en Chine et la « Maolâtrie » de l’Occident mais dont les révélations n’avaient pas été diffusées. Simon Leys a récemment fait l’objet d’une émission de télévision suivie d’un débat ; les intervenants, qui avaient déjà des responsabilités éditoriales en 1971, admettaient qu’ils avaient su ce qu’écrivait Leys, mais que, pour ne pas aller à l’encontre de ce qu’on considérait comme un courant dominant dans l’opinion publique, ils avaient pris le parti de ne pas en parler. Il était ahurissant de constater que les médias, tant de gauche que de droite, avaient respecté cette omerta. « Ah ! çà ! Mais qui était cet “on” et qui “considérait” ? s’est exclamé Gastinel. Il est vraiment navrant d’avoir ainsi la preuve qu’on a sciemment trompé l’opinion publique. Nous nous doutons bien qu’on ne nous dit pas tout, mais que cette désinformation ait été le fait de la quasi-totalité des médias est accablant. Car pourquoi penser qu’il n’en soit pas toujours de même ? » « Et ce n’est peut-être pas entrer dans une logique complotiste, poursuivit Béraud, que de se demander ce qu’“on” essaie de nous faire penser du conflit en Palestine, de la situation en Ukraine, de l’islamisme, de l’aggiornamento actuel de l’Église, du changement climatique, et j’en passe. » Cela me fait penser, intervint Mimiquet, au proverbe chinois qui dit que lorsque le sage lui montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. On agite devant nous des doigts et nous ne savons même pas qu’il y a au loin la lune.
Comme vous le voyez, Lao-Tseu a maintenant au moins un disciple dans la vallée ! Téléphonez-nous vite pour nous dire à quelle heure vous arriverez, pour que nous mettions en route votre chauffage. Sachez qu’un potage vous attendra, « et plus, si affinités » pour tenir compte de l’appétit de vos enfants.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Chatbot : agent conversationnel ; ChatGPT est un agent logiciel qui dialogue avec un utilisateur de façon que la requête devienne compatible avec son logiciel opérationnel.
  2. Simon Leys, pseudonyme de Pierre Ryckmans (1935-2014), universitaire, sinologue, diplomate, auteur, notamment, du livre Les habits neufs du Président Mao, Ombres chinoises et Images brisées.
2024-02-20T23:09:14+01:00

Lettre du Villard – janvier 2024

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2024

Très cher ami,
Il vous a fallu bien peu de temps pour répondre à nos vœux et nous adresser les vôtres. Vous ne serez pas surpris que je lise dans cet empressement un signe supplémentaire de l’amitié que vous nous portez. Tant de gens voient en effet dans cet échange, qui peut paraître formel, sinon une corvée du moins l’expression d’une obligation, dont on se libère lorsqu’on n’a vraiment rien d’autre à faire ! Je suis pourtant heureux que le respect des traditions nous conduise à ces attentions que véhiculent souvent des mots banals mais qui peuvent faire comprendre à ceux à qui ils sont destinés qu’ils ne nous sont pas indifférents.
Nous discutions tout récemment de cela, avec les amis du Villard. De la façon la plus traditionnelle qui soit, nous « tirions les rois », comme on disait autrefois, en nous demandant par quel effet les traditions se perdent. Le colonel Gastinel, d’humeur assez maussade parce qu’il avait trouvé la fève dans son morceau de gâteau des Rois, a avancé que les traditions se perdaient parce que, dans notre société qui n’accepte plus de règle, le simple respect des usages était perçu comme une contrainte. Sans aller réellement à l’encontre de son propos, Maître Béraud a ajouté que les traditions se perdaient lorsqu’on n’en comprenait plus leur raison d’être. « Je n’en resterais pas là, intervint Poulenc qui, venu se promener en raquettes avec des amis, nous gratifiait de sa présence ; ne continue-t-on pas de trinquer et de se serrer la main, alors que la plupart des gens ignorent l’origine de ces gestes1 ? Non, dit-il, je suis plutôt enclin à penser que les traditions suivent simplement les évolutions de la société. Dans un monde à peu près homogène, constitué de communautés de cultures proches, les traditions devaient être d’autant plus faciles à suivre qu’elles découlaient de modes de vie, de croyances religieuses et d’un rapport à l’environnement qui se ressemblaient. L’irruption d’autres cultures dans notre monde fait qu’un certain nombre de nos traditions n’ont plus de rapport avec la façon dont vit le plus grand nombre. » Mimiquet, avec qui nous étions heureux de trinquer en cette occasion, lui a fait remarquer que tout n’était pas à rattacher à l’irruption qu’il évoquait. « Elle n’est certainement pas sans effet, dit-il, mais elle a bon dos et elle n’explique pas tout. Vous n’allez tout de même nous dire que c’est elle qui provoque l’évaporation des chrétiens, catholiques, protestants et assimilés inclus ! Et qu’elle est la cause de la perte de sens de la fête de Noël pour le plus grand nombre ! »
Je leur ai rappelé notre dernier déjeuner de Toussaint au cours duquel vous aviez développé l’idée selon laquelle notre monde, disons notre société sinon européenne du moins française, évoluait, tout autant sous l’influence d’autres formes de civilisation venues d’ailleurs, que de son propre mouvement. Vous parliez d’une rivière qui s’écoule et dont les gouttes d’eau qui la composent voient avec inquiétude l’érosion des berges sous leur propre effet. Elles sont dans l’incapacité de modifier le cours des choses que déterminent sans doute la nature des terrains qu’elle traverse et la pente qu’elle suit. Vous filiez la métaphore en considérant que ce flot qui nous emportait tendait – du moins nous l’espérons – à nous faire gagner l’océan de notre épanouissement, où nous pourrions, sinon « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave »2, du moins connaître la liberté et l’égalité auxquelles nous aspirons.
Gastinel avait à l’époque relevé que cette aspiration à plus de liberté et d’égalité, qui est dans notre nature et dont l’antagonisme est, selon lui, le moteur de notre société, ne trouve à s’exercer que dans un contexte historique et économique particulier dont la pérennité n’est pas certaine. Il nous a fait remarquer que ce qu’on lit dans la presse ces derniers temps incline à penser que cette pérennité est loin d’être assurée. « Mais encore ? » fit Béraud. « Eh ! Ne vous semble-t-il pas que, sous l’effet d’une opinion publique conditionnée, nous sommes de moins en moins égaux et de moins en moins libres ? L’inégalité de traitement entre ceux qui plaisent au courant de pensée dominant, sinon dans le pays du moins dans les médias, et ceux qui n’ont pas l’heur de leur convenir n’est-elle pas flagrante ? Et quelle est notre liberté, alors que les lois mémorielles3, par exemple, nous interdisent d’avoir une autre opinion que celle du législateur à un moment donné de l’Histoire ? Dans un autre domaine, n’entend-on pas les gens du spectacle, disons ceux qui ne sont pas cantonnés aux scènes d’art et d’essai, convenir qu’ils ne pourraient plus jouer tel sketch qui a fait rire le pays entier il y a quelques années ? On presse le législateur d’imposer en tout domaine ce qu’on doit penser de tout ce qui relève de notre conscience ou de nos convictions. Quelle liberté nous avons conquise ! On a reproché autrefois aux religions, puis, plus récemment aux nazis et aux staliniens, d’imposer une pensée unique et d’éliminer ceux dont l’indépendance d’esprit pouvait affecter leur conception de la société… » – « Vous n’allez tout de même pas nous dire que vous le regrettez ! » explosa Poulenc. « Non, bien sûr, reprit Gastinel, je voulais simplement souligner que l’Histoire montre que ceux qui entendent privilégier la société par rapport à l’individu imposent l’adhésion à leurs convictions et que je perçois dans cette réglementation qui nous dit ce qu’il ne faut pas dire un glissement vers quelque chose d’approchant. Que voulez-vous, l’égalité et la liberté ne font pas spontanément bon ménage et le mélange peut devenir détonnant s’il est mal dosé ! » Mimiquet eut le mot de la fin en lançant : « Et dire que nous en sommes arrivés là parce que le colonel a eu la fève ! »
Nous serons cependant heureux de connaître votre point de vue sur le point critique des mélanges…
Nous vous adressons à nouveau nos vœux les plus amicaux, en espérant que vous nous annoncerez bientôt votre venue pour les vacances d’hiver.

P. Deladret

  1. On prétend que ces gestes étaient censés montrer aux personnes qui les échangeaient qu’elles n’avaient pas l’une envers l’autre d’intention homicide ?
  2. Slogan situationniste de mai 1968.
  3. Lois donnant un point de vue officiel sur des évènements politiques.
2024-01-24T13:54:26+01:00

Le conte pour Noël – décembre 2023

Le conte pour Noël

Décembre 2023

Nous allions volontiers voir la crèche de l’Oncle Émile. D’abord, parce que comme la famille lui faisait visite le Jour de l’An, il nous glissait dans la main nos étrennes, en se dissimulant des parents qui, pourtant, ne perdaient rien de son manège. Ah ! Les étrennes de l’Oncle Émile ! C’était quelque chose ! Pour tout dire ce n’était qu’un petit billet de cinq francs, vous savez un de ces Victor Hugo, qui paraissait se languir d’entrer au Panthéon qui était sur le billet derrière lui. Mais, ce qui rendait ces étrennes extraordinaires, c’était le billet lui-même. C’était, en quelque sorte, une œuvre d’art. l’Oncle Émile avait dû le lisser, l’aplanir, le plier et le replier de telle façon qu’il ressemblait à une de ces feuilles de papier à cigarettes qu’il roulait entre ses doigts. Son frère, notre grand-père, prétendait qu’il les repassait à la pattemouille. Il faut dire que l’Oncle Émile était un peu original ; c’était un « vieux jeune homme », comme disait sa sœur, entendant par là qu’il ne s’était jamais marié et qu’il s’était avancé en âge sans s’assagir.
Mais la véritable raison qui faisait que nous aimions tant aller voir la crèche de l’Oncle Émile c’était qu’elle n’était jamais la même. Oh ! Bien sûr, comme tout le monde, d’une année sur l’autre, il changeait l’étable de place (à moins que la fantaisie ne lui prenne de la mettre dans une grotte), il déplaçait le ruisseau ou le moulin, mais si ce n’avait été que pour ça, on n’en aurait pas parlé. Non, ce qui était unique chez l’Oncle Émile, c’était que, d’un jour à l’autre, sa crèche était différente. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : il se serait bien gardé de toucher à la Sainte Famille, même s’il ne mettait jamais les pieds à l’église. Une fois qu’il avait placé Marie et Joseph, il attendait l’Enfant Jésus et son sourire qui, d’après lui, semblait dire « J’ai pris votre apparence pour que vous me ressembliez ». Seulement, l’Oncle Émile ne supportait pas l’idée que la vie de la crèche s’arrête à partir du moment où arrivait le saint Enfant et qu’on n’ait plus qu’à attendre la Chandeleur, pour tout remettre dans le carton. « Pensez un peu, disait-il, à tous ces santons qui restent plantés là devant l’étable. L’adoration, la louange, c’est bien, mais ça n’a qu’un temps. Alors, j’essaie de leur donner un peu de vie, de leur faire raconter ce qui, d’après moi, aurait pu s’y passer. Vous vous doutez bien que lorsqu’ils ont entendu l’Ange Bouffareou, les santons n’ont pas tout laissé en plan pour aller voir l’Enfant-Jésus. Ou alors, les gens étaient bien différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Alors, je les fais arriver petit à petit. Je m’imagine que les notables se sont débrouillés pour être là les premiers, quitte à marcher un peu sur les pieds des autres. Je vois bien Margarido sur son âne, Jourdan, Roustido et tutti quanti. Une fois qu’ils ont pu s’assurer que tout le monde les avait reconnus, ils ont sans doute trouvé un prétexte pour retourner se mettre au chaud. Il faut dire que la placette commence à être noire de monde. Les braves gens qui sont venus pour voir la Merveille et pour remercier Jésus de prendre le risque de se faire homme, la Femme à l’enfant, l’Aveugle, les musiciens, je me les imagine pressés par ceux qui viennent avec leurs offrandes, le pêcheur, le boulanger, le chasseur et tous les autres. Je me dis chaque année, continuait l’Oncle Émile, que ces gens-là, qui se connaissent, doivent se saluer, prendre des nouvelles les uns des autres, qu’ils ne sont pas confits en dévotion et qu’au contraire, ils se réjouissent du bonheur qui leur arrive. Mais je me dis aussi que le temps passe, que la Femme au berceau se rend compte qu’elle doit nourrir son enfant, que la Bugadière dit à la Poissonnière : « Mon Dieu ! Madame Luce ! Avec toutes ces émotions, j’oublie le fricot sur la braise ! Adesias, je me sauve » ; ne parlons pas du Pescaïre qui ne peut pas rester trop longtemps avec ses poissons. Alors, ils vont, viennent, reviennent. Vous vous doutez bien que les moutons ont rapidement obligé les bergers à les suivre vers leur pâture. Ce qui n’empêche pas le Maître berger de venir reprendre sa méditation, de temps à autre. Et le Boumian ! Croyez-moi qu’il a fallu qu’il vienne plusieurs fois pour être convaincu de la noirceur de son âme ! Ne parlons pas du meunier ! Vous le voyez ici ? Il remonte au moulin, d’où il redescendra dans quelques jours avec un nouveau sac de sa farine la plus fine. Et les Rois Mages ! Il a bien fallu leur faire un peu de place, avec leurs chameaux et tout leur train, mais tout le monde sait qu’ils ne restent pas longtemps ».
Et comme ça, de semaine en semaine, l’Oncle Émile racontait chaque année à sa façon une histoire des santons de sa crèche. De façon presque insensible cependant, au fil des jours, leur nombre diminuait. Ceux qui avaient un métier, le rémouleur, le garde champêtre, le porteur d’eau et quelques autres étaient retournés à leur travail. Puis les commères avaient dû trouver d’autres endroits pour se raconter leurs malheurs. Peut-être même saint Joseph leur avait il fait comprendre que leurs bavardages empêchaient Jésus de dormir. De jour en jour, le petit monde des santons se retirait. Seuls étaient toujours là l’homme au fagot et sa femme, qui pendant des semaines avaient fait les allers et venues entre la colline et l’étable. Dans les jours qui précédaient la Chandeleur, l’Oncle Émile les installait définitivement devant l’Enfant Jésus. « Ceux-là, nous dit-il un jour, ce sont mes préférés. Ils sont vieux, tout cassés, tellement pauvres qu’ils n’ont à donner qu’un peu de bois sec pour réchauffer la Sainte Famille. Et ils restent jusqu’à la fin car ils savent bien qu’on n’est jamais trop bon pour le Bon Dieu ».
Nous n’avons compris que bien plus tard que ce « vieux jeune homme » qu’était l’Oncle Émile avait peut-être souffert de ne pas avoir connu un foyer auquel il se serait réchauffé.

J. Ducarre-Hénage

2023-12-22T08:55:19+01:00

Lettre du Villard – novembre 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2023

Cher ami,
Les pluies abondantes qui sont tombées au Villard depuis votre départ nous ont un peu obligés à modifier nos habitudes, mais nous en sommes ravis. Nous redoutions jusqu’alors que notre vallée ait été condamnée à une sécheresse éternelle, et nous nous apprêtions à sommer le Grand Fontainier de respecter la « comptabilité céleste » qu’invoque ce pauvre Jean de Florette1. Nous n’avons pas dû aller jusqu’à ces extrémités. Les sources ont retrouvé leurs débits et, parait-il, « les nappes phréatiques se rechargent ». La marge de progression, comme on dit maintenant, est encore importante mais les bonnes nouvelles sont trop rares, n’est-ce pas, pour les dédaigner.
Ce que vit en effet notre monde nous incite à traquer la moindre lueur d’espoir. Le caractère assez régulièrement partisan des informations que nous recevons ne nous permet pas de savoir si des perspectives d’armistice en Ukraine sont vraisemblables et l’idée d’un cessez le feu au Proche-Orient n’apparaît pas parmi les hypothèses les plus sérieuses. Ces conflits ne nous sont pas frontaliers mais par divers aspects ils nous concernent. Gastinel faisait remarquer l’autre jour qu’on prêtait à Roland Dorgelès l’invention en 1939 de l’expression « la drôle de guerre ». Et il se demandait si nous ne vivions pas «une drôle de paix ». « Espérons, fit Beraud, que la drôle de paix s’étendra assez vite pour que le scénario d’une drôle de guerre ne devienne pas l’exutoire en quelque sorte nécessaire de la situation ». L’ami Mimiquet, qui nous avait apporté quelques châtaignes à griller pour accompagner un Pinot gris dont Beraud nous avait dit merveille, nous a fait remarquer, en nous montrant son agenda, qu’à la date du 11 novembre, on ne célébrait plus l’armistice de 1918, mais les « morts pour la patrie ». Gastinel, toujours très au fait du protocole, a indiqué qu’effectivement depuis 20122 la dénomination de la journée avait été modifiée. « Il n’y avait plus trop de raison, du fait de la disparition des derniers poilus, a-t-il commenté, de rappeler particulièrement le souvenir de cette guerre ». Beraud n’a pu s’empêcher d’évoquer Brassens en chantonnant :« Moi, mon colon, cell’que j’préfère/ C’est la guerr’de quatorz’dix-huit ! »3 et il a souligné que si ce conflit restait aussi présent dans les esprits, c’était bien parce qu’il avait anéanti autant de jeunes gens issus de la conscription, rendant ainsi l’« impôt du sang » insupportable. Un peu remonté – était-ce l’effet du Pinot (que Gastinel s’obstine à appeler Tokay par un effet de snobisme déplacé au Villard ) ? – Mimiquet a lancé : « Il vaudrait mieux consacrer cette journée à ceux qui sont morts pour les profiteurs et pour les idéologues, car enfin, on ne fera croire à personne que ceux qui ont été obligés de se faite tuer avaient vraiment accepté de mourir « pour la Patrie ». Ainsi une opprobre éternelle collerait-elle sur cette engeance à l’origine de toute guerre, comme la tunique de Nessus ! »4 « «Mazette ! s’exclama Béraud. Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère, disons avec le plat du sabre. Ceci dit, mais n’est ce pas le cas de presque toutes les guerres ? Regardez ce qui s’est passé, pendant la Révolution et l’Empire. On est discret sur le nombre de morts de cette hécatombe permanente dont on fait sonner les noms des victoires en oubliant qu’au bout du compte, en 1815, ces victoires et ces lauriers qu’arboraient les maréchaux inconstants n’avaient rien rapporté au pays ».
Vous nous manquiez, croyez-moi, pour renouveler le débat, aussi n’ai-je pas été surpris que Gastinel reviennent sur les deux tragédies entre lesquelles clapote notre « drôle de paix ». Son analyse est que les deux guerres en cours, du moins celles dont on parle, sont de nature différente en ce sens que, pour autant qu’ils ne conduisent pas à un embrasement général, les deux conflits nés de contestations d’occupations territoriales, ne peuvent avoir des issues similaires. La guerre en Ukraine, pense t-il, aura nécessairement une conclusion, alors qu’il n’est pas certain que les hostilités au Proche Orient puissent en connaître une. Dans un cas, dit-il, les motivations sont, si on peut dire, classiques, c’est-à-dire territoriales et donc essentiellement politiques. La volonté de constituer un glacis protecteur autour de son pré-carré est millénaire. En revanche, au Proche-Orient, la cause des combats lui paraît moins politique qu’idéologique, portée moins par un intérêt que par des convictions. Et, ce qui ne facilite pas les choses, ajoute t-il, c’est que la création sur ce territoire d’un État désormais au cœur du conflit a été favorisée au début du xxe siècle par les puissances occidentales qui n’aimeraient pas maintenant en subir les conséquences. Béraud lui ayant fait remarquer, sans le convaincre, qu’il paraissait un peu naïf de croire que la Russie n’avait pas d’objectif caché d’expansion, Gastinel lui a objecté que les arrières pensées des uns et des autres n’avaient rien à envier à celles de ceux qui les encouragent ou les conspuent. « J’en parle en connaissance de cause ; dans ma jeunesse chevelue, j’ai défilé en criant avec les autres “Paix au Viet-Nam !” comme le nigaud de la chanson de Brel5 ; j’étais sincère, comme la majorité des gens, mais nous ne nous rendions pas compte que nous étions les jouets de l’agitprop soviétique6 qui entendait ainsi déconsidérer les américains. Alors, de qui sommes-nous les jouets ?… »
Votre dernière lettre montre que vous en êtes au même point d’interrogation que nous ; peut-être vos idées sont-elles moins tranchées… Vous êtes un peu plus optimiste. Je vous accorde le crédit d’une moindre sclérose intellectuelle.
Nos amis se joignent à moi pour vous souhaiter une bonne fin de trimestre et – pourquoi pas ? – un Avent fervent.
Avec notre amitié.

P. Deladret

  1. Jean Cadoret, dit Jean de Florette, personnage principal du 1er tome de L’Eau ses Collines de Marcel Pagnol, 1963.
  2. Loi n° 2012-273 du 28 février 2012 , fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France.
  3. Georges Brassens, 1962, dans l’album « Les trompettes de la renommée ».
  4. Tunique imprégnée du poison que contenait le sang de l’hydre de Lerne donnée par Nessus à la femme d’Hercule .Celui-ci, l’ayant revêtue, ne put s’en défaire et se jeta sur un bûcher pour échapper à ses souffrances.
  5. Il s’agit de la version 1967 des Bonbons, chanson de Jacques Brel sur l’album « Jacques Brel 67 ».
  6. Mode de communication, théorisé par les Soviétiques, conçu pour jouer sur l’émotion des foules.
2023-12-22T08:55:38+01:00

Lettre du Villard – octobre 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2023

Cher ami,
Comme vous le remarquez dans votre dernière lettre, la boutade de Mimiquet, « c’est dans l’imprévu qu’il y a de l’espoir », ne se trouve pas vraiment étayée par l’embrasement récent que la branche armée du Hamas vient de provoquer en se livrant à des actes de terrorisme sur le territoire israélien. C’était tellement imprévu que leurs voisins les plus proches n’avaient rien vu venir. On imagine mal que cet imprévu donne quelque espoir de voir advenir une paix durable. Je ne me sens pas autorisé à donner un avis ; tout au plus vous suggérerai-je, de lire Rachel et les siens1, un livre récent de Metin Arditi, écrivain juif qui s’interroge sur les conditions respectives de vie des juifs et des Palestiniens.
Nous en discutions l’autre jour avec Béraud, dont les sympathies vont plutôt à Israël, et avec Gastinel qui compatit plus volontiers au sort des Palestiniens ; nous prenions une bière en revenant d’une tentative de cueillette de champignons que la sécheresse dissuade d’apparaître. Mimiquet, qui ratissait votre jardin en prévision de votre venue pour les vacances de Toussaint, est naturellement venu nous rejoindre, à peine nous eut-il aperçus. Béraud faisait remarquer, dans un souci d’apaisement, que l’imbrication des territoires juifs et palestiniens n’était pas faite pour favoriser une vie harmonieuse entre deux communautés dont le « vouloir vivre » ensemble n’est pas évident. Et il s’est demandé pourquoi diable cette juxtaposition de territoires avait pu paraître la solution aux problèmes de coexistence d’opposants irréductibles. « On a voulu y croire, peut-être pas les intéressés, mais la communauté internationale. Sans doute, a-t-il poursuivi, a-t-on fait “comme si”, comme si c’était possible, parce qu’on n’avait pas d’autre solution ». Gastinel a acquiescé en déclarant que le refus de l’évidence était souvent l’expression du constat plus ou moins conscient de l’incapacité à trouver une réelle solution à un problème. « Ne croyez-vous pas, ajoutai-je, que le refus des évidences est une des formes de cécité les plus répandues ? Nous avons tous connu des parents qui s’illusionnent sur les aptitudes de leurs enfants, des personnes qui poursuivent des projets de mariages vraisemblablement voués à l’échec, des artisans sans expérience qui montent des entreprises qu’ils ne maîtriseront pas. Le refus de voir les évidences est un des puissants moteurs de l’activité humaine. On croise les doigts, comme on dit. Comme si cela pouvait servir à quelque chose ».
Beraud était plus modéré ; il voyait dans ce refus des évidences l’expression du refus de la fatalité, du déterminisme social, économique, culturel, climatique, etc. Il savait bien, en sa qualité d’ancien notaire, vers où pouvait mener le refus de tenir compte des contingences, mais il trouvait bon qu’il y ait des gens pour croire que les jeux ne sont pas toujours faits d’avance. Gastinel, qui n’accorde pas autant de vertu à cette disposition d’esprit, considère qu’elle est au contraire l’expression de l’orgueil qui a conduit Adam là où nous sommes. Ils s’apprêtaient à rentrer chez eux lorsque Béraud a rappelé, mezzo voce, qu’il n’était pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, selon l’expression attribuée à ce prince2 qui n’a finalement pas trop mal réussi. Il a ajouté que les questions pour le moment sans réponse, comme la désorganisation, certains pensent la décomposition de notre société, mais aussi le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles ou l’acceptation de la diaspora des migrants vers les pays où ils espèrent améliorer leur sort, demandaient à être abordés sans a priori. Elles ne sont pas résolues mais rien de dit qu’elles ne puissent pas l’être un jour. « Cela me rappelle ce qu’on nous disait des mystères au catéchisme, grommela Gastinel en passant son gilet : ils ne sont pas expliqués mais un jour ils seront explicables ». Béraud répondit par une moue.
Je suis resté un moment encore avec Mimiquet qui n’était visiblement pas pressé de rentrer chez lui. Il faut dire qu’il faisait encore délicieusement bon ; les prairies d’altitude commencent à jaunir car les nuits deviennent fraîches, mais la végétation, comme dit notre ami « ne prend pas le virage de l’automne ». De fait, on voit encore des vaches, là où les bouquetins venaient brouter l’an passé. « Pour rester sur ce que vous disiez, a-t-il continué, je me demande si nous ne prenons pas nos désirs pour des réalités en Ukraine. Je n’ai jamais trop cru que les Russes étaient tombés au point où ils pouvaient se laisser damer le pion par des Ukrainiens, quand bien même ceux-ci seraient tenus à bout de bras par les marionnettes européennes dont l’Oncle Sam agite les doigts. Qu’un pays capable d’envoyer cet été une sonde sur la Lune3 soit mis en échec par un État voisin qui ne lui est pas comparable me paraît inconcevable ». « Peut-être refusez-vous vous-même les évidences », lui dis-je pour le taquiner. « À moins, reprit-il, que Poutine nous refasse le coup de Koutousov, qu’il joue sur le temps comme en 1812 le généralissime russe a, en quelque sorte, joué sur l’espace. La Grande Armée s’est évaporée sur un territoire qu’elle ne pouvait maîtriser. Qui nous dit qu’en jouant sur le temps, les Russes ne vont pas amener les Occidentaux à se lasser de soutenir un conflit qui ne leur apporte jusqu’à présent que des satisfactions morales ? Il me semble avoir lu que même les candidats à la candidature à la présidence des États-Unis commençaient à prendre des distances sur le sujet. Peut-être est-ce électoral, peut-être est-ce temporaire, mais qui dit que d’ici les résultats de ces élections, les Ukrainiens n’auront pas dit « pouce » ! » Enfin ! Cela me dépasse ! » J’ai ajouté que la reprise du conflit en Palestine risquait aussi de détourner l’attention de l’Ukraine et je me suis avancé à lui dire que nous étions tout aussi dépassés que lui, que nos jugements ne provenaient que d’informations que nous savions orientées et que nous n’écoutions que ce que nous étions disposés à entendre. Il m’a surpris, car j’ignorais ses compétences en informatique, en m’assénant que si notre logiciel – disons notre jugement – n’était pas trop mauvais, il pouvait nous permettre de détecter certaines des erreurs qu’il y avait sur le disque dur, c’est-à-dire dans notre mémoire. Vous pourrez prochainement tester l’étendue de ses connaissances en la matière.
Déjà dans la joie de vous revoir bientôt, nous vous prions de croire en nos sentiments les meilleurs (et les plus affectueux, ajoute ma femme).

P. Deladret

  1. Rachel et les siens, publié en 2020.
  2. Metin Arditi, romancier francophone d’origine turque sépharade est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Turquetto, La Confrérie des moines volants, Le bâtard de Nazareth…
  3. Il s’agit de Guillaume 1er d’Orange-Nassau (1552-1584), dit le Taciturne, qui fut le fondateur de la nation néerlandaise.
  4. La sonde Luna 25, qui s’y est écrasée le 19 août dernier.
2023-10-17T23:09:51+02:00

Lettre du Villard – septembre 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2023

Le Villard, le 15 septembre 2023
Cher ami,
Votre dernière lettre nous apprend que vous quitterez dans quelque temps la ville où vous êtes en poste depuis des années ; une promotion, dites-vous, ne se refuse pas ; d’autant, ajoutez-vous, que vous n’avez pas le choix et que vous saviez, qu’un jour ou l’autre, il vous faudrait accepter une mutation pour accéder à de plus hautes responsabilités. Vous relevez, comme en passant, que cette affectation vous rapproche – un peu – du Villard, ce qui ne peut que nous réjouir. Gastinel, à qui j’annonçai la nouvelle pendant que nous déjeunions chez Madame Arnaud, qui, heureusement pour nous, n’arrive toujours pas à vendre son auberge, trouve que cette habitude qu’ont les administrations et les grandes entreprises de muter régulièrement leurs cadres procède sans doute d’une conception pessimiste de la nature humaine. « Pourquoi, ajouta-t-il, agissent-elles ainsi, si ce n’est parce qu’elles pensent que leurs cadres vont s’endormir, ne plus être imaginatifs, voire se laisser corrompre par des administrés ou des clients ». Béraud, qui, bien entendu, était des nôtres, s’est demandé à haute voix si l’Église catholique elle-même ne partageait pas la même suspicion. « Autrefois, et alors même que le manque de prêtres était moins visible, un curé restait dans sa paroisse sinon une vie, du moins un nombre d’années suffisant pour connaître ses ouailles et en être connu ; il était plus ou moins apprécié, plus ou moins exemplaire et son ministère portait plus ou moins de fruit, mais il restait pour ses paroissiens le pasteur que leur avait donné l’Église. Ne chantait-on pas à l’époque : “Dans tes verts pâturages, tu m’as fait reposer / Et dans tes eaux limpides, tu m’as désaltéré”1. Depuis le Concile, les bergers paraissent devenus des entraîneurs d’écuries de compétition jugés au résultat. C’est la valse des pasteurs et on ne sait plus à qui s’adresser. Comme les militaires ou les percepteurs, ils restent quatre ou cinq ans en poste et les quelques fidèles qui s’accrochent se demandent pourquoi leur évêque paraît s’adonner à ce jeu de pousse-pousse2. Sans doute a-t-il de bonnes raisons, mais le fait que les fidèles ne les connaissent pas, ne les comprennent pas, les conduit à s’interroger sur leur bien-fondé et sur la coresponsabilité qu’on évoque si souvent ». À ce moment-là, mon attention a fait un pas de côté et il m’est revenu une réplique du dernier acte d’Intermezzo3, celle du contrôleur des Poids et Mesures qui confie à Isabelle la douce inquiétude qui s’empare de lui lorsqu’il se demande s’il va être muté à Gap ou à Bressuire, puisqu’à intervalles réguliers, il doit changer d’affectation. Il sait voir des agréments dans cette situation. « Saisissez-vous, dit-il à Isabelle, la délicatesse et la volupté de cette incertitude ? ». Nous suivons, me suis-je dit, des chemins plus ou moins sinueux qui nous conduisent, de notre fait ou à notre corps défendant, d’étape en étape, qu’elles soient géographiques, professionnelles, conjugales, sociales, à Gap ou à Bressuire. Étonnons-nous alors de ne pas toujours percevoir la délicatesse et la volupté de cette incertitude. Il faut dire que l’esthétique giralducienne est un peu particulière.
« Puisque nous évoquons l’Église, et ce que nous ne comprenons pas de son comportement, reprit Gastinel en se resservant de ravioles, les derniers propos du pape en Mongolie me laissent un peu sur ma faim. Que veut-il dire, lorsqu’il recommande aux chinois d’être “de bons citoyens” et “de bons chrétiens” ? De bons chrétiens, passe ; mais de bons citoyens ? Certains considèrent qu’il a ainsi tenu à dire que le gouvernement chinois, et son parti communiste, n’avaient rien à redouter du catholicisme. Peut-être. Est-il possible qu’il soit compris ? Voire qu’il soit cru ? On s’est tellement parfumé de l’idée, comme aurait dit Philippe Meyer4, que Jean-Paul II avait été pour quelque chose dans l’évaporation de l’URSS, qu’on verrait bien le pape François entreprendre discrètement le siège de l’Empire du Milieu… À la place de Xi Jinping, je me méfierais ». « Ne vous inquiétez pas pour lui, poursuivit Béraud. Le mépris du marxisme chinois pour cette aliénation religieuse et européenne qu’est le catholicisme met son bon peuple à l’abri de la tentation de la religion des “longs nez”. Cela n’empêche pas les sourires et les courbettes, parce qu’il vaut mieux vivre en paix tant qu’on n’est pas sûr de ne pas pouvoir l’emporter sur les autres ». Il y avait sans doute moins de sous-entendus au temps de la Croisière Jaune5 reprit Gastinel. En ce temps-là, le Père Teilhard de Chardin6 dont le pape a rappelé la présence dans l’expédition, ne craignait pas de jouer au disc-jockey dans les déserts de Chine ». « Au disc-jockey ! », nous sommes-nous exclamés. « Eh oui, poursuivit-il en savourant son effet. L’expédition était bloquée à Ouroumsti par un de ces seigneurs de la guerre chinois. Elle voulut prévenir par T.S.F. les autorités françaises et ne trouva rien de mieux, pour pouvoir émettre ses messages sans attirer l’attention, que de faire couvrir le bruit du télégraphe par la musique d’un phonographe. Et qui passait les disques ? Le Père Teilhard ! L’historiographe de l’expédition rapporte qu’il remit plusieurs fois sur le plateau « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… », la chanson qu’interprétait Lucienne Boyer, « de sa voix chaude et un peu rauque, amplifiée vingt fois par le haut-parleur ». « Il ne manquait pas de cordes à son arc ! » lâcha Béraud. « N’oubliez pas que c’était un jésuite ! » conclut Gastinel.
En remontant au Villard, j’ai croisé Mimiquet. Nous avons parlé de choses et d’autres, de l’inquiétude que nous causait l’évolution de notre monde, du réchauffement climatique, de l’amplification des migrations, des conséquences ignorées des manipulations génétiques à prévoir, du terrorisme et j’en passe. Le déjeuner avait été un peu lourd, sans doute, l’épaule d’agneau un peu grasse, les ravioles trop aillées, le Tresbaudon trop capiteux, le génépi de Madame Arnaud trop généreux… Comme je lui disais que je ne voyais pas que les tendances puissent s’inverser, il m’a simplement répondu, en scellant la cigarette qu’il venait de rouler : « Finalement, c’est dans l’imprévu qu’il y a de l’espoir ». Je vous le livre tel quel. En espérant lire prochainement le commentaire que vous en ferez.
Je vous redis toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Inspiré du Ps 23, 2. De David ! Tout de même !
  2. Jeu consistant à faire glisser des lettres mobiles dans un cadre pour former des mots, une des cases restant vide pour permettre le déplacement des lettres.
  3. Intermezzo, comédie de Jean Giraudoux, 1933.
  4. Philippe Meyer (né en 1947), journaliste, chroniqueur et homme de théâtre.
  5. Expédition automobile menée de 1931 à 1932, de Beyrouth à Pekin, par la Société Citroën.
  6. Pierre Teihard de Chardin (1881-1955), prêtre, jésuite, géologue, paléontologue, théologien, philosophe. Auteur, notamment du Phénomène humain, qui lui valut des démêlés avec les autorités ecclésiastiques qui lui interdirent de publier (non d’écrire ).
2023-09-20T11:42:57+02:00

Lettre du Villard – août 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 21 août 2023

Bien cher ami,
Nous avons quelque mal à admettre que vos vacances d’été au Villard sont terminées. Nous savons bien que vous êtes partis ; nous vous avons vu fermer vos volets, nous vous avons accompagné jusqu’à la dernière maison du hameau et nous avons agité nos mouchoirs jusqu’à ce que vous soyez hors de vue… Mais combien de fois aussi nous surprenons-nous à penser : « Il faudra que nous lui en parlions demain » ? Sans doute avons-nous passé tellement de temps ensemble, échangé tant d’idées, refait tant de fois le monde entre le café et le génépi, que tout ce vécu partagé a encore renforcé notre complicité.
Cela n’est pas évident ; vous remarquiez il y a quelques jours qu’il n’était pas rare que des affections ou des amitiés s’accommodent mieux de la distance qui gomme la rugosité des caractères et limite les occasions de friction ; l’éloignement dissuade les réactions trop rapides, les mouvements d’humeur, les propos non mouchetés1. A contrario, la proximité demande des précautions. L’ami Gastinel, avec qui nous prenions une bière au retour d’une promenade à Soleille-Bœuf (ce n’est plus de notre âge !), vous dirait qu’il est préférable de ne pas vivre déboutonné. Mais il convient que ce n’est plus à la mode et que l’air du temps est de s’abstenir de se contenir. Cet état d’esprit est, pour lui, un avatar du « Il est interdit d’interdire » consubstantiel de l’esprit de mai 68. Cela parut alors le fin du fin de la pensée contestataire, mais, remarque Gastinel, ce n’est pas d’aujourd’hui, ni de mai 68 que nous supportons mal la contrainte. Alexandre Vialatte2 aurait pu écrire que ce slogan remonte, comme l’homme, à la plus haute Antiquité. Simplement, ceux à qui l’idée venait à l’esprit la rangeaient, après en avoir bien étudié les divers aspects, dans leur cabinet noir tant cela leur paraissait étranger aux impératifs de la vie en société. Maitre Beraud, que la seule perspective d’une balade exténue mais que la simple proposition d’un verre d’eau fraîche revigore, était venu nous rejoindre sur notre terrasse. En posant son Panama, il a confirmé Gastinel dans son opinion en lui citant Cioran3 : « N’a de conviction que celui qui n’a pas approfondi ». Sans doute Cioran visait-il ceux qui ont facilement une opinion sur tout, mais je ne mettrai pas ma main au feu que nombre de professions de foi que nous entendons ne soient pas des sortes de villages à la Potemkine4 des convictions de leurs auteurs. Et, in fine, nous sommes-nous vraiment posé la question de nos propres convictions ?
En tout état de cause, la vie en société passe par le respect de règles communes et il faut bien accepter les habitudes, disons la marge d’autonomie, dont au jour le jour, les amis, les camarades de travail, les enfants ou le conjoint ont besoin. La qualité de la relation que nous avons avec eux passe par cette reconnaissance qui ne va pas toujours de soi. Une marque d’électroménager n’avait-elle pas pris comme slogan : « La qualité, c’est de résister au quotidien ».
Revenant sur les propos de Gastinel, Béraud a fait remarquer que les réactions d’une partie de la classe politique à une petite phrase jetée par un membre du gouvernement lui paraissaient traduire une conception désespérée de la démocratie. Dire qu’on ne peut parler de tout avec tout le monde lui paraît exprimer non seulement un certain sectarisme mais aussi une vision plutôt affligeante de la démocratie ; « Si je décide de ne pas parler à un tel ou à tel autre, c’est soit parce que je pense que je ne le convaincrai jamais de mes arguments, soit parce que je considère qu’il est malhonnête ». « Mais qui es-tu, toi, pour juger ? » poursuivit Béraud, trop heureux de paraphraser le Pape dont la venue est annoncée à Marseille prochainement. « Refuser de s’entretenir avec un tel ou tel autre, reprit-il, me paraît bien éloigné du vouloir vivre ensemble, comme on dit aujourd’hui ».
Mimiquet qui était venu se mettre à l’ombre avec nous, s’est immiscé dans la conversation. Il a tenté un parallèle avec les conversations que nous avions eues dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de ce malheureux professeur qui avait montré à ses élèves des caricatures peu flatteuses pour l’islam. Et il nous malicieusement demandé si nos opinions n’étaient pas aussi fluctuantes que celles des personnes dont nous nous gaussons : « Je ne sais lequel de vous avait dit à l’époque qu’on ne peut rire de tout avec tout le monde pour la raison majeure que pour que la société conserve une certaine unité, il fallait peut-être s’autocensurer en certains domaines, un peu comme on s’oblige à être poli face à des personnes qui nous agacent ». Beraud lui a répliqué que la question était moins de savoir de quelle façon se réglait le différend que de qualifier l’attitude de celui qui se refusait au débat. Quel que soit le cas, le refus traduit un sectarisme qui lui-même découle d’une incapacité à trouver des arguments pertinents.
Gastinel, vous vous en êtes rendu compte, a mal vécu les émeutes de juin et ne cesse de ressasser ces moments qui ont mis le pays sinon à sang du moins à feu. Il est moins remonté contre les malfaiteurs qui ont cassé les vitrines, volé les objets, voire lancé des boules de pétanque contre les policiers, que contre ceux qui, en faisant mine de ne pas jeter de l’huile sur le feu, les animent et les attisent. Leur analyse de la société les conduit à la rejeter dans son ensemble, depuis son organisation politique jusqu’aux rapports au sein de la famille. Alors, tous les moyens sont bons. Se remémorant Cioran, il craint qu’ils ne puissent aller au-delà de ces convictions mortifères pour la société du simple fait de leur incapacité à se remettre en question. « Question de système hépatique, sans doute », soupire-t-il. Mimiquet est moins inquiet ; il croit que la majorité des gens, sans forcément se concerter, leur opposera une résistance passive dans laquelle cette rage s’évanouira.
Et vous, cher ami, qu’en pensez-vous ? Je crains parfois de vous déranger en vous faisant partager nos états d’âme. Mais… si on ne peut en parler aux amis…
Nous espérons que la reprise de vos activités vous laissera le temps d’un petit mot.
Soyez assurés de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Mouchetés… comme le fleuret dont on couvre la pointe d’un bouton pour ne pas blesser l’adversaire.
  2. Alexandre Vialatte, 1901-1971, écrivain, traducteur, journaliste et chroniqueur.
  3. Émil Cioran, 1911-1995, philosophe et écrivain Roumain. Citation tirée de De l’inconvénient d’être né.
  4. Villages dont seules les façades étaient construites à l’instigation de Potemkine pour impressionner favorablement l’Impératrice lors de ses déplacements..
2023-08-22T09:26:32+02:00