Lettres du Villard

Le conte pour Noël – décembre 2023

Le conte pour Noël

Décembre 2023

Nous allions volontiers voir la crèche de l’Oncle Émile. D’abord, parce que comme la famille lui faisait visite le Jour de l’An, il nous glissait dans la main nos étrennes, en se dissimulant des parents qui, pourtant, ne perdaient rien de son manège. Ah ! Les étrennes de l’Oncle Émile ! C’était quelque chose ! Pour tout dire ce n’était qu’un petit billet de cinq francs, vous savez un de ces Victor Hugo, qui paraissait se languir d’entrer au Panthéon qui était sur le billet derrière lui. Mais, ce qui rendait ces étrennes extraordinaires, c’était le billet lui-même. C’était, en quelque sorte, une œuvre d’art. l’Oncle Émile avait dû le lisser, l’aplanir, le plier et le replier de telle façon qu’il ressemblait à une de ces feuilles de papier à cigarettes qu’il roulait entre ses doigts. Son frère, notre grand-père, prétendait qu’il les repassait à la pattemouille. Il faut dire que l’Oncle Émile était un peu original ; c’était un « vieux jeune homme », comme disait sa sœur, entendant par là qu’il ne s’était jamais marié et qu’il s’était avancé en âge sans s’assagir.
Mais la véritable raison qui faisait que nous aimions tant aller voir la crèche de l’Oncle Émile c’était qu’elle n’était jamais la même. Oh ! Bien sûr, comme tout le monde, d’une année sur l’autre, il changeait l’étable de place (à moins que la fantaisie ne lui prenne de la mettre dans une grotte), il déplaçait le ruisseau ou le moulin, mais si ce n’avait été que pour ça, on n’en aurait pas parlé. Non, ce qui était unique chez l’Oncle Émile, c’était que, d’un jour à l’autre, sa crèche était différente. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : il se serait bien gardé de toucher à la Sainte Famille, même s’il ne mettait jamais les pieds à l’église. Une fois qu’il avait placé Marie et Joseph, il attendait l’Enfant Jésus et son sourire qui, d’après lui, semblait dire « J’ai pris votre apparence pour que vous me ressembliez ». Seulement, l’Oncle Émile ne supportait pas l’idée que la vie de la crèche s’arrête à partir du moment où arrivait le saint Enfant et qu’on n’ait plus qu’à attendre la Chandeleur, pour tout remettre dans le carton. « Pensez un peu, disait-il, à tous ces santons qui restent plantés là devant l’étable. L’adoration, la louange, c’est bien, mais ça n’a qu’un temps. Alors, j’essaie de leur donner un peu de vie, de leur faire raconter ce qui, d’après moi, aurait pu s’y passer. Vous vous doutez bien que lorsqu’ils ont entendu l’Ange Bouffareou, les santons n’ont pas tout laissé en plan pour aller voir l’Enfant-Jésus. Ou alors, les gens étaient bien différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Alors, je les fais arriver petit à petit. Je m’imagine que les notables se sont débrouillés pour être là les premiers, quitte à marcher un peu sur les pieds des autres. Je vois bien Margarido sur son âne, Jourdan, Roustido et tutti quanti. Une fois qu’ils ont pu s’assurer que tout le monde les avait reconnus, ils ont sans doute trouvé un prétexte pour retourner se mettre au chaud. Il faut dire que la placette commence à être noire de monde. Les braves gens qui sont venus pour voir la Merveille et pour remercier Jésus de prendre le risque de se faire homme, la Femme à l’enfant, l’Aveugle, les musiciens, je me les imagine pressés par ceux qui viennent avec leurs offrandes, le pêcheur, le boulanger, le chasseur et tous les autres. Je me dis chaque année, continuait l’Oncle Émile, que ces gens-là, qui se connaissent, doivent se saluer, prendre des nouvelles les uns des autres, qu’ils ne sont pas confits en dévotion et qu’au contraire, ils se réjouissent du bonheur qui leur arrive. Mais je me dis aussi que le temps passe, que la Femme au berceau se rend compte qu’elle doit nourrir son enfant, que la Bugadière dit à la Poissonnière : « Mon Dieu ! Madame Luce ! Avec toutes ces émotions, j’oublie le fricot sur la braise ! Adesias, je me sauve » ; ne parlons pas du Pescaïre qui ne peut pas rester trop longtemps avec ses poissons. Alors, ils vont, viennent, reviennent. Vous vous doutez bien que les moutons ont rapidement obligé les bergers à les suivre vers leur pâture. Ce qui n’empêche pas le Maître berger de venir reprendre sa méditation, de temps à autre. Et le Boumian ! Croyez-moi qu’il a fallu qu’il vienne plusieurs fois pour être convaincu de la noirceur de son âme ! Ne parlons pas du meunier ! Vous le voyez ici ? Il remonte au moulin, d’où il redescendra dans quelques jours avec un nouveau sac de sa farine la plus fine. Et les Rois Mages ! Il a bien fallu leur faire un peu de place, avec leurs chameaux et tout leur train, mais tout le monde sait qu’ils ne restent pas longtemps ».
Et comme ça, de semaine en semaine, l’Oncle Émile racontait chaque année à sa façon une histoire des santons de sa crèche. De façon presque insensible cependant, au fil des jours, leur nombre diminuait. Ceux qui avaient un métier, le rémouleur, le garde champêtre, le porteur d’eau et quelques autres étaient retournés à leur travail. Puis les commères avaient dû trouver d’autres endroits pour se raconter leurs malheurs. Peut-être même saint Joseph leur avait il fait comprendre que leurs bavardages empêchaient Jésus de dormir. De jour en jour, le petit monde des santons se retirait. Seuls étaient toujours là l’homme au fagot et sa femme, qui pendant des semaines avaient fait les allers et venues entre la colline et l’étable. Dans les jours qui précédaient la Chandeleur, l’Oncle Émile les installait définitivement devant l’Enfant Jésus. « Ceux-là, nous dit-il un jour, ce sont mes préférés. Ils sont vieux, tout cassés, tellement pauvres qu’ils n’ont à donner qu’un peu de bois sec pour réchauffer la Sainte Famille. Et ils restent jusqu’à la fin car ils savent bien qu’on n’est jamais trop bon pour le Bon Dieu ».
Nous n’avons compris que bien plus tard que ce « vieux jeune homme » qu’était l’Oncle Émile avait peut-être souffert de ne pas avoir connu un foyer auquel il se serait réchauffé.

J. Ducarre-Hénage

2023-12-22T08:55:19+01:00

Lettre du Villard – novembre 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2023

Cher ami,
Les pluies abondantes qui sont tombées au Villard depuis votre départ nous ont un peu obligés à modifier nos habitudes, mais nous en sommes ravis. Nous redoutions jusqu’alors que notre vallée ait été condamnée à une sécheresse éternelle, et nous nous apprêtions à sommer le Grand Fontainier de respecter la « comptabilité céleste » qu’invoque ce pauvre Jean de Florette1. Nous n’avons pas dû aller jusqu’à ces extrémités. Les sources ont retrouvé leurs débits et, parait-il, « les nappes phréatiques se rechargent ». La marge de progression, comme on dit maintenant, est encore importante mais les bonnes nouvelles sont trop rares, n’est-ce pas, pour les dédaigner.
Ce que vit en effet notre monde nous incite à traquer la moindre lueur d’espoir. Le caractère assez régulièrement partisan des informations que nous recevons ne nous permet pas de savoir si des perspectives d’armistice en Ukraine sont vraisemblables et l’idée d’un cessez le feu au Proche-Orient n’apparaît pas parmi les hypothèses les plus sérieuses. Ces conflits ne nous sont pas frontaliers mais par divers aspects ils nous concernent. Gastinel faisait remarquer l’autre jour qu’on prêtait à Roland Dorgelès l’invention en 1939 de l’expression « la drôle de guerre ». Et il se demandait si nous ne vivions pas «une drôle de paix ». « Espérons, fit Beraud, que la drôle de paix s’étendra assez vite pour que le scénario d’une drôle de guerre ne devienne pas l’exutoire en quelque sorte nécessaire de la situation ». L’ami Mimiquet, qui nous avait apporté quelques châtaignes à griller pour accompagner un Pinot gris dont Beraud nous avait dit merveille, nous a fait remarquer, en nous montrant son agenda, qu’à la date du 11 novembre, on ne célébrait plus l’armistice de 1918, mais les « morts pour la patrie ». Gastinel, toujours très au fait du protocole, a indiqué qu’effectivement depuis 20122 la dénomination de la journée avait été modifiée. « Il n’y avait plus trop de raison, du fait de la disparition des derniers poilus, a-t-il commenté, de rappeler particulièrement le souvenir de cette guerre ». Beraud n’a pu s’empêcher d’évoquer Brassens en chantonnant :« Moi, mon colon, cell’que j’préfère/ C’est la guerr’de quatorz’dix-huit ! »3 et il a souligné que si ce conflit restait aussi présent dans les esprits, c’était bien parce qu’il avait anéanti autant de jeunes gens issus de la conscription, rendant ainsi l’« impôt du sang » insupportable. Un peu remonté – était-ce l’effet du Pinot (que Gastinel s’obstine à appeler Tokay par un effet de snobisme déplacé au Villard ) ? – Mimiquet a lancé : « Il vaudrait mieux consacrer cette journée à ceux qui sont morts pour les profiteurs et pour les idéologues, car enfin, on ne fera croire à personne que ceux qui ont été obligés de se faite tuer avaient vraiment accepté de mourir « pour la Patrie ». Ainsi une opprobre éternelle collerait-elle sur cette engeance à l’origine de toute guerre, comme la tunique de Nessus ! »4 « «Mazette ! s’exclama Béraud. Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère, disons avec le plat du sabre. Ceci dit, mais n’est ce pas le cas de presque toutes les guerres ? Regardez ce qui s’est passé, pendant la Révolution et l’Empire. On est discret sur le nombre de morts de cette hécatombe permanente dont on fait sonner les noms des victoires en oubliant qu’au bout du compte, en 1815, ces victoires et ces lauriers qu’arboraient les maréchaux inconstants n’avaient rien rapporté au pays ».
Vous nous manquiez, croyez-moi, pour renouveler le débat, aussi n’ai-je pas été surpris que Gastinel reviennent sur les deux tragédies entre lesquelles clapote notre « drôle de paix ». Son analyse est que les deux guerres en cours, du moins celles dont on parle, sont de nature différente en ce sens que, pour autant qu’ils ne conduisent pas à un embrasement général, les deux conflits nés de contestations d’occupations territoriales, ne peuvent avoir des issues similaires. La guerre en Ukraine, pense t-il, aura nécessairement une conclusion, alors qu’il n’est pas certain que les hostilités au Proche Orient puissent en connaître une. Dans un cas, dit-il, les motivations sont, si on peut dire, classiques, c’est-à-dire territoriales et donc essentiellement politiques. La volonté de constituer un glacis protecteur autour de son pré-carré est millénaire. En revanche, au Proche-Orient, la cause des combats lui paraît moins politique qu’idéologique, portée moins par un intérêt que par des convictions. Et, ce qui ne facilite pas les choses, ajoute t-il, c’est que la création sur ce territoire d’un État désormais au cœur du conflit a été favorisée au début du xxe siècle par les puissances occidentales qui n’aimeraient pas maintenant en subir les conséquences. Béraud lui ayant fait remarquer, sans le convaincre, qu’il paraissait un peu naïf de croire que la Russie n’avait pas d’objectif caché d’expansion, Gastinel lui a objecté que les arrières pensées des uns et des autres n’avaient rien à envier à celles de ceux qui les encouragent ou les conspuent. « J’en parle en connaissance de cause ; dans ma jeunesse chevelue, j’ai défilé en criant avec les autres “Paix au Viet-Nam !” comme le nigaud de la chanson de Brel5 ; j’étais sincère, comme la majorité des gens, mais nous ne nous rendions pas compte que nous étions les jouets de l’agitprop soviétique6 qui entendait ainsi déconsidérer les américains. Alors, de qui sommes-nous les jouets ?… »
Votre dernière lettre montre que vous en êtes au même point d’interrogation que nous ; peut-être vos idées sont-elles moins tranchées… Vous êtes un peu plus optimiste. Je vous accorde le crédit d’une moindre sclérose intellectuelle.
Nos amis se joignent à moi pour vous souhaiter une bonne fin de trimestre et – pourquoi pas ? – un Avent fervent.
Avec notre amitié.

P. Deladret

  1. Jean Cadoret, dit Jean de Florette, personnage principal du 1er tome de L’Eau ses Collines de Marcel Pagnol, 1963.
  2. Loi n° 2012-273 du 28 février 2012 , fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France.
  3. Georges Brassens, 1962, dans l’album « Les trompettes de la renommée ».
  4. Tunique imprégnée du poison que contenait le sang de l’hydre de Lerne donnée par Nessus à la femme d’Hercule .Celui-ci, l’ayant revêtue, ne put s’en défaire et se jeta sur un bûcher pour échapper à ses souffrances.
  5. Il s’agit de la version 1967 des Bonbons, chanson de Jacques Brel sur l’album « Jacques Brel 67 ».
  6. Mode de communication, théorisé par les Soviétiques, conçu pour jouer sur l’émotion des foules.
2023-12-22T08:55:38+01:00

Lettre du Villard – octobre 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2023

Cher ami,
Comme vous le remarquez dans votre dernière lettre, la boutade de Mimiquet, « c’est dans l’imprévu qu’il y a de l’espoir », ne se trouve pas vraiment étayée par l’embrasement récent que la branche armée du Hamas vient de provoquer en se livrant à des actes de terrorisme sur le territoire israélien. C’était tellement imprévu que leurs voisins les plus proches n’avaient rien vu venir. On imagine mal que cet imprévu donne quelque espoir de voir advenir une paix durable. Je ne me sens pas autorisé à donner un avis ; tout au plus vous suggérerai-je, de lire Rachel et les siens1, un livre récent de Metin Arditi, écrivain juif qui s’interroge sur les conditions respectives de vie des juifs et des Palestiniens.
Nous en discutions l’autre jour avec Béraud, dont les sympathies vont plutôt à Israël, et avec Gastinel qui compatit plus volontiers au sort des Palestiniens ; nous prenions une bière en revenant d’une tentative de cueillette de champignons que la sécheresse dissuade d’apparaître. Mimiquet, qui ratissait votre jardin en prévision de votre venue pour les vacances de Toussaint, est naturellement venu nous rejoindre, à peine nous eut-il aperçus. Béraud faisait remarquer, dans un souci d’apaisement, que l’imbrication des territoires juifs et palestiniens n’était pas faite pour favoriser une vie harmonieuse entre deux communautés dont le « vouloir vivre » ensemble n’est pas évident. Et il s’est demandé pourquoi diable cette juxtaposition de territoires avait pu paraître la solution aux problèmes de coexistence d’opposants irréductibles. « On a voulu y croire, peut-être pas les intéressés, mais la communauté internationale. Sans doute, a-t-il poursuivi, a-t-on fait “comme si”, comme si c’était possible, parce qu’on n’avait pas d’autre solution ». Gastinel a acquiescé en déclarant que le refus de l’évidence était souvent l’expression du constat plus ou moins conscient de l’incapacité à trouver une réelle solution à un problème. « Ne croyez-vous pas, ajoutai-je, que le refus des évidences est une des formes de cécité les plus répandues ? Nous avons tous connu des parents qui s’illusionnent sur les aptitudes de leurs enfants, des personnes qui poursuivent des projets de mariages vraisemblablement voués à l’échec, des artisans sans expérience qui montent des entreprises qu’ils ne maîtriseront pas. Le refus de voir les évidences est un des puissants moteurs de l’activité humaine. On croise les doigts, comme on dit. Comme si cela pouvait servir à quelque chose ».
Beraud était plus modéré ; il voyait dans ce refus des évidences l’expression du refus de la fatalité, du déterminisme social, économique, culturel, climatique, etc. Il savait bien, en sa qualité d’ancien notaire, vers où pouvait mener le refus de tenir compte des contingences, mais il trouvait bon qu’il y ait des gens pour croire que les jeux ne sont pas toujours faits d’avance. Gastinel, qui n’accorde pas autant de vertu à cette disposition d’esprit, considère qu’elle est au contraire l’expression de l’orgueil qui a conduit Adam là où nous sommes. Ils s’apprêtaient à rentrer chez eux lorsque Béraud a rappelé, mezzo voce, qu’il n’était pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, selon l’expression attribuée à ce prince2 qui n’a finalement pas trop mal réussi. Il a ajouté que les questions pour le moment sans réponse, comme la désorganisation, certains pensent la décomposition de notre société, mais aussi le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles ou l’acceptation de la diaspora des migrants vers les pays où ils espèrent améliorer leur sort, demandaient à être abordés sans a priori. Elles ne sont pas résolues mais rien de dit qu’elles ne puissent pas l’être un jour. « Cela me rappelle ce qu’on nous disait des mystères au catéchisme, grommela Gastinel en passant son gilet : ils ne sont pas expliqués mais un jour ils seront explicables ». Béraud répondit par une moue.
Je suis resté un moment encore avec Mimiquet qui n’était visiblement pas pressé de rentrer chez lui. Il faut dire qu’il faisait encore délicieusement bon ; les prairies d’altitude commencent à jaunir car les nuits deviennent fraîches, mais la végétation, comme dit notre ami « ne prend pas le virage de l’automne ». De fait, on voit encore des vaches, là où les bouquetins venaient brouter l’an passé. « Pour rester sur ce que vous disiez, a-t-il continué, je me demande si nous ne prenons pas nos désirs pour des réalités en Ukraine. Je n’ai jamais trop cru que les Russes étaient tombés au point où ils pouvaient se laisser damer le pion par des Ukrainiens, quand bien même ceux-ci seraient tenus à bout de bras par les marionnettes européennes dont l’Oncle Sam agite les doigts. Qu’un pays capable d’envoyer cet été une sonde sur la Lune3 soit mis en échec par un État voisin qui ne lui est pas comparable me paraît inconcevable ». « Peut-être refusez-vous vous-même les évidences », lui dis-je pour le taquiner. « À moins, reprit-il, que Poutine nous refasse le coup de Koutousov, qu’il joue sur le temps comme en 1812 le généralissime russe a, en quelque sorte, joué sur l’espace. La Grande Armée s’est évaporée sur un territoire qu’elle ne pouvait maîtriser. Qui nous dit qu’en jouant sur le temps, les Russes ne vont pas amener les Occidentaux à se lasser de soutenir un conflit qui ne leur apporte jusqu’à présent que des satisfactions morales ? Il me semble avoir lu que même les candidats à la candidature à la présidence des États-Unis commençaient à prendre des distances sur le sujet. Peut-être est-ce électoral, peut-être est-ce temporaire, mais qui dit que d’ici les résultats de ces élections, les Ukrainiens n’auront pas dit « pouce » ! » Enfin ! Cela me dépasse ! » J’ai ajouté que la reprise du conflit en Palestine risquait aussi de détourner l’attention de l’Ukraine et je me suis avancé à lui dire que nous étions tout aussi dépassés que lui, que nos jugements ne provenaient que d’informations que nous savions orientées et que nous n’écoutions que ce que nous étions disposés à entendre. Il m’a surpris, car j’ignorais ses compétences en informatique, en m’assénant que si notre logiciel – disons notre jugement – n’était pas trop mauvais, il pouvait nous permettre de détecter certaines des erreurs qu’il y avait sur le disque dur, c’est-à-dire dans notre mémoire. Vous pourrez prochainement tester l’étendue de ses connaissances en la matière.
Déjà dans la joie de vous revoir bientôt, nous vous prions de croire en nos sentiments les meilleurs (et les plus affectueux, ajoute ma femme).

P. Deladret

  1. Rachel et les siens, publié en 2020.
  2. Metin Arditi, romancier francophone d’origine turque sépharade est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Turquetto, La Confrérie des moines volants, Le bâtard de Nazareth…
  3. Il s’agit de Guillaume 1er d’Orange-Nassau (1552-1584), dit le Taciturne, qui fut le fondateur de la nation néerlandaise.
  4. La sonde Luna 25, qui s’y est écrasée le 19 août dernier.
2023-10-17T23:09:51+02:00

Lettre du Villard – septembre 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2023

Le Villard, le 15 septembre 2023
Cher ami,
Votre dernière lettre nous apprend que vous quitterez dans quelque temps la ville où vous êtes en poste depuis des années ; une promotion, dites-vous, ne se refuse pas ; d’autant, ajoutez-vous, que vous n’avez pas le choix et que vous saviez, qu’un jour ou l’autre, il vous faudrait accepter une mutation pour accéder à de plus hautes responsabilités. Vous relevez, comme en passant, que cette affectation vous rapproche – un peu – du Villard, ce qui ne peut que nous réjouir. Gastinel, à qui j’annonçai la nouvelle pendant que nous déjeunions chez Madame Arnaud, qui, heureusement pour nous, n’arrive toujours pas à vendre son auberge, trouve que cette habitude qu’ont les administrations et les grandes entreprises de muter régulièrement leurs cadres procède sans doute d’une conception pessimiste de la nature humaine. « Pourquoi, ajouta-t-il, agissent-elles ainsi, si ce n’est parce qu’elles pensent que leurs cadres vont s’endormir, ne plus être imaginatifs, voire se laisser corrompre par des administrés ou des clients ». Béraud, qui, bien entendu, était des nôtres, s’est demandé à haute voix si l’Église catholique elle-même ne partageait pas la même suspicion. « Autrefois, et alors même que le manque de prêtres était moins visible, un curé restait dans sa paroisse sinon une vie, du moins un nombre d’années suffisant pour connaître ses ouailles et en être connu ; il était plus ou moins apprécié, plus ou moins exemplaire et son ministère portait plus ou moins de fruit, mais il restait pour ses paroissiens le pasteur que leur avait donné l’Église. Ne chantait-on pas à l’époque : “Dans tes verts pâturages, tu m’as fait reposer / Et dans tes eaux limpides, tu m’as désaltéré”1. Depuis le Concile, les bergers paraissent devenus des entraîneurs d’écuries de compétition jugés au résultat. C’est la valse des pasteurs et on ne sait plus à qui s’adresser. Comme les militaires ou les percepteurs, ils restent quatre ou cinq ans en poste et les quelques fidèles qui s’accrochent se demandent pourquoi leur évêque paraît s’adonner à ce jeu de pousse-pousse2. Sans doute a-t-il de bonnes raisons, mais le fait que les fidèles ne les connaissent pas, ne les comprennent pas, les conduit à s’interroger sur leur bien-fondé et sur la coresponsabilité qu’on évoque si souvent ». À ce moment-là, mon attention a fait un pas de côté et il m’est revenu une réplique du dernier acte d’Intermezzo3, celle du contrôleur des Poids et Mesures qui confie à Isabelle la douce inquiétude qui s’empare de lui lorsqu’il se demande s’il va être muté à Gap ou à Bressuire, puisqu’à intervalles réguliers, il doit changer d’affectation. Il sait voir des agréments dans cette situation. « Saisissez-vous, dit-il à Isabelle, la délicatesse et la volupté de cette incertitude ? ». Nous suivons, me suis-je dit, des chemins plus ou moins sinueux qui nous conduisent, de notre fait ou à notre corps défendant, d’étape en étape, qu’elles soient géographiques, professionnelles, conjugales, sociales, à Gap ou à Bressuire. Étonnons-nous alors de ne pas toujours percevoir la délicatesse et la volupté de cette incertitude. Il faut dire que l’esthétique giralducienne est un peu particulière.
« Puisque nous évoquons l’Église, et ce que nous ne comprenons pas de son comportement, reprit Gastinel en se resservant de ravioles, les derniers propos du pape en Mongolie me laissent un peu sur ma faim. Que veut-il dire, lorsqu’il recommande aux chinois d’être “de bons citoyens” et “de bons chrétiens” ? De bons chrétiens, passe ; mais de bons citoyens ? Certains considèrent qu’il a ainsi tenu à dire que le gouvernement chinois, et son parti communiste, n’avaient rien à redouter du catholicisme. Peut-être. Est-il possible qu’il soit compris ? Voire qu’il soit cru ? On s’est tellement parfumé de l’idée, comme aurait dit Philippe Meyer4, que Jean-Paul II avait été pour quelque chose dans l’évaporation de l’URSS, qu’on verrait bien le pape François entreprendre discrètement le siège de l’Empire du Milieu… À la place de Xi Jinping, je me méfierais ». « Ne vous inquiétez pas pour lui, poursuivit Béraud. Le mépris du marxisme chinois pour cette aliénation religieuse et européenne qu’est le catholicisme met son bon peuple à l’abri de la tentation de la religion des “longs nez”. Cela n’empêche pas les sourires et les courbettes, parce qu’il vaut mieux vivre en paix tant qu’on n’est pas sûr de ne pas pouvoir l’emporter sur les autres ». Il y avait sans doute moins de sous-entendus au temps de la Croisière Jaune5 reprit Gastinel. En ce temps-là, le Père Teilhard de Chardin6 dont le pape a rappelé la présence dans l’expédition, ne craignait pas de jouer au disc-jockey dans les déserts de Chine ». « Au disc-jockey ! », nous sommes-nous exclamés. « Eh oui, poursuivit-il en savourant son effet. L’expédition était bloquée à Ouroumsti par un de ces seigneurs de la guerre chinois. Elle voulut prévenir par T.S.F. les autorités françaises et ne trouva rien de mieux, pour pouvoir émettre ses messages sans attirer l’attention, que de faire couvrir le bruit du télégraphe par la musique d’un phonographe. Et qui passait les disques ? Le Père Teilhard ! L’historiographe de l’expédition rapporte qu’il remit plusieurs fois sur le plateau « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… », la chanson qu’interprétait Lucienne Boyer, « de sa voix chaude et un peu rauque, amplifiée vingt fois par le haut-parleur ». « Il ne manquait pas de cordes à son arc ! » lâcha Béraud. « N’oubliez pas que c’était un jésuite ! » conclut Gastinel.
En remontant au Villard, j’ai croisé Mimiquet. Nous avons parlé de choses et d’autres, de l’inquiétude que nous causait l’évolution de notre monde, du réchauffement climatique, de l’amplification des migrations, des conséquences ignorées des manipulations génétiques à prévoir, du terrorisme et j’en passe. Le déjeuner avait été un peu lourd, sans doute, l’épaule d’agneau un peu grasse, les ravioles trop aillées, le Tresbaudon trop capiteux, le génépi de Madame Arnaud trop généreux… Comme je lui disais que je ne voyais pas que les tendances puissent s’inverser, il m’a simplement répondu, en scellant la cigarette qu’il venait de rouler : « Finalement, c’est dans l’imprévu qu’il y a de l’espoir ». Je vous le livre tel quel. En espérant lire prochainement le commentaire que vous en ferez.
Je vous redis toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Inspiré du Ps 23, 2. De David ! Tout de même !
  2. Jeu consistant à faire glisser des lettres mobiles dans un cadre pour former des mots, une des cases restant vide pour permettre le déplacement des lettres.
  3. Intermezzo, comédie de Jean Giraudoux, 1933.
  4. Philippe Meyer (né en 1947), journaliste, chroniqueur et homme de théâtre.
  5. Expédition automobile menée de 1931 à 1932, de Beyrouth à Pekin, par la Société Citroën.
  6. Pierre Teihard de Chardin (1881-1955), prêtre, jésuite, géologue, paléontologue, théologien, philosophe. Auteur, notamment du Phénomène humain, qui lui valut des démêlés avec les autorités ecclésiastiques qui lui interdirent de publier (non d’écrire ).
2023-09-20T11:42:57+02:00

Lettre du Villard – août 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 21 août 2023

Bien cher ami,
Nous avons quelque mal à admettre que vos vacances d’été au Villard sont terminées. Nous savons bien que vous êtes partis ; nous vous avons vu fermer vos volets, nous vous avons accompagné jusqu’à la dernière maison du hameau et nous avons agité nos mouchoirs jusqu’à ce que vous soyez hors de vue… Mais combien de fois aussi nous surprenons-nous à penser : « Il faudra que nous lui en parlions demain » ? Sans doute avons-nous passé tellement de temps ensemble, échangé tant d’idées, refait tant de fois le monde entre le café et le génépi, que tout ce vécu partagé a encore renforcé notre complicité.
Cela n’est pas évident ; vous remarquiez il y a quelques jours qu’il n’était pas rare que des affections ou des amitiés s’accommodent mieux de la distance qui gomme la rugosité des caractères et limite les occasions de friction ; l’éloignement dissuade les réactions trop rapides, les mouvements d’humeur, les propos non mouchetés1. A contrario, la proximité demande des précautions. L’ami Gastinel, avec qui nous prenions une bière au retour d’une promenade à Soleille-Bœuf (ce n’est plus de notre âge !), vous dirait qu’il est préférable de ne pas vivre déboutonné. Mais il convient que ce n’est plus à la mode et que l’air du temps est de s’abstenir de se contenir. Cet état d’esprit est, pour lui, un avatar du « Il est interdit d’interdire » consubstantiel de l’esprit de mai 68. Cela parut alors le fin du fin de la pensée contestataire, mais, remarque Gastinel, ce n’est pas d’aujourd’hui, ni de mai 68 que nous supportons mal la contrainte. Alexandre Vialatte2 aurait pu écrire que ce slogan remonte, comme l’homme, à la plus haute Antiquité. Simplement, ceux à qui l’idée venait à l’esprit la rangeaient, après en avoir bien étudié les divers aspects, dans leur cabinet noir tant cela leur paraissait étranger aux impératifs de la vie en société. Maitre Beraud, que la seule perspective d’une balade exténue mais que la simple proposition d’un verre d’eau fraîche revigore, était venu nous rejoindre sur notre terrasse. En posant son Panama, il a confirmé Gastinel dans son opinion en lui citant Cioran3 : « N’a de conviction que celui qui n’a pas approfondi ». Sans doute Cioran visait-il ceux qui ont facilement une opinion sur tout, mais je ne mettrai pas ma main au feu que nombre de professions de foi que nous entendons ne soient pas des sortes de villages à la Potemkine4 des convictions de leurs auteurs. Et, in fine, nous sommes-nous vraiment posé la question de nos propres convictions ?
En tout état de cause, la vie en société passe par le respect de règles communes et il faut bien accepter les habitudes, disons la marge d’autonomie, dont au jour le jour, les amis, les camarades de travail, les enfants ou le conjoint ont besoin. La qualité de la relation que nous avons avec eux passe par cette reconnaissance qui ne va pas toujours de soi. Une marque d’électroménager n’avait-elle pas pris comme slogan : « La qualité, c’est de résister au quotidien ».
Revenant sur les propos de Gastinel, Béraud a fait remarquer que les réactions d’une partie de la classe politique à une petite phrase jetée par un membre du gouvernement lui paraissaient traduire une conception désespérée de la démocratie. Dire qu’on ne peut parler de tout avec tout le monde lui paraît exprimer non seulement un certain sectarisme mais aussi une vision plutôt affligeante de la démocratie ; « Si je décide de ne pas parler à un tel ou à tel autre, c’est soit parce que je pense que je ne le convaincrai jamais de mes arguments, soit parce que je considère qu’il est malhonnête ». « Mais qui es-tu, toi, pour juger ? » poursuivit Béraud, trop heureux de paraphraser le Pape dont la venue est annoncée à Marseille prochainement. « Refuser de s’entretenir avec un tel ou tel autre, reprit-il, me paraît bien éloigné du vouloir vivre ensemble, comme on dit aujourd’hui ».
Mimiquet qui était venu se mettre à l’ombre avec nous, s’est immiscé dans la conversation. Il a tenté un parallèle avec les conversations que nous avions eues dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de ce malheureux professeur qui avait montré à ses élèves des caricatures peu flatteuses pour l’islam. Et il nous malicieusement demandé si nos opinions n’étaient pas aussi fluctuantes que celles des personnes dont nous nous gaussons : « Je ne sais lequel de vous avait dit à l’époque qu’on ne peut rire de tout avec tout le monde pour la raison majeure que pour que la société conserve une certaine unité, il fallait peut-être s’autocensurer en certains domaines, un peu comme on s’oblige à être poli face à des personnes qui nous agacent ». Beraud lui a répliqué que la question était moins de savoir de quelle façon se réglait le différend que de qualifier l’attitude de celui qui se refusait au débat. Quel que soit le cas, le refus traduit un sectarisme qui lui-même découle d’une incapacité à trouver des arguments pertinents.
Gastinel, vous vous en êtes rendu compte, a mal vécu les émeutes de juin et ne cesse de ressasser ces moments qui ont mis le pays sinon à sang du moins à feu. Il est moins remonté contre les malfaiteurs qui ont cassé les vitrines, volé les objets, voire lancé des boules de pétanque contre les policiers, que contre ceux qui, en faisant mine de ne pas jeter de l’huile sur le feu, les animent et les attisent. Leur analyse de la société les conduit à la rejeter dans son ensemble, depuis son organisation politique jusqu’aux rapports au sein de la famille. Alors, tous les moyens sont bons. Se remémorant Cioran, il craint qu’ils ne puissent aller au-delà de ces convictions mortifères pour la société du simple fait de leur incapacité à se remettre en question. « Question de système hépatique, sans doute », soupire-t-il. Mimiquet est moins inquiet ; il croit que la majorité des gens, sans forcément se concerter, leur opposera une résistance passive dans laquelle cette rage s’évanouira.
Et vous, cher ami, qu’en pensez-vous ? Je crains parfois de vous déranger en vous faisant partager nos états d’âme. Mais… si on ne peut en parler aux amis…
Nous espérons que la reprise de vos activités vous laissera le temps d’un petit mot.
Soyez assurés de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Mouchetés… comme le fleuret dont on couvre la pointe d’un bouton pour ne pas blesser l’adversaire.
  2. Alexandre Vialatte, 1901-1971, écrivain, traducteur, journaliste et chroniqueur.
  3. Émil Cioran, 1911-1995, philosophe et écrivain Roumain. Citation tirée de De l’inconvénient d’être né.
  4. Villages dont seules les façades étaient construites à l’instigation de Potemkine pour impressionner favorablement l’Impératrice lors de ses déplacements..
2023-08-22T09:26:32+02:00

Lettre du Villard – mai 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 21 mai 2023

Bien cher ami,

Comme je partage la conclusion de votre lettre ! « Nous aimerions tant y voir plus clair ! ». Ayant décrit le monde dans lequel vous évoluez, et qui n’est pas bien différent du nôtre, vous constatez que, dans bien des domaines, vous ne parvenez pas à imaginer les développements vraisemblables des situations que nous connaissons. Nous sommes effectivement dans un monde d’incertitudes, mais ce constat est-il tellement nouveau et n’avons-nous pas aussi la mémoire courte ? Pouvons-nous être certains que, depuis que le monde est monde, il y ait eu une société humaine qui ne s’inquiète pas trop de son avenir ? On a, certes, en tête l’image de climats dans lesquels ont paru baigner des peuples après la fin de crises ou de conflits qu’ils avaient surmontés. Ils voyaient, semble-t-il, s’ouvrir un avenir radieux devant eux. Cela voudrait-il dire qu’il faut avoir été à la peine pour se réjouir de l’état dans lequel on se trouve ensuite ? Et que l’avenir inspire d’autant plus d’appréhension que le présent est supportable ? On aspire à gagner mais on craint de perdre.
J’ai posé la question aux amis Beraud et Poulenc avec qui nous avons fait hier une première promenade jusqu’à Pierre Bénite où nous étions montés tous deux avant que les premières neiges arrivent. Beraud a fait remarquer qu’en ce domaine la mémoire joue des tours. « Nous avons dans l’idée (mais sans doute a-t-on tout fait pour cela) qu’après la Guerre de 14, le pays communiait dans le souvenir de ses morts et dans la conviction d’un possible avenir heureux. L’image est belle, mais l’histoire montre qu’elle est fausse, comme l’a rappelé, en tant que de besoin, « Les marchands de gloire » de Pagnol1. De même, les jeunes générations peuvent penser qu’au lendemain de 1945, le pays baignait dans un climat d’optimisme, en oubliant que, trois ans après l’armistice, les tickets de rationnement étaient toujours utilisés, le rideau de fer était tombé, et la France vivait des conflits sociaux d’une grande dureté ». Poulenc a poursuivi en soulignant qu’à l’inverse certains épisodes qui n’ont pas laissé de souvenirs exaltants , tels que la France des années 1960, ont été des périodes de paix et de progrès social : « Souvenez-nous, dit-il, du célèbre “La France s’ennuie”2. D’aucuns les appellent maintenant “les années de plomb !” Qu’est ce qu’il ne faut pas entendre ! ». Pour abonder dans leur sens, j’ai simplement dit que cette amnésie sélective affecte bien des sociétés, des communautés, voire des couples… Et nos amis – se sont-ils sentis concernés ? – n’ont pas démenti.
Le sujet n’a pas retenu l’attention du colonel Gastinel, avec qui nous prenions l’apéritif ce midi . Était-ce l’effet de son verre de Dubonnet ? Comme vous le savez, il boursicote un peu et il était obnubilé, devinez par quoi ? Par l’évolution de l’indice CAC 40. Entre nous soit-il, il vit mal de voir que les plus riches s’enrichissent et que les autres… eh bien, ma foi, font du surplace. « Rendez-vous compte, fulminait-il, 7 500 points ! On nous bassine avec cet indice. Mais il n’est pas révélateur de la santé économique du pays ! Je me suis renseigné : on n’y fait figurer que les 40 entreprises qui marchent bien ! Et, ce qui est encore plus fort, c’est que les titres de seulement trois entreprises – de luxe, bien évidemment – représentent 18 % de l’indice ! Quelle est la contribution à l’emploi de leurs activités ? Au financement des retraites ? Et tout ça dans un contexte économique où les perspectives sont tout sauf claires. On ne me lèvera pas de l’idée que les gens entretiennent la hausse pour vendre 100 ce qu’ils ont acheté 80 en se rendant compte que cela ne valait peut-être même pas 60. Comme disait mon grand-père “Tant qu’il y a des ballots” – en fait, il utilisait un autre mot que “l’honnêteté et la décence m’interdisent de préciser davantage” comme dit le Sâr Radindranath-Duval3 – il y a de la ressource ». Me connaissant sans compétence en la matière, je l’ai laissé à ses convictions indignées en lui faisant valoir que nous n’avions malheureusement pas toujours toutes les connaissances nécessaires pour émettre des avis autorisés sur bien des sujets soumis à notre curiosité et qu’il fallait savoir s’en remettre à ceux qui savent. « Le problème, me rétorqua-t-il, est double. En effet, ceux qui savent n’en savent peut-être pas assez et, ce qui est plus gênant, c’est que, même s’ils savent, la décision qu’ils prennent doit parfois moins à la logique qu’aux préjugés idéologiques ou à l’état des finances ». J’ai cru effectivement retrouver là les conclusions de la commission parlementaire sur la souveraineté énergétique de la France4 qui a relevé les erreurs, les décisions hâtives, court-termistes, commises par les gouvernements successifs depuis trente ans. « Et vous croyez, fit-il, qu’on a été plus avisé le jour où on a instauré le numerus clausus en médecine en 1971 en imaginant qu’en diminuant le nombre de prescripteurs, on allégerait les dépenses de la Sécurité Sociale ? Et maintenant, on rame… ».
Mimiquet, venu me rendre un sécateur, avait entendu nos derniers propos. « Mais pourquoi diable voulez-vous qu’il en soit autrement ? Pourquoi voulez-vous que les sociétés humaines aillent de façon cohérente ? L’avenir n’est pas écrit. Alors, on fait avec. Pour ce qui ne dépend pas de nous, on espère en la Providence, et, pour ce sur quoi nous pouvons avoir un peu d’effet, on fait au mieux ».
J’ai considéré qu’ainsi présentés sinon analysés, vos tracas ne sont finalement pas insurmontables. Dites-moi si vous partagez l’approche de Mimiquet.
Nous espérons que votre prochaine lettre confirmera vos espérances pour les études de vos enfants et nous vous renouvelons l’expression de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Les marchands de Gloire, de Marcel Pagnol, 1925.
  2. Titre d’une chronique de Pierre Vianson-Ponté, dans Le Monde du 15 mars 1968 . À noter que P.V-P avait repris une expression de Lamartine, datée de 1839…
  3. « Le Sâr Rabindranath-Duval », sketch de Francis Blanche et Pierre Dac, 1957. Texte consultable sur Wikipedia.
  4. Rapport du 6 avril 2023.
2023-05-17T09:34:56+02:00

Lettre du Villard – avril 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 10 avril 2023

Cher ami,
Nous espérons que, lorsque votre famille viendra « prendre le bon air » du Villard pendant les vacances de Pâques, le printemps se sera affirmé ; les nuits sont encore très fraîches et la végétation ne repart pas. Cela a au moins un avantage, c’est de nous éviter d’avoir à constater les effets de la sécheresse. Et puis… Espérons !
Vous relevez dans votre lettre que la guerre en Ukraine ne fait plus les gros titres des journaux, qu’ils soient parlés, télévisés ou écrits, alors même qu’ils y a quelques mois c’était là le sujet essentiel. Et vous vous étonnez : ou bien ce conflit peut entraîner notre pays au-delà de ce qu’il accepte a priori d’aller, et il devient irresponsable de nous en désintéresser ; ou bien, on pense qu’il ne doit pas avoir pour nous de conséquence majeure, et l’attention qu’il suscitait était excessive. Faute d’évolution significative, les médias font aujourd’hui comme si cette affaire ne nous concernait qu’à la marge, mais cela ne permet pas de croire que l’épée qui menaçait la tête de Damoclès ait été rangée dans son fourreau.
Il faut dire que la narration des péripéties dont notre beau pays est le théâtre et les commentaires qu’on en fait à l’envi, permettent aux médias d’avoir plus d’audience et donc de recettes publicitaires. Les débats sur le projet de loi de réforme des retraites et son adoption par utilisation de l’article 49-3 de la Constitution ont suscité une contestation dont de nombreuses grèves donnent, ou entendent donner, une idée de l’importance. Vous faites remarquer que, dans cette affaire, tout est objet de protestations véhémentes et de colère, depuis la façon dont les négociations préalables ont été menées, jusqu’aux modalités de l’adoption du texte. Et vous vous demandez – mais je connais votre réponse – si toute cette indignation ne masque pas simplement une volonté délibérée de ne rien changer. Vous comprenez les opposants car vous savez qu’il n’est pas donné à tout le monde d’accepter de gaieté de cœur un avenir un peu moins riant que celui auquel on a pu croire. « C’est par là, écrivez-vous, que le projet de réforme a peut-être été mal conduit, en ce sens qu’il n’a pas été assez mis en évidence que, si le système n’était pas réformé, l’avenir riant ne serait qu’un mirage » . Je vous rassure ; quels qu’auraient pu être les arguments avancés, ils n’auraient pas convaincu, puisque l’opposition à la réforme avait été érigée en dogme1.
Ceci dit, soulignez-vous, les grèves, les hausses de prix, et l’incertitude accablent une bonne partie du pays qui ne sait si, cahin-caha, la vie va reprendre son cours ou s’il va falloir qu’il s’adapte à une existence baignant dans l’imprévu. « Il est désorienté », dites-vous. Ma foi… Je me demande si, de façon plus banale, il ne prend pas ainsi conscience qu’il y a belle lurette qu’il ne sait plus très bien où il va. Par beau temps et mer calme, on se laisse vivre ; on est un peu de droite, sans être de gauche – ou l’inverse – on est un peu catho, mais sans excès, on est écolo, mais pas trop, on accepte l’étranger, mais de façon mesurée. Autrement dit, nous ne sommes pas gênés de ne pas avoir de réelles convictions. Mais lorsque le ronron s’interrompt, nous sommes tirés de notre sieste et nous nous demandons où nous sommes. Les uns vont réagir, retrouveront leurs esprits, comme on dit. D’autres se laisseront aller au fil de l’eau, se fiant un jour à l’un, le lendemain écoutant l’autre, surtout celui qui a la plus grosse voix, bien sûr. Ou celui qui, comme le nettoyant Mini Mir2, promet le maximum pour un minimum d’effort. Cette perplexité actuelle peut être salutaire, si une majorité se retrouve sur des thèmes cohérents. Cela n’est pas certain, mais ce n’est pas impossible. Du moins, je me plais à le croire. Et je me plais à le croire car je l’espère. Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas très rationnel.
Vous remarquez que les réactions à la volonté du gouvernement de légiférer sur « l’aide active à mourir » sont un bon révélateur du trouble qui s’empare de nous lorsqu’au pied du mur nous devons nous demander ce que nous pensons – vraiment – de tel ou tel sujet. Vous regrettez au passage qu’on ait une fois encore interrogé des personnes tirées au sort et réunies dans le cadre de la « Convention citoyenne sur la fin de vie », alors qu’on ne manque pas d’instances représentatives capables de donner des avis autorisés (et pourquoi pas partisans?) sur le sujet. Et vous soulignez que, s’ils étaient logiques, les princes qui nous gouvernent ne pourraient à la fois s’indigner de la remise en cause par certains de la démocratie représentative et promouvoir des « conventions citoyennes » constituées de personnes qui tiennent leur légitimité du hasard. « Mais, bon, dites-vous, peut-être a-t-on un peu tenu la main de Tyché3 ! ». Les discussions que suscite la question de savoir s’il faut légiférer sur « l’aide active à mourir » sont un bon révélateur des convictions, des incertitudes ou de l’ignorance des uns et des autres. Le débat nous interpelle personnellement sur ce que nous pensons, ce que nous croyons vraiment. « Et, dites-vous, il ne faut pas perdre des yeux sa boussole car tant de paramètres sont à prendre en compte et tant d’arguments sont ambivalents ! ». Les mois à venir nous promettent encore de belles empoignades si le sujet n’est pas balayé par les conséquences de la tentative de réforme des retraites.
Espérons, pour le moment, que vous trouviez assez de carburant pour vous rendre au Villard, ce qui nous permettra peut-être d’élargir notre colloque, pour autant que nos conversations puissent prétendre à cette qualification. Dites-nous quand vous arriverez et si vous souhaitez que nous mettions en route votre chauffage ; à votre place, je le ferais, mais le coût atteint par l’énergie peut vous en dissuader…
Nous vous assurons, en tant que de besoin, de nos sentiments les meilleurs.

P. Deladret

  1. Dogme : point de doctrine considéré comme incontestable.
  2. « Mini Mir, mini prix, mais il fait le maximum ».
  3. Déesse du Hasard.
2023-04-13T09:12:14+02:00

Lettre du Villard – mars 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 10 février 2023

Cher ami,
Nous venons de prendre connaissance avec plaisir des nouvelles que vous nous donnez de votre famille ; nous sommes heureux de savoir que la scolarité de vos enfants suit le cours qu’ils souhaitent et, ce qui ne doit pas vous être indifférent, celui que vous espériez pour eux. Nous partageons donc vos inquiétudes quant à leur maîtrise de Parcoursup1. Nous avons tellement entendu dire que nombre de propositions d’admission que recevaient les lycéens ne correspondaient pas réellement aux demandes initiales ! Nous avons évoqué la question il y a peu de temps avec Me Béraud car un de ses petits-enfants s’est également engagé dans ce parcours. Il est inquiet car il se demande si tout ce système n’a pas été simplement imaginé pour trouver un point de chute aux centaines de milliers de bacheliers produits chaque année, en attendant qu’une partie s’évapore. « Est-ce qu’on n’essaie pas simplement de “caser” les 300 000 étudiants qu’on admet en première année de l’enseignement supérieur et qui s’ajoutent aux 700 000 qui marinent déjà en licence, avant d’aller retrouver les 600 000 qui barbotent dans le “cursus master”2 ? Et après ? Est-ce que les études qu’ils auront faites leur permettront de trouver des emplois ? Car, pour “éponger” la marée d’étudiants, l’Université n’a pas été en peine et a imaginé des licences ou des masters satisfaisant aux préoccupations les plus diverses. Et pourtant ! Tout le monde ne peut, pour gagner sa vie, devenir chercheur en lichénologie s’insurge-t-il. Pourquoi cela ? »
Le colonel Gastinel, dont la fonte des neiges rend les parcours en raquettes de plus en plus capricieux, s’était arrêté ce jour-là chez nous, retenu par le fumet de la carbonnade de porc à la flamande qu’avait préparée ma femme. « Pourquoi ? lui répondit-il, parce que, disons par euphémisme – pour faire plaisir aux gens – on a laissé croire que tout un chacun pouvait accéder au grade de bachelier qui ouvrirait les portes de la réussite sociale. Et pour que cette promesse ne soit pas sans effet, pour qu’on parvienne à attribuer cette peau d’âne à plus de 80 % d’une tranche d’âge, on a simplement cassé le thermomètre en montrant de moins en moins d’exigence pour l’évaluation des compétences. Pour assurer le succès de l’entreprise, on commence dès l’enseignement primaire afin que la scolarité soit un long fleuve tranquille. Et comme ce n’était sans doute pas suffisant, on s’est dit qu’on pourrait peut-être faciliter les candidats en ajoutant des points grappillés dans des disciplines comme la pétanque, la lutte gréco-romaine ou la maîtrise du Platt4 ! »
À Mimiquet qui, devant après le repas nous réparer un bout de clôture, déjeunait également avec nous, d’une moue, exprimait son scepticisme, Gastinel déclara qu’il ne serait pas surpris, d’apprendre, qu’« on » laisse ainsi filer le niveau de façon délibérée, de façon à gommer les avantages culturels dont bénéficient les enfants issus des catégories les plus favorisées. Je l’ai taquiné en le traitant de complotiste, mais il l’a mal pris, nous accusant de jouer les autruches. Béraud, qui n’a pas apprécié d’être inclus dans ce drôle de cheptel, lui a répliqué que pour ce qui était de jouer les autruches il avait été à bonne école dans le milieu militaire dont il était issu. À l’adresse de son interlocuteur qui l’interrogeait du regard, il poursuivit en déclarant sa stupéfaction de découvrir, à propos de la guerre en Ukraine, l’état de l’armée française qui serait incapable de supporter plus d’une quinzaine de jours des combats de haute intensité, comme on dit aujourd’hui pour désigner des opérations de guerre. « Ah ! Ce goût pour les euphémismes, pour cacher le fait que nous n’avons pas de réserves, ni en matériel, ni en munitions. Vos militaires se sont comportés comme des autruches, en niant que le danger puisse subsister ! ». Inutile de vous dire que Gastinel l’a mal pris. Il s’est lancé dans une de ses diatribes dont il est coutumier à l’encontre des politiques qui depuis des décennies et pour acheter la paix sociale, ont affecté des fonds qui auraient dû être consacrés aux fonctions régaliennes de l’État5 au financement de ce qui se rapproche, d’après lui, du « Panem et circenses » de la Rome antique où les jeux du cirque et le service de l’Annone6 évitaient les débordements. Mimiquet lui a simplement fait remarquer en se resservant de carbonnade qu’il ne comprenait pas que des gens d’état-major, s’ils étaient vraiment conscients du fait que l’institution dont ils avaient la charge ne pourrait pas remplir sa mission, n’aient pas démissionné. « La solde, sans doute, grinça-t-il. Heureusement, il nous reste des pompiers pour défiler le 14 juillet ».
« En entendant parler de cirque, intervint Béraud, je ne peux m’empêcher de penser au spectacle que nous donnent, lors des débats sur la réforme des retraites, certains de ceux qui sont censés représenter les électeurs à l’Assemblée. Quelle pantalonnade ! » Ma femme, qui a été traumatisée par sa lecture de déclarations de Chantal Mouffe7, est sortie de sa réserve de « puissance invitante » pour faire remarquer que ces comportements ne lui paraissaient pas à prendre à la légère : « Ils expriment la volonté de montrer que la représentation nationale n’est qu’une imposture, une pitrerie et les acteurs de ce psychodrame n’ont d’autre but que de faire voler en éclat le système après l’avoir bloqué. D’ailleurs, a-t-elle ajouté, ne voit-on pas qu’ici et là on se plaît à insister sur la différence entre pays légal et pays réel, voire entre légalité et légitimité ? » Béraud fit observer qu’effectivement, autant il était possible de définir les modalités d’expression de la légalité, autant la légitimité – qui inclut des paramètres non quantifiables – ne pouvait être mesurée et que les discussions sur la distinction entre légalité et légitimité n’avaient d’autre objet que d’évacuer la démocratie représentative. « Enfin…, dit Mimiquet, si tout ce bazar permet d’éviter la réforme des retraites… On ne doit pas toucher aux acquis sociaux ! » Béraud reprit : « Ah ! Les acquis sociaux ! Vaste débat ! Des aspirations sont devenues des droits. Mais peut-on les considérer gravés dans le marbre sans tenir compte du contexte dans lequel ils ont été réclamés et obtenus ? Il n’est malheureusement pas possible de savoir si le législateur aurait créé ces droits s’il avait pu prévoir que l’évolution des perspectives démographiques et économiques rendrait leur exercice périlleux ». « J’espère que vous ne pensez pas ce que vous dites, grinça Gastinel ; vous savez bien qu’il n’y a pas que les militaires qui se débrouillent pour ne pas voir l’avenir… »
Tout cela nous a éloignés de Parcoursup, n’est-ce pas ? Peut-être pas tellement, finalement. Nous en reparlerons quand vous viendrez. Dites-nous si nous aurons la joie de vous voir pour les vacances de Pâques.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Plate forme informatique nationale de préinscription en première année de l’enseignement supérieur.
  2. Sources : Ministère de l’Enseignement supérieur ; sous-direction des études statistiques.
  3. Étude des lichens.
  4. Platt : francique lorrain, appelé Platt, langue régionale de Lorraine.
  5. Diplomatie, Défense, Police Justice, Finances.
  6. Service de l’Annone : à Rome, chargé de la distribution devenue progressivement gratuite du blé.
  7. Chantal Mouffe, née en 1943, philosophe pour qui la démocratie est indissociable d’une dimension conflictuelle qui ne peut être éliminée par aucun processus de négociation.
2023-03-15T22:11:03+01:00

Lettre du Villard – février 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2023

Le Villard, le 15 février 2023
Cher ami,
Dès réception de votre lettre qui nous annonçait votre prochaine venue au Villard avec quelques amis, j’ai demandé à Mademoiselle Reynaud, comme vous le souhaitiez, de s’assurer que les chambres de l’étage que vous n’avez pas occupées depuis l’été dernier ne nécessitaient pas un peu de ménage. Elle a eu tôt fait de venir, aurige pétaradant, sur le quad1 de son frère car elle ne se risque plus avec sa moto sur la glace qui recouvre la route depuis des semaines. Je me suis enquis auprès d’elle (car les naturels – comme on disait du temps de Bougainville – sont assez flattés d’être crédités de la réputation de connaître l’évolution du temps) de savoir si le bel enneigement se maintiendrait jusqu’à votre venue. Elle n’en doute pas (elle ne doute de rien) mais, m’a-t-elle promis, elle va demander par précaution à sa tante des Maïts de commencer une neuvaine en invoquant Sainte Eulalie. L’interrogation qu’elle a lue sur mon visage lui a donné le plaisir de me raconter l’histoire de cette sainte2 dont une neige inattendue vint recouvrir le corps après son horrible martyre et dont on peut solliciter l’intercession pour faire tomber de la neige, quelle que soit la saison.
Vous me reprochez gentiment dans votre lettre de paraître sans trop d’illusion quant à l’intérêt des conversations qu’on a en société et vous soulignez que c’est souvent avec de petits riens qu’on fait du lien. Vous relevez que ce qui ne justifierait pas toujours d’être échangé traduit le besoin et le plaisir qu’on a de partager un moment de vie. Et vous soulignez que la prétention à vouloir introduire dans la conversation des sujets extérieurs à l’objet de la réunion familiale ou amicale peut ne pas être sans risque. Vous rappelez le diptyque « Un dîner en famille » que Caran d’Ache en 1898 dessina à propos de l’affaire Dreyfus. Il présente deux moments d’un repas d’une famille bourgeoise ; sur le premier dessin, le chef de famille prévient : « Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Le second montre la famille en train de se battre autour de la table, avec la légende « … ils en ont parlé ». Cette caricature vous fait penser aux opinions tranchées qui agitent bien des dîners actuels ; vous rappelez, sans omettre les débats sur l’opportunité de modifier les régimes de retraite, les controverses qu’animent les complotistes depuis que le Covid s’est répandu dans le monde, et vous notez que les prises de position exprimées actuellement sur la guerre entre l’Ukraine et la Russie mettent parfois un peu de gêne autour dans certains cercles. Dans un cas comme dans l’autre, notez-vous, la difficulté vient de ce qu’une personne qui s’est intéressée à un sujet pour des raisons qui lui sont propres pense, sans doute de bonne foi, en connaître sinon tous les aspects, du moins ceux qui lui permettent de croire qu’elle est au fait de la question.
Nous constations l’autre jour avec Gastinel, qui a repris ses randonnées en raquettes et qui ne manque pas d’inclure le Villard dans son itinéraire pour y passer à l’heure du café, qu’il nous était bien difficile de pondérer le poids des arguments qui s’affrontent dans les sujets dont le monde bruisse. Nous les entendons, les analysons, mais un « je ne sais quoi » fait que nous privilégions l’un par rapport à l’autre. Il serait intéressant de savoir pourquoi ; s’agit-il de dispositions innées ou d’un conditionnement social ? L’ami Béraud a son idée là-dessus ; « c’est, dit-il, une question de système hépatique : il y a les bileux et les autres ». C’est sans doute un peu abrupt mais l’hypothèse n’est pas à écarter. A-t-on déjà vu un trotskyste flegmatique ? Cette « grille de lecture » qui nous guide ou nous conditionne se retrouve dans nos sujets d’intérêt ou de préoccupation. Pour certains, rien n’est plus important actuellement que la montée des périls en Ukraine, pour d’autres, il s’agit du réchauffement climatique, pour d’autres encore des conséquences possibles pour l’Europe de la croissance vertigineuse des populations pauvres d’Afrique, pour d’autres enfin de l’évolution culturelle chaotique de notre société. Chacun à son avis mais, dans une course d’obstacles, choisit-on l’ordre dans lequel on les aborde ? Mimiquet, qui, venu déneiger l’accès à votre maison, était entré quelques instants chez nous pour se réchauffer, a observé en plaisantant que, si on n’avait pas de chance, la course pouvait s’interrompre dès le premier obstacle… Béraud a poursuivi dans son idée que les opinions que nous estimons énoncées de bonne foi doivent sans doute autant à la nature qu’à la raison. « Nous croyons que nous pesons correctement les arguments mais nous ne nous rendons pas toujours compte que les bras du fléau de notre balance sont inégaux. Il vous est sûrement arrivé d’hésiter avant d’acheter une voiture ou un canapé ; vous avez pesé le pour et le contre, comparé les caractéristiques et puis vous avez choisi le modèle qui vous plaisait, en pensant sans doute que c’était le choix raisonnable. Ne nous prenons pas pour des héros : nous tenons à ce que nos choix ne nous mettent pas mal à l’aise, à ce qu’ils nous plaisent. Et vous voudriez qu’étant incapables de choisir rationnellement un canapé nous ayons l’esprit plus aiguisé pour savoir ce qu’il faudrait faire pour réformer le régime des retraites ! » À Gastinel qui lui faisait remarquer que son scepticisme était sinon désespérant, du moins démobilisateur, il rappela que Socrate avait déclaré que la seule chose qu’il savait était qu’il ne savait rien, autrement dit qu’il fallait apprendre à abandonner nos certitudes pour commencer à réfléchir réellement. Mimiquet, paraphrasant César, dans la pièce éponyme de Pagnol, s’est éclipsé en déclarant « Oh !… Alors ! Si vous faites de la philosophie ! Alors… ».
Au même instant, comme au théâtre de boulevard, la porte s’est ouverte sur Mademoiselle Reynaud qui, en ajustant son casque, m’a prié de vous dire que la reprise de l’inflation et la flambée du prix de son liquide lave-vitres allaient la conduire à vous demander un petit quelque chose en plus… Voilà… Vous êtes prévenu !
Dites-nous quel jour vous pensez arriver pour que nous puissions vous accueillir dignement.
Nous vous assurons de nos pensées les plus amicales.

P. Deladret

  1. Quad : Quadricycle à moteur tout terrain non carrossé.
  2. Sainte Eulalie de Merida, vers 304, fêtée le 10 décembre, dont l’histoire est rapportée dans la Cantilène de Sainte Eulalie (vers 880), premier texte en langue d’oïl.
2023-02-08T08:55:40+01:00

Lettre du Villard – janvier 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2023

Bien cher ami,
La joie qu’a apportée la présence de votre famille au Villard à l’occasion des fêtes de Noël et du Nouvel an ne s’est pas estompée. Vous avez rendu, comment dire, plus léger l’air que nous respirons, le climat dans lequel nous évoluons. Ma femme me confiait que votre venue au Villard nous faisait autant de bien qu’un voyage ! Vous arrivez, avec vos façons de voir les choses, de vous exprimer, avec vos préoccupations, vos rythmes de vie, qui ne sont pas forcément les nôtres. Vous nous dépaysez. Ces rencontres nous font, en quelque sorte, sortir de nous même, de nos idées fixes, de ce que nous croyons être des certitudes. Et c’est en quoi elles nous font du bien, nous rendent heureux. Rien n’est plus fade que ces réunions où on échange beaucoup de banalités parce qu’on n’a rien de nouveau à se dire, ou bien parce qu’on est tous – du moins le croit on – du même avis, ou encore parce qu’on craint de ne pas savoir exprimer avec tact des opinions qui fâcheraient ou même parce qu’on n’est pas vraiment assuré de ce qu’on pense. On se réfugie dans des anecdotes, des souvenirs communs, des histoires que tout le monde connaît. On alimente la conversation de petit bois, pour ne pas prendre le risque qu’elle puisse s’embraser.
Je me suis autrefois posé la question, à la vue d’une photo, parue il y a des décennies dans Paris-Match, d’un repas de la famille Servan-Schreiber ; il n’y avait là que de beaux esprits, journalistes, hommes et femmes politiques, essayistes, gens de lettres et de pouvoir. Je me suis demandé de quoi pouvaient bien parler ces gens là entre eux. Échangeaient-ils des points de vue sur le mouvement hippie alors naissant ? Entrevoyaient-ils ce en quoi l’informatique allait bouleverser nos sociétés ? Esquissaient-ils ce qu’il pourrait advenir du monde lorsque la Guerre Froide serait terminée ? Gatinel, à qui j’ai eu la faiblesse de raconter cette histoire, m’a douché en m’assénant qu’ils parlaient sans doute des mésaventures conjugales de leur cousine Christine ou de la scandaleuse augmentation du prix du foie gras chez Jambier, l’épicier de la rue Poliveau. « Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel ! dit-il, paraphrasant l’Ecclésiaste, un temps pour se taire et un temps pour parler… Ne confondez pas tout ». Peut être avait-il raison, mais peut être aussi mésestime-t-il l’importance de ce qui peut être dit lors de « dîners en ville ».
Béraud considère que si les conversations qu’il appelle « de convenance » sont là pour masquer l’absence de sujets à partager, nous allons cependant au-devant des autres parce que la solitude nous pèse, parce que nous pensons qu’il n’y a pas grand-chose dans notre jardin intérieur ou bien parce qu’il nous paraît un peu étriqué, ou encore mal entretenu. Ce vieux ronchon pense comme Pascal que « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans sa chambre »1.Soit. Mais alors, pourquoi rompt-il des lances avec Gatinel et taquine-t-il Mimiquet ? Quoi qu’en dise Béraud, l’homme est un animal social. Quelques êtres d’exception peuvent demeurer en repos dans leur chambre, mais, le fait qu’on les trouve exceptionnels n’induit pas qu’ils soient de nature différente. Ils ne sont exceptionnels que parce qu’ils sont de la même essence.
Cela me fait penser à ce que nous disait votre voisin Poulenc en réaction à des déclarations d’écologistes, ses meilleurs ennemis (il a fait toute sa carrière dans la chimie !). Ceux-ci admettaient que telle ou telle mesure qu’ils préconisaient pour lutter contre le réchauffement climatique, n’aurait sans doute pas d’effet réellement sensible sur cette tendance, mais que ce qui était important était d’être exemplaire. La prétention à l’exemplarité chiffonnait Poulenc. On ne constitue un exemple, disait-il, on n’est exemplaire, que si d’autres peuvent comprendre ce qu’on entend promouvoir. Je ne sais pas si Kant aurait approuvé cette opinion. La démarche qu’on adopte « dans le huis clos de notre salle de bains », comme aurait dit Philippe Meyer2 paraît d’autant moins exemplaire qu’elle n’est connue de personne. Poulenc ne philosophait pas. Il ne supportait pas, simplement, qu’on puisse dire aux autres « Suivez mon exemple », sous-entendu : « Moi, je sais ce qu’il faut faire ». Sans doute était-ce la suffisance qui peut se glisser dans la motion d’exemplarité qui le hérissait. Je l’ai calmé en lui proposant quelques synonymes du mot de façon à atténuer l’impression d’arrogance qu’il pouvait avoir. On ne peut cependant nier le rôle des exemples qu’on reçoit et qu’on donne : les bases de l’éducation reposent sur cela. Encore faut-il que celui qui présente l’exemple à suivre ait les compétences suffisantes, car, sans ce pré-requis, que vaut l’exemplarité de ses propos ? On ne se méfie pas toujours de ceux qui nous sont présentés comme exceptionnels ou exemplaires.
Et l’actualité déborde des exemples dont Pierre et Paul ne sont pas avares dès lors qu’il s’agit d’apporter de l’eau au moulin de leur cause ; qu’il s’agisse de la question du financement des retraites, des réponses qu’attendent les problèmes rencontrés par l’accueil des immigrés clandestins, ou des modifications qu’on pourrait apporter aux dispositions concernant la fin de vie… On ne cesse d’invoquer ce qui se fait ailleurs dans le monde à l’appui des thèses qu’on défend. Cela n’éclaire pas vraiment celui qui sait se souvenir que l’histoire d’un pays, l’origine et l’importance de sa population, sa culture, ses religions ancestrales, rendent compte de sa législation et de ses institutions. L’état de notre société n’est pas l’effet du hasard. Et ce qui est excellent à Nauru3 ne va pas forcément correspondre à ce que notre société peut supporter. On peut même se demander, en ce qui concerne, par exemple, la question des retraites, si le recours de tel parti ou syndicat à la comparaison avec ce qu’on observe dans d’autres pays n’est pas l’aveu implicite de la difficulté qu’ils éprouvent pour démontrer les thèses soutenues. Il est un peu paradoxal de vouloir conforter l’exception d’un modèle social en évoquant des exemples par certains aspects contraires. Disons qu’il faut savoir le faire.
Je doute que lorsque vous retournerez au Villard en février cette question ait fini de soulever les passions. Mais venez nous dépayser !
Je vous assure de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Blaise Pascal (1623-1662), Pensées, 139.
  2. Philippe Meyer. Né en 1947. Chroniqueur, essayiste, écrivain, humoriste.
  3. Nauru. La plus petite république du monde, en Océanie ; 21 km2 ; 10 000 hab.
2023-01-19T16:29:48+01:00