Lettres du Villard

Lettre du Villard – août 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 21 août 2023

Bien cher ami,
Nous avons quelque mal à admettre que vos vacances d’été au Villard sont terminées. Nous savons bien que vous êtes partis ; nous vous avons vu fermer vos volets, nous vous avons accompagné jusqu’à la dernière maison du hameau et nous avons agité nos mouchoirs jusqu’à ce que vous soyez hors de vue… Mais combien de fois aussi nous surprenons-nous à penser : « Il faudra que nous lui en parlions demain » ? Sans doute avons-nous passé tellement de temps ensemble, échangé tant d’idées, refait tant de fois le monde entre le café et le génépi, que tout ce vécu partagé a encore renforcé notre complicité.
Cela n’est pas évident ; vous remarquiez il y a quelques jours qu’il n’était pas rare que des affections ou des amitiés s’accommodent mieux de la distance qui gomme la rugosité des caractères et limite les occasions de friction ; l’éloignement dissuade les réactions trop rapides, les mouvements d’humeur, les propos non mouchetés1. A contrario, la proximité demande des précautions. L’ami Gastinel, avec qui nous prenions une bière au retour d’une promenade à Soleille-Bœuf (ce n’est plus de notre âge !), vous dirait qu’il est préférable de ne pas vivre déboutonné. Mais il convient que ce n’est plus à la mode et que l’air du temps est de s’abstenir de se contenir. Cet état d’esprit est, pour lui, un avatar du « Il est interdit d’interdire » consubstantiel de l’esprit de mai 68. Cela parut alors le fin du fin de la pensée contestataire, mais, remarque Gastinel, ce n’est pas d’aujourd’hui, ni de mai 68 que nous supportons mal la contrainte. Alexandre Vialatte2 aurait pu écrire que ce slogan remonte, comme l’homme, à la plus haute Antiquité. Simplement, ceux à qui l’idée venait à l’esprit la rangeaient, après en avoir bien étudié les divers aspects, dans leur cabinet noir tant cela leur paraissait étranger aux impératifs de la vie en société. Maitre Beraud, que la seule perspective d’une balade exténue mais que la simple proposition d’un verre d’eau fraîche revigore, était venu nous rejoindre sur notre terrasse. En posant son Panama, il a confirmé Gastinel dans son opinion en lui citant Cioran3 : « N’a de conviction que celui qui n’a pas approfondi ». Sans doute Cioran visait-il ceux qui ont facilement une opinion sur tout, mais je ne mettrai pas ma main au feu que nombre de professions de foi que nous entendons ne soient pas des sortes de villages à la Potemkine4 des convictions de leurs auteurs. Et, in fine, nous sommes-nous vraiment posé la question de nos propres convictions ?
En tout état de cause, la vie en société passe par le respect de règles communes et il faut bien accepter les habitudes, disons la marge d’autonomie, dont au jour le jour, les amis, les camarades de travail, les enfants ou le conjoint ont besoin. La qualité de la relation que nous avons avec eux passe par cette reconnaissance qui ne va pas toujours de soi. Une marque d’électroménager n’avait-elle pas pris comme slogan : « La qualité, c’est de résister au quotidien ».
Revenant sur les propos de Gastinel, Béraud a fait remarquer que les réactions d’une partie de la classe politique à une petite phrase jetée par un membre du gouvernement lui paraissaient traduire une conception désespérée de la démocratie. Dire qu’on ne peut parler de tout avec tout le monde lui paraît exprimer non seulement un certain sectarisme mais aussi une vision plutôt affligeante de la démocratie ; « Si je décide de ne pas parler à un tel ou à tel autre, c’est soit parce que je pense que je ne le convaincrai jamais de mes arguments, soit parce que je considère qu’il est malhonnête ». « Mais qui es-tu, toi, pour juger ? » poursuivit Béraud, trop heureux de paraphraser le Pape dont la venue est annoncée à Marseille prochainement. « Refuser de s’entretenir avec un tel ou tel autre, reprit-il, me paraît bien éloigné du vouloir vivre ensemble, comme on dit aujourd’hui ».
Mimiquet qui était venu se mettre à l’ombre avec nous, s’est immiscé dans la conversation. Il a tenté un parallèle avec les conversations que nous avions eues dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de ce malheureux professeur qui avait montré à ses élèves des caricatures peu flatteuses pour l’islam. Et il nous malicieusement demandé si nos opinions n’étaient pas aussi fluctuantes que celles des personnes dont nous nous gaussons : « Je ne sais lequel de vous avait dit à l’époque qu’on ne peut rire de tout avec tout le monde pour la raison majeure que pour que la société conserve une certaine unité, il fallait peut-être s’autocensurer en certains domaines, un peu comme on s’oblige à être poli face à des personnes qui nous agacent ». Beraud lui a répliqué que la question était moins de savoir de quelle façon se réglait le différend que de qualifier l’attitude de celui qui se refusait au débat. Quel que soit le cas, le refus traduit un sectarisme qui lui-même découle d’une incapacité à trouver des arguments pertinents.
Gastinel, vous vous en êtes rendu compte, a mal vécu les émeutes de juin et ne cesse de ressasser ces moments qui ont mis le pays sinon à sang du moins à feu. Il est moins remonté contre les malfaiteurs qui ont cassé les vitrines, volé les objets, voire lancé des boules de pétanque contre les policiers, que contre ceux qui, en faisant mine de ne pas jeter de l’huile sur le feu, les animent et les attisent. Leur analyse de la société les conduit à la rejeter dans son ensemble, depuis son organisation politique jusqu’aux rapports au sein de la famille. Alors, tous les moyens sont bons. Se remémorant Cioran, il craint qu’ils ne puissent aller au-delà de ces convictions mortifères pour la société du simple fait de leur incapacité à se remettre en question. « Question de système hépatique, sans doute », soupire-t-il. Mimiquet est moins inquiet ; il croit que la majorité des gens, sans forcément se concerter, leur opposera une résistance passive dans laquelle cette rage s’évanouira.
Et vous, cher ami, qu’en pensez-vous ? Je crains parfois de vous déranger en vous faisant partager nos états d’âme. Mais… si on ne peut en parler aux amis…
Nous espérons que la reprise de vos activités vous laissera le temps d’un petit mot.
Soyez assurés de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Mouchetés… comme le fleuret dont on couvre la pointe d’un bouton pour ne pas blesser l’adversaire.
  2. Alexandre Vialatte, 1901-1971, écrivain, traducteur, journaliste et chroniqueur.
  3. Émil Cioran, 1911-1995, philosophe et écrivain Roumain. Citation tirée de De l’inconvénient d’être né.
  4. Villages dont seules les façades étaient construites à l’instigation de Potemkine pour impressionner favorablement l’Impératrice lors de ses déplacements..
2023-08-22T09:26:32+02:00

Lettre du Villard – mai 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 21 mai 2023

Bien cher ami,

Comme je partage la conclusion de votre lettre ! « Nous aimerions tant y voir plus clair ! ». Ayant décrit le monde dans lequel vous évoluez, et qui n’est pas bien différent du nôtre, vous constatez que, dans bien des domaines, vous ne parvenez pas à imaginer les développements vraisemblables des situations que nous connaissons. Nous sommes effectivement dans un monde d’incertitudes, mais ce constat est-il tellement nouveau et n’avons-nous pas aussi la mémoire courte ? Pouvons-nous être certains que, depuis que le monde est monde, il y ait eu une société humaine qui ne s’inquiète pas trop de son avenir ? On a, certes, en tête l’image de climats dans lesquels ont paru baigner des peuples après la fin de crises ou de conflits qu’ils avaient surmontés. Ils voyaient, semble-t-il, s’ouvrir un avenir radieux devant eux. Cela voudrait-il dire qu’il faut avoir été à la peine pour se réjouir de l’état dans lequel on se trouve ensuite ? Et que l’avenir inspire d’autant plus d’appréhension que le présent est supportable ? On aspire à gagner mais on craint de perdre.
J’ai posé la question aux amis Beraud et Poulenc avec qui nous avons fait hier une première promenade jusqu’à Pierre Bénite où nous étions montés tous deux avant que les premières neiges arrivent. Beraud a fait remarquer qu’en ce domaine la mémoire joue des tours. « Nous avons dans l’idée (mais sans doute a-t-on tout fait pour cela) qu’après la Guerre de 14, le pays communiait dans le souvenir de ses morts et dans la conviction d’un possible avenir heureux. L’image est belle, mais l’histoire montre qu’elle est fausse, comme l’a rappelé, en tant que de besoin, « Les marchands de gloire » de Pagnol1. De même, les jeunes générations peuvent penser qu’au lendemain de 1945, le pays baignait dans un climat d’optimisme, en oubliant que, trois ans après l’armistice, les tickets de rationnement étaient toujours utilisés, le rideau de fer était tombé, et la France vivait des conflits sociaux d’une grande dureté ». Poulenc a poursuivi en soulignant qu’à l’inverse certains épisodes qui n’ont pas laissé de souvenirs exaltants , tels que la France des années 1960, ont été des périodes de paix et de progrès social : « Souvenez-nous, dit-il, du célèbre “La France s’ennuie”2. D’aucuns les appellent maintenant “les années de plomb !” Qu’est ce qu’il ne faut pas entendre ! ». Pour abonder dans leur sens, j’ai simplement dit que cette amnésie sélective affecte bien des sociétés, des communautés, voire des couples… Et nos amis – se sont-ils sentis concernés ? – n’ont pas démenti.
Le sujet n’a pas retenu l’attention du colonel Gastinel, avec qui nous prenions l’apéritif ce midi . Était-ce l’effet de son verre de Dubonnet ? Comme vous le savez, il boursicote un peu et il était obnubilé, devinez par quoi ? Par l’évolution de l’indice CAC 40. Entre nous soit-il, il vit mal de voir que les plus riches s’enrichissent et que les autres… eh bien, ma foi, font du surplace. « Rendez-vous compte, fulminait-il, 7 500 points ! On nous bassine avec cet indice. Mais il n’est pas révélateur de la santé économique du pays ! Je me suis renseigné : on n’y fait figurer que les 40 entreprises qui marchent bien ! Et, ce qui est encore plus fort, c’est que les titres de seulement trois entreprises – de luxe, bien évidemment – représentent 18 % de l’indice ! Quelle est la contribution à l’emploi de leurs activités ? Au financement des retraites ? Et tout ça dans un contexte économique où les perspectives sont tout sauf claires. On ne me lèvera pas de l’idée que les gens entretiennent la hausse pour vendre 100 ce qu’ils ont acheté 80 en se rendant compte que cela ne valait peut-être même pas 60. Comme disait mon grand-père “Tant qu’il y a des ballots” – en fait, il utilisait un autre mot que “l’honnêteté et la décence m’interdisent de préciser davantage” comme dit le Sâr Radindranath-Duval3 – il y a de la ressource ». Me connaissant sans compétence en la matière, je l’ai laissé à ses convictions indignées en lui faisant valoir que nous n’avions malheureusement pas toujours toutes les connaissances nécessaires pour émettre des avis autorisés sur bien des sujets soumis à notre curiosité et qu’il fallait savoir s’en remettre à ceux qui savent. « Le problème, me rétorqua-t-il, est double. En effet, ceux qui savent n’en savent peut-être pas assez et, ce qui est plus gênant, c’est que, même s’ils savent, la décision qu’ils prennent doit parfois moins à la logique qu’aux préjugés idéologiques ou à l’état des finances ». J’ai cru effectivement retrouver là les conclusions de la commission parlementaire sur la souveraineté énergétique de la France4 qui a relevé les erreurs, les décisions hâtives, court-termistes, commises par les gouvernements successifs depuis trente ans. « Et vous croyez, fit-il, qu’on a été plus avisé le jour où on a instauré le numerus clausus en médecine en 1971 en imaginant qu’en diminuant le nombre de prescripteurs, on allégerait les dépenses de la Sécurité Sociale ? Et maintenant, on rame… ».
Mimiquet, venu me rendre un sécateur, avait entendu nos derniers propos. « Mais pourquoi diable voulez-vous qu’il en soit autrement ? Pourquoi voulez-vous que les sociétés humaines aillent de façon cohérente ? L’avenir n’est pas écrit. Alors, on fait avec. Pour ce qui ne dépend pas de nous, on espère en la Providence, et, pour ce sur quoi nous pouvons avoir un peu d’effet, on fait au mieux ».
J’ai considéré qu’ainsi présentés sinon analysés, vos tracas ne sont finalement pas insurmontables. Dites-moi si vous partagez l’approche de Mimiquet.
Nous espérons que votre prochaine lettre confirmera vos espérances pour les études de vos enfants et nous vous renouvelons l’expression de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Les marchands de Gloire, de Marcel Pagnol, 1925.
  2. Titre d’une chronique de Pierre Vianson-Ponté, dans Le Monde du 15 mars 1968 . À noter que P.V-P avait repris une expression de Lamartine, datée de 1839…
  3. « Le Sâr Rabindranath-Duval », sketch de Francis Blanche et Pierre Dac, 1957. Texte consultable sur Wikipedia.
  4. Rapport du 6 avril 2023.
2023-05-17T09:34:56+02:00

Lettre du Villard – avril 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 10 avril 2023

Cher ami,
Nous espérons que, lorsque votre famille viendra « prendre le bon air » du Villard pendant les vacances de Pâques, le printemps se sera affirmé ; les nuits sont encore très fraîches et la végétation ne repart pas. Cela a au moins un avantage, c’est de nous éviter d’avoir à constater les effets de la sécheresse. Et puis… Espérons !
Vous relevez dans votre lettre que la guerre en Ukraine ne fait plus les gros titres des journaux, qu’ils soient parlés, télévisés ou écrits, alors même qu’ils y a quelques mois c’était là le sujet essentiel. Et vous vous étonnez : ou bien ce conflit peut entraîner notre pays au-delà de ce qu’il accepte a priori d’aller, et il devient irresponsable de nous en désintéresser ; ou bien, on pense qu’il ne doit pas avoir pour nous de conséquence majeure, et l’attention qu’il suscitait était excessive. Faute d’évolution significative, les médias font aujourd’hui comme si cette affaire ne nous concernait qu’à la marge, mais cela ne permet pas de croire que l’épée qui menaçait la tête de Damoclès ait été rangée dans son fourreau.
Il faut dire que la narration des péripéties dont notre beau pays est le théâtre et les commentaires qu’on en fait à l’envi, permettent aux médias d’avoir plus d’audience et donc de recettes publicitaires. Les débats sur le projet de loi de réforme des retraites et son adoption par utilisation de l’article 49-3 de la Constitution ont suscité une contestation dont de nombreuses grèves donnent, ou entendent donner, une idée de l’importance. Vous faites remarquer que, dans cette affaire, tout est objet de protestations véhémentes et de colère, depuis la façon dont les négociations préalables ont été menées, jusqu’aux modalités de l’adoption du texte. Et vous vous demandez – mais je connais votre réponse – si toute cette indignation ne masque pas simplement une volonté délibérée de ne rien changer. Vous comprenez les opposants car vous savez qu’il n’est pas donné à tout le monde d’accepter de gaieté de cœur un avenir un peu moins riant que celui auquel on a pu croire. « C’est par là, écrivez-vous, que le projet de réforme a peut-être été mal conduit, en ce sens qu’il n’a pas été assez mis en évidence que, si le système n’était pas réformé, l’avenir riant ne serait qu’un mirage » . Je vous rassure ; quels qu’auraient pu être les arguments avancés, ils n’auraient pas convaincu, puisque l’opposition à la réforme avait été érigée en dogme1.
Ceci dit, soulignez-vous, les grèves, les hausses de prix, et l’incertitude accablent une bonne partie du pays qui ne sait si, cahin-caha, la vie va reprendre son cours ou s’il va falloir qu’il s’adapte à une existence baignant dans l’imprévu. « Il est désorienté », dites-vous. Ma foi… Je me demande si, de façon plus banale, il ne prend pas ainsi conscience qu’il y a belle lurette qu’il ne sait plus très bien où il va. Par beau temps et mer calme, on se laisse vivre ; on est un peu de droite, sans être de gauche – ou l’inverse – on est un peu catho, mais sans excès, on est écolo, mais pas trop, on accepte l’étranger, mais de façon mesurée. Autrement dit, nous ne sommes pas gênés de ne pas avoir de réelles convictions. Mais lorsque le ronron s’interrompt, nous sommes tirés de notre sieste et nous nous demandons où nous sommes. Les uns vont réagir, retrouveront leurs esprits, comme on dit. D’autres se laisseront aller au fil de l’eau, se fiant un jour à l’un, le lendemain écoutant l’autre, surtout celui qui a la plus grosse voix, bien sûr. Ou celui qui, comme le nettoyant Mini Mir2, promet le maximum pour un minimum d’effort. Cette perplexité actuelle peut être salutaire, si une majorité se retrouve sur des thèmes cohérents. Cela n’est pas certain, mais ce n’est pas impossible. Du moins, je me plais à le croire. Et je me plais à le croire car je l’espère. Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas très rationnel.
Vous remarquez que les réactions à la volonté du gouvernement de légiférer sur « l’aide active à mourir » sont un bon révélateur du trouble qui s’empare de nous lorsqu’au pied du mur nous devons nous demander ce que nous pensons – vraiment – de tel ou tel sujet. Vous regrettez au passage qu’on ait une fois encore interrogé des personnes tirées au sort et réunies dans le cadre de la « Convention citoyenne sur la fin de vie », alors qu’on ne manque pas d’instances représentatives capables de donner des avis autorisés (et pourquoi pas partisans?) sur le sujet. Et vous soulignez que, s’ils étaient logiques, les princes qui nous gouvernent ne pourraient à la fois s’indigner de la remise en cause par certains de la démocratie représentative et promouvoir des « conventions citoyennes » constituées de personnes qui tiennent leur légitimité du hasard. « Mais, bon, dites-vous, peut-être a-t-on un peu tenu la main de Tyché3 ! ». Les discussions que suscite la question de savoir s’il faut légiférer sur « l’aide active à mourir » sont un bon révélateur des convictions, des incertitudes ou de l’ignorance des uns et des autres. Le débat nous interpelle personnellement sur ce que nous pensons, ce que nous croyons vraiment. « Et, dites-vous, il ne faut pas perdre des yeux sa boussole car tant de paramètres sont à prendre en compte et tant d’arguments sont ambivalents ! ». Les mois à venir nous promettent encore de belles empoignades si le sujet n’est pas balayé par les conséquences de la tentative de réforme des retraites.
Espérons, pour le moment, que vous trouviez assez de carburant pour vous rendre au Villard, ce qui nous permettra peut-être d’élargir notre colloque, pour autant que nos conversations puissent prétendre à cette qualification. Dites-nous quand vous arriverez et si vous souhaitez que nous mettions en route votre chauffage ; à votre place, je le ferais, mais le coût atteint par l’énergie peut vous en dissuader…
Nous vous assurons, en tant que de besoin, de nos sentiments les meilleurs.

P. Deladret

  1. Dogme : point de doctrine considéré comme incontestable.
  2. « Mini Mir, mini prix, mais il fait le maximum ».
  3. Déesse du Hasard.
2023-04-13T09:12:14+02:00

Lettre du Villard – mars 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 10 février 2023

Cher ami,
Nous venons de prendre connaissance avec plaisir des nouvelles que vous nous donnez de votre famille ; nous sommes heureux de savoir que la scolarité de vos enfants suit le cours qu’ils souhaitent et, ce qui ne doit pas vous être indifférent, celui que vous espériez pour eux. Nous partageons donc vos inquiétudes quant à leur maîtrise de Parcoursup1. Nous avons tellement entendu dire que nombre de propositions d’admission que recevaient les lycéens ne correspondaient pas réellement aux demandes initiales ! Nous avons évoqué la question il y a peu de temps avec Me Béraud car un de ses petits-enfants s’est également engagé dans ce parcours. Il est inquiet car il se demande si tout ce système n’a pas été simplement imaginé pour trouver un point de chute aux centaines de milliers de bacheliers produits chaque année, en attendant qu’une partie s’évapore. « Est-ce qu’on n’essaie pas simplement de “caser” les 300 000 étudiants qu’on admet en première année de l’enseignement supérieur et qui s’ajoutent aux 700 000 qui marinent déjà en licence, avant d’aller retrouver les 600 000 qui barbotent dans le “cursus master”2 ? Et après ? Est-ce que les études qu’ils auront faites leur permettront de trouver des emplois ? Car, pour “éponger” la marée d’étudiants, l’Université n’a pas été en peine et a imaginé des licences ou des masters satisfaisant aux préoccupations les plus diverses. Et pourtant ! Tout le monde ne peut, pour gagner sa vie, devenir chercheur en lichénologie s’insurge-t-il. Pourquoi cela ? »
Le colonel Gastinel, dont la fonte des neiges rend les parcours en raquettes de plus en plus capricieux, s’était arrêté ce jour-là chez nous, retenu par le fumet de la carbonnade de porc à la flamande qu’avait préparée ma femme. « Pourquoi ? lui répondit-il, parce que, disons par euphémisme – pour faire plaisir aux gens – on a laissé croire que tout un chacun pouvait accéder au grade de bachelier qui ouvrirait les portes de la réussite sociale. Et pour que cette promesse ne soit pas sans effet, pour qu’on parvienne à attribuer cette peau d’âne à plus de 80 % d’une tranche d’âge, on a simplement cassé le thermomètre en montrant de moins en moins d’exigence pour l’évaluation des compétences. Pour assurer le succès de l’entreprise, on commence dès l’enseignement primaire afin que la scolarité soit un long fleuve tranquille. Et comme ce n’était sans doute pas suffisant, on s’est dit qu’on pourrait peut-être faciliter les candidats en ajoutant des points grappillés dans des disciplines comme la pétanque, la lutte gréco-romaine ou la maîtrise du Platt4 ! »
À Mimiquet qui, devant après le repas nous réparer un bout de clôture, déjeunait également avec nous, d’une moue, exprimait son scepticisme, Gastinel déclara qu’il ne serait pas surpris, d’apprendre, qu’« on » laisse ainsi filer le niveau de façon délibérée, de façon à gommer les avantages culturels dont bénéficient les enfants issus des catégories les plus favorisées. Je l’ai taquiné en le traitant de complotiste, mais il l’a mal pris, nous accusant de jouer les autruches. Béraud, qui n’a pas apprécié d’être inclus dans ce drôle de cheptel, lui a répliqué que pour ce qui était de jouer les autruches il avait été à bonne école dans le milieu militaire dont il était issu. À l’adresse de son interlocuteur qui l’interrogeait du regard, il poursuivit en déclarant sa stupéfaction de découvrir, à propos de la guerre en Ukraine, l’état de l’armée française qui serait incapable de supporter plus d’une quinzaine de jours des combats de haute intensité, comme on dit aujourd’hui pour désigner des opérations de guerre. « Ah ! Ce goût pour les euphémismes, pour cacher le fait que nous n’avons pas de réserves, ni en matériel, ni en munitions. Vos militaires se sont comportés comme des autruches, en niant que le danger puisse subsister ! ». Inutile de vous dire que Gastinel l’a mal pris. Il s’est lancé dans une de ses diatribes dont il est coutumier à l’encontre des politiques qui depuis des décennies et pour acheter la paix sociale, ont affecté des fonds qui auraient dû être consacrés aux fonctions régaliennes de l’État5 au financement de ce qui se rapproche, d’après lui, du « Panem et circenses » de la Rome antique où les jeux du cirque et le service de l’Annone6 évitaient les débordements. Mimiquet lui a simplement fait remarquer en se resservant de carbonnade qu’il ne comprenait pas que des gens d’état-major, s’ils étaient vraiment conscients du fait que l’institution dont ils avaient la charge ne pourrait pas remplir sa mission, n’aient pas démissionné. « La solde, sans doute, grinça-t-il. Heureusement, il nous reste des pompiers pour défiler le 14 juillet ».
« En entendant parler de cirque, intervint Béraud, je ne peux m’empêcher de penser au spectacle que nous donnent, lors des débats sur la réforme des retraites, certains de ceux qui sont censés représenter les électeurs à l’Assemblée. Quelle pantalonnade ! » Ma femme, qui a été traumatisée par sa lecture de déclarations de Chantal Mouffe7, est sortie de sa réserve de « puissance invitante » pour faire remarquer que ces comportements ne lui paraissaient pas à prendre à la légère : « Ils expriment la volonté de montrer que la représentation nationale n’est qu’une imposture, une pitrerie et les acteurs de ce psychodrame n’ont d’autre but que de faire voler en éclat le système après l’avoir bloqué. D’ailleurs, a-t-elle ajouté, ne voit-on pas qu’ici et là on se plaît à insister sur la différence entre pays légal et pays réel, voire entre légalité et légitimité ? » Béraud fit observer qu’effectivement, autant il était possible de définir les modalités d’expression de la légalité, autant la légitimité – qui inclut des paramètres non quantifiables – ne pouvait être mesurée et que les discussions sur la distinction entre légalité et légitimité n’avaient d’autre objet que d’évacuer la démocratie représentative. « Enfin…, dit Mimiquet, si tout ce bazar permet d’éviter la réforme des retraites… On ne doit pas toucher aux acquis sociaux ! » Béraud reprit : « Ah ! Les acquis sociaux ! Vaste débat ! Des aspirations sont devenues des droits. Mais peut-on les considérer gravés dans le marbre sans tenir compte du contexte dans lequel ils ont été réclamés et obtenus ? Il n’est malheureusement pas possible de savoir si le législateur aurait créé ces droits s’il avait pu prévoir que l’évolution des perspectives démographiques et économiques rendrait leur exercice périlleux ». « J’espère que vous ne pensez pas ce que vous dites, grinça Gastinel ; vous savez bien qu’il n’y a pas que les militaires qui se débrouillent pour ne pas voir l’avenir… »
Tout cela nous a éloignés de Parcoursup, n’est-ce pas ? Peut-être pas tellement, finalement. Nous en reparlerons quand vous viendrez. Dites-nous si nous aurons la joie de vous voir pour les vacances de Pâques.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Plate forme informatique nationale de préinscription en première année de l’enseignement supérieur.
  2. Sources : Ministère de l’Enseignement supérieur ; sous-direction des études statistiques.
  3. Étude des lichens.
  4. Platt : francique lorrain, appelé Platt, langue régionale de Lorraine.
  5. Diplomatie, Défense, Police Justice, Finances.
  6. Service de l’Annone : à Rome, chargé de la distribution devenue progressivement gratuite du blé.
  7. Chantal Mouffe, née en 1943, philosophe pour qui la démocratie est indissociable d’une dimension conflictuelle qui ne peut être éliminée par aucun processus de négociation.
2023-03-15T22:11:03+01:00

Lettre du Villard – février 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2023

Le Villard, le 15 février 2023
Cher ami,
Dès réception de votre lettre qui nous annonçait votre prochaine venue au Villard avec quelques amis, j’ai demandé à Mademoiselle Reynaud, comme vous le souhaitiez, de s’assurer que les chambres de l’étage que vous n’avez pas occupées depuis l’été dernier ne nécessitaient pas un peu de ménage. Elle a eu tôt fait de venir, aurige pétaradant, sur le quad1 de son frère car elle ne se risque plus avec sa moto sur la glace qui recouvre la route depuis des semaines. Je me suis enquis auprès d’elle (car les naturels – comme on disait du temps de Bougainville – sont assez flattés d’être crédités de la réputation de connaître l’évolution du temps) de savoir si le bel enneigement se maintiendrait jusqu’à votre venue. Elle n’en doute pas (elle ne doute de rien) mais, m’a-t-elle promis, elle va demander par précaution à sa tante des Maïts de commencer une neuvaine en invoquant Sainte Eulalie. L’interrogation qu’elle a lue sur mon visage lui a donné le plaisir de me raconter l’histoire de cette sainte2 dont une neige inattendue vint recouvrir le corps après son horrible martyre et dont on peut solliciter l’intercession pour faire tomber de la neige, quelle que soit la saison.
Vous me reprochez gentiment dans votre lettre de paraître sans trop d’illusion quant à l’intérêt des conversations qu’on a en société et vous soulignez que c’est souvent avec de petits riens qu’on fait du lien. Vous relevez que ce qui ne justifierait pas toujours d’être échangé traduit le besoin et le plaisir qu’on a de partager un moment de vie. Et vous soulignez que la prétention à vouloir introduire dans la conversation des sujets extérieurs à l’objet de la réunion familiale ou amicale peut ne pas être sans risque. Vous rappelez le diptyque « Un dîner en famille » que Caran d’Ache en 1898 dessina à propos de l’affaire Dreyfus. Il présente deux moments d’un repas d’une famille bourgeoise ; sur le premier dessin, le chef de famille prévient : « Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Le second montre la famille en train de se battre autour de la table, avec la légende « … ils en ont parlé ». Cette caricature vous fait penser aux opinions tranchées qui agitent bien des dîners actuels ; vous rappelez, sans omettre les débats sur l’opportunité de modifier les régimes de retraite, les controverses qu’animent les complotistes depuis que le Covid s’est répandu dans le monde, et vous notez que les prises de position exprimées actuellement sur la guerre entre l’Ukraine et la Russie mettent parfois un peu de gêne autour dans certains cercles. Dans un cas comme dans l’autre, notez-vous, la difficulté vient de ce qu’une personne qui s’est intéressée à un sujet pour des raisons qui lui sont propres pense, sans doute de bonne foi, en connaître sinon tous les aspects, du moins ceux qui lui permettent de croire qu’elle est au fait de la question.
Nous constations l’autre jour avec Gastinel, qui a repris ses randonnées en raquettes et qui ne manque pas d’inclure le Villard dans son itinéraire pour y passer à l’heure du café, qu’il nous était bien difficile de pondérer le poids des arguments qui s’affrontent dans les sujets dont le monde bruisse. Nous les entendons, les analysons, mais un « je ne sais quoi » fait que nous privilégions l’un par rapport à l’autre. Il serait intéressant de savoir pourquoi ; s’agit-il de dispositions innées ou d’un conditionnement social ? L’ami Béraud a son idée là-dessus ; « c’est, dit-il, une question de système hépatique : il y a les bileux et les autres ». C’est sans doute un peu abrupt mais l’hypothèse n’est pas à écarter. A-t-on déjà vu un trotskyste flegmatique ? Cette « grille de lecture » qui nous guide ou nous conditionne se retrouve dans nos sujets d’intérêt ou de préoccupation. Pour certains, rien n’est plus important actuellement que la montée des périls en Ukraine, pour d’autres, il s’agit du réchauffement climatique, pour d’autres encore des conséquences possibles pour l’Europe de la croissance vertigineuse des populations pauvres d’Afrique, pour d’autres enfin de l’évolution culturelle chaotique de notre société. Chacun à son avis mais, dans une course d’obstacles, choisit-on l’ordre dans lequel on les aborde ? Mimiquet, qui, venu déneiger l’accès à votre maison, était entré quelques instants chez nous pour se réchauffer, a observé en plaisantant que, si on n’avait pas de chance, la course pouvait s’interrompre dès le premier obstacle… Béraud a poursuivi dans son idée que les opinions que nous estimons énoncées de bonne foi doivent sans doute autant à la nature qu’à la raison. « Nous croyons que nous pesons correctement les arguments mais nous ne nous rendons pas toujours compte que les bras du fléau de notre balance sont inégaux. Il vous est sûrement arrivé d’hésiter avant d’acheter une voiture ou un canapé ; vous avez pesé le pour et le contre, comparé les caractéristiques et puis vous avez choisi le modèle qui vous plaisait, en pensant sans doute que c’était le choix raisonnable. Ne nous prenons pas pour des héros : nous tenons à ce que nos choix ne nous mettent pas mal à l’aise, à ce qu’ils nous plaisent. Et vous voudriez qu’étant incapables de choisir rationnellement un canapé nous ayons l’esprit plus aiguisé pour savoir ce qu’il faudrait faire pour réformer le régime des retraites ! » À Gastinel qui lui faisait remarquer que son scepticisme était sinon désespérant, du moins démobilisateur, il rappela que Socrate avait déclaré que la seule chose qu’il savait était qu’il ne savait rien, autrement dit qu’il fallait apprendre à abandonner nos certitudes pour commencer à réfléchir réellement. Mimiquet, paraphrasant César, dans la pièce éponyme de Pagnol, s’est éclipsé en déclarant « Oh !… Alors ! Si vous faites de la philosophie ! Alors… ».
Au même instant, comme au théâtre de boulevard, la porte s’est ouverte sur Mademoiselle Reynaud qui, en ajustant son casque, m’a prié de vous dire que la reprise de l’inflation et la flambée du prix de son liquide lave-vitres allaient la conduire à vous demander un petit quelque chose en plus… Voilà… Vous êtes prévenu !
Dites-nous quel jour vous pensez arriver pour que nous puissions vous accueillir dignement.
Nous vous assurons de nos pensées les plus amicales.

P. Deladret

  1. Quad : Quadricycle à moteur tout terrain non carrossé.
  2. Sainte Eulalie de Merida, vers 304, fêtée le 10 décembre, dont l’histoire est rapportée dans la Cantilène de Sainte Eulalie (vers 880), premier texte en langue d’oïl.
2023-02-08T08:55:40+01:00

Lettre du Villard – janvier 2023

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2023

Bien cher ami,
La joie qu’a apportée la présence de votre famille au Villard à l’occasion des fêtes de Noël et du Nouvel an ne s’est pas estompée. Vous avez rendu, comment dire, plus léger l’air que nous respirons, le climat dans lequel nous évoluons. Ma femme me confiait que votre venue au Villard nous faisait autant de bien qu’un voyage ! Vous arrivez, avec vos façons de voir les choses, de vous exprimer, avec vos préoccupations, vos rythmes de vie, qui ne sont pas forcément les nôtres. Vous nous dépaysez. Ces rencontres nous font, en quelque sorte, sortir de nous même, de nos idées fixes, de ce que nous croyons être des certitudes. Et c’est en quoi elles nous font du bien, nous rendent heureux. Rien n’est plus fade que ces réunions où on échange beaucoup de banalités parce qu’on n’a rien de nouveau à se dire, ou bien parce qu’on est tous – du moins le croit on – du même avis, ou encore parce qu’on craint de ne pas savoir exprimer avec tact des opinions qui fâcheraient ou même parce qu’on n’est pas vraiment assuré de ce qu’on pense. On se réfugie dans des anecdotes, des souvenirs communs, des histoires que tout le monde connaît. On alimente la conversation de petit bois, pour ne pas prendre le risque qu’elle puisse s’embraser.
Je me suis autrefois posé la question, à la vue d’une photo, parue il y a des décennies dans Paris-Match, d’un repas de la famille Servan-Schreiber ; il n’y avait là que de beaux esprits, journalistes, hommes et femmes politiques, essayistes, gens de lettres et de pouvoir. Je me suis demandé de quoi pouvaient bien parler ces gens là entre eux. Échangeaient-ils des points de vue sur le mouvement hippie alors naissant ? Entrevoyaient-ils ce en quoi l’informatique allait bouleverser nos sociétés ? Esquissaient-ils ce qu’il pourrait advenir du monde lorsque la Guerre Froide serait terminée ? Gatinel, à qui j’ai eu la faiblesse de raconter cette histoire, m’a douché en m’assénant qu’ils parlaient sans doute des mésaventures conjugales de leur cousine Christine ou de la scandaleuse augmentation du prix du foie gras chez Jambier, l’épicier de la rue Poliveau. « Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel ! dit-il, paraphrasant l’Ecclésiaste, un temps pour se taire et un temps pour parler… Ne confondez pas tout ». Peut être avait-il raison, mais peut être aussi mésestime-t-il l’importance de ce qui peut être dit lors de « dîners en ville ».
Béraud considère que si les conversations qu’il appelle « de convenance » sont là pour masquer l’absence de sujets à partager, nous allons cependant au-devant des autres parce que la solitude nous pèse, parce que nous pensons qu’il n’y a pas grand-chose dans notre jardin intérieur ou bien parce qu’il nous paraît un peu étriqué, ou encore mal entretenu. Ce vieux ronchon pense comme Pascal que « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans sa chambre »1.Soit. Mais alors, pourquoi rompt-il des lances avec Gatinel et taquine-t-il Mimiquet ? Quoi qu’en dise Béraud, l’homme est un animal social. Quelques êtres d’exception peuvent demeurer en repos dans leur chambre, mais, le fait qu’on les trouve exceptionnels n’induit pas qu’ils soient de nature différente. Ils ne sont exceptionnels que parce qu’ils sont de la même essence.
Cela me fait penser à ce que nous disait votre voisin Poulenc en réaction à des déclarations d’écologistes, ses meilleurs ennemis (il a fait toute sa carrière dans la chimie !). Ceux-ci admettaient que telle ou telle mesure qu’ils préconisaient pour lutter contre le réchauffement climatique, n’aurait sans doute pas d’effet réellement sensible sur cette tendance, mais que ce qui était important était d’être exemplaire. La prétention à l’exemplarité chiffonnait Poulenc. On ne constitue un exemple, disait-il, on n’est exemplaire, que si d’autres peuvent comprendre ce qu’on entend promouvoir. Je ne sais pas si Kant aurait approuvé cette opinion. La démarche qu’on adopte « dans le huis clos de notre salle de bains », comme aurait dit Philippe Meyer2 paraît d’autant moins exemplaire qu’elle n’est connue de personne. Poulenc ne philosophait pas. Il ne supportait pas, simplement, qu’on puisse dire aux autres « Suivez mon exemple », sous-entendu : « Moi, je sais ce qu’il faut faire ». Sans doute était-ce la suffisance qui peut se glisser dans la motion d’exemplarité qui le hérissait. Je l’ai calmé en lui proposant quelques synonymes du mot de façon à atténuer l’impression d’arrogance qu’il pouvait avoir. On ne peut cependant nier le rôle des exemples qu’on reçoit et qu’on donne : les bases de l’éducation reposent sur cela. Encore faut-il que celui qui présente l’exemple à suivre ait les compétences suffisantes, car, sans ce pré-requis, que vaut l’exemplarité de ses propos ? On ne se méfie pas toujours de ceux qui nous sont présentés comme exceptionnels ou exemplaires.
Et l’actualité déborde des exemples dont Pierre et Paul ne sont pas avares dès lors qu’il s’agit d’apporter de l’eau au moulin de leur cause ; qu’il s’agisse de la question du financement des retraites, des réponses qu’attendent les problèmes rencontrés par l’accueil des immigrés clandestins, ou des modifications qu’on pourrait apporter aux dispositions concernant la fin de vie… On ne cesse d’invoquer ce qui se fait ailleurs dans le monde à l’appui des thèses qu’on défend. Cela n’éclaire pas vraiment celui qui sait se souvenir que l’histoire d’un pays, l’origine et l’importance de sa population, sa culture, ses religions ancestrales, rendent compte de sa législation et de ses institutions. L’état de notre société n’est pas l’effet du hasard. Et ce qui est excellent à Nauru3 ne va pas forcément correspondre à ce que notre société peut supporter. On peut même se demander, en ce qui concerne, par exemple, la question des retraites, si le recours de tel parti ou syndicat à la comparaison avec ce qu’on observe dans d’autres pays n’est pas l’aveu implicite de la difficulté qu’ils éprouvent pour démontrer les thèses soutenues. Il est un peu paradoxal de vouloir conforter l’exception d’un modèle social en évoquant des exemples par certains aspects contraires. Disons qu’il faut savoir le faire.
Je doute que lorsque vous retournerez au Villard en février cette question ait fini de soulever les passions. Mais venez nous dépayser !
Je vous assure de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Blaise Pascal (1623-1662), Pensées, 139.
  2. Philippe Meyer. Né en 1947. Chroniqueur, essayiste, écrivain, humoriste.
  3. Nauru. La plus petite république du monde, en Océanie ; 21 km2 ; 10 000 hab.
2023-01-19T16:29:48+01:00

Lettre du Villard – décembre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 décembre 2022

Bien cher ami,
Réjouissez-vous ! Réjouissez-vous et répandez autour de vous la bonne nouvelle ! La neige est là ! Vous allez me dire qu’il n’est peut-être pas de très bon goût d’emprunter le langage de l’Avent pour parler des précipitations dont nous venons de bénéficier. C’est à voir. Car les mots ne se contentent pas d’être les véhicules des idées. Ils les laissent volontiers monter à leur bord et il n’est pas rare qu’ils les détournent. Parfois ils les influencent ; d’autres fois, ils les déforment et même favorisent des rapprochements d’idées qui nous font glisser d’un ordre de pensée à un autre. Il leur arrive de donner un tour inattendu à la conversation. Je ne m’en plaindrai pas. Grâce à eux, la chute de neige m’entraîne vers l’Avent. Il y a de pires convergences.
Il a donc neigé et je pense que votre petite famille va se préparer avec encore plus de joie à votre migration hivernale vers le Villard. Vous nous direz quand vous pensez arriver pour que nous chauffions votre maison, en espérant, bien sûr qu’il y aura assez d’électricité pour produire un peu de chaleur. En tout état de cause, nous mettons du bois de côté pour vous permettre une flambée… La bûche va devenir le cadeau de Noël de l’année ! « Pauvre France ! » comme dirait Mimiquet. Nous discutions de cela pas plus tard que cet après-midi avec l’ami Béraud qui me faisait remarquer que la situation inimaginable dans laquelle nous nous trouvions plongés nous transformait tous en chauffagistes amateurs. Il a changé il y a deux ans sa vieille chaudière à mazout avec thermosiphon1 pour une chaudière à granulés de bois dernier cri (il a les moyens !) et maintenant, il craint de n’avoir ni suffisamment de granulés pour sa chaudière ni assez d’électricité pour la pompe qui fait circuler l’eau ! « Cela serait simplement gênant », me disait-il, « si ça n’illustrait pas l’inconséquence de notre société. On a décidé de se passer de l’énergie nucléaire pour toutes sortes de bonnes ou de mauvaises raisons sans avoir de solutions de remplacement disponibles et suffisantes. Disponibles et suffisantes par rapport aux besoins immédiats de la population. Il est possible que les détracteurs du nucléaire n’aient pas imaginé qu’un bruit de bottes pouvait, en faisant s’envoler les prix des différentes sources d’énergie, appauvrir la société et l’obliger à modifier ses comportements. C’est possible. Mais ce n’est pas certain car cela ne va-t-il pas dans le sens de ceux qui veulent changer la société en organisant la décroissance ? »
Cela m’a rappelé ce que vous me disiez lorsque vous êtes venus pour les vacances de la Toussaint, devenues, soit dit en passant, vacances d’automne dans notre société christianophobe et non plus simplement laïque. Les affrontements auxquels donnaient lieu les aménagements de réserves d’eau à Sainte-Soline dans les Deux Sèvres vous avaient mis mal à l’aise. Vous comprenez qu’il faille préserver les ressources naturelles mais l’attitude qui consiste à s’opposer à tout aménagement vous paraît comporter sa part de dogmatisme mais aussi de danger. Vous concevez aisément que, dans la mesure où nous avons bien assez et peut-être même trop, il soit préférable, pour préserver nos ressources, de consommer mieux et moins, en évitant cependant d’enclencher la mécanique de la décroissance car on ne sait où elle nous mènerait. « Mais ce sont des préoccupations de nantis, disiez-vous, car on meurt de faim ailleurs ». Utiliser des produits chimiques voire de nouvelles semences vaudra bientôt à qui s’aventurera dans cette voie un lynchage qui risque de pas être seulement médiatique. Je vous avais raconté les difficultés qu’avaient rencontrées au xviie siècle les promoteurs du développement de la culture de la pomme de terre à qui on reprochait de transmettre la lèpre et d’épuiser les sols… Vous vous souvenez sans doute de la visite que nous avons faite du Jardin médiéval de Salagon2 et de l’émotion qui nous avait saisis en prenant conscience du nombre restreint de variétés de légumes et de fruits dont l’Europe disposait avant les Grandes découvertes ; il suffisait d’une ou deux années de mauvaises récoltes d’une céréale essentielle pour que la famine survienne.
Mimiquet, survenu dans ces entrefaites, s’était demandé si la même philosophie qui avait conduit à la mise à l’écart du nucléaire et au risque actuel de pénurie d’électricité ne pouvait pas causer l’apparition de famines dans des pays qui s’aviseraient d’en rester à une agriculture traditionnelle censée être vertueuse. Vous lui avez fait remarquer que la vertu ne résisterait pas à la pression démographique.
Tandis que nous devisions avec Béraud, Gastinel est arrivé pour nous montrer les raquettes à neige qu’il venait d’acquérir – alors même, l’a plaisanté Béraud, que ses anciennes raquettes étaient encore en bon état – il s’en était tiré en affirmant qu’avec celles-ci son pied était mieux tenu et qu’à son âge, n’est-ce pas, on ne plaisantait pas avec la sécurité ! Nous demandant de quoi nous parlions, il nous a, de façon abrupte, asséné que nous discutions sur le sexe des anges. Pour lui, que l’on s’engage dans une démarche de décroissance ou dans une politique de croissance, que celle-ci soit vertueuse ou pas, les ressources nouvelles ainsi dégagées seront toujours dévorées par la croissance démographique dont le freinage n’est pas une priorité pour les moins averties des populations les plus pauvres.
Faute de trouver immédiatement une solution à ce problème brûlant, nous l’avons complimenté pour ses raquettes, nous coulant dans le moule de ceux qui, étant censés savoir, savent surtout détourner la conversation.
Pour ces mêmes raisons, je ne pense pas que nous reprendrons ce débat lorsque vous viendrez nous voir. Mais nous avons par ailleurs tant à nous dire !
J’attends votre coup de téléphone pour craquer l’allumette.
Je vous assure de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Thermosiphon : système dans lequel la circulation de l’eau est assurée par la différence de température entre celle de l’eau qui sort de la chaudière et celle qui y retourne refroidie.
  2. Salagon, prieuré et jardins, à Mane près Forcalquier.
2022-12-12T09:54:50+01:00

Lettre du Villard – novembre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2022

Bien cher ami,
Vous avez attiré mon attention, dans votre dernière lettre, sur une phrase de Mgr Rodhain1 soulignant que « les idées sont liées aux mots ; si on perd les mots, on risque de perdre les idées ». Vous notez que notre langage courant étant de plus en plus étroit, il n’est pas à exclure que, faute de mots pour porter nos idées, celles-ci ne soient de plus en plus sommaires. D’après le linguiste André Bentolila, dites-vous, 10 % de la population n’utiliserait que 400 à 500 mots, alors que la frange la plus cultivée de la population en maîtriserait plus de 8 000. Étonnez-vous, donc, soulignez-vous, que ceux qui n’ont pu acquérir un large langage aient plus de difficultés que d’autres pour penser par eux-mêmes. Je suis a priori assez d’accord avec votre remarque et j’en faisais part hier à Me Béraud avec qui nous promenions pour repérer le troupeau de bouquetins qui en cette saison descend le vallon de Chillol. Notre ami a cependant pris l’exemple de Mimiquet qui ne doit pas maîtriser plus de 500 mots mais dont le jugement est rarement pris en défaut. Il m’a fait facilement admettre que l’étroitesse du langage avait sans doute plus d’effet sur la pensée spéculative que sur la faculté de raisonner. Gastinel, qui nous avait précédés, nous attendait assis sur un rocher ; il prend en effet depuis quelque temps un peu d’exercice, dans l’espoir de retrouver une agilité de chamois lorsqu’il chaussera les raquettes. Nous ayant demandé de quoi nous discutions, il releva que s’il ne pouvait définir les raisons de l’appauvrissement de notre langage actuel, il lui semblait incontestable que les idées qu’il véhiculait perdaient beaucoup de sens du fait de l’étroitesse du vocabulaire. « De fait, dit-il, le langage est devenu manichéen et les idées vont avec. Voyez comme, dans le domaine politique, on glisse sans s’en trop rendre compte, en suivant la langue des médias, de progressiste à réformiste puis à révolutionnaire, voire à anarchiste. De façon symétrique, on relève dans le langage courant de moins en moins de différence entre conservateur et passéiste, qu’on englobe dans la catégorie des réactionnaires, autrement dit, pour satisfaire au besoin de simplification, des fascistes ».
Vous m’aviez déjà fait remarquer que les modes de raisonnement, les systèmes de pensée, les idées qui avaient mis des siècles pour se décanter, s’affiner et s’enrichir sont rabotés par un langage sommaire qui exclut la nuance. J’ajoute que le hasard ne peut seul rendre compte de ce qui est, de ce que nous connaissons. C’est le produit d’une histoire, d’une culture, de débats, de luttes. Ce qui paraît marqué du sceau de l’évidence n’est pas, non plus, le seul effet d’accidents. Il est sans doute dans l’essence même de l’homme de faire sienne la démarche prométhéenne2 et de vouloir aller au-delà de sa nature pour devenir l’égal des dieux. Béraud, avec qui nous parlons de cela assez souvent (et qui considère que la désobéissance de Prométhée n’est pas sans rappeler celle d’Adam qui voulut acquérir la connaissance qui l’apparenterait à Dieu), comprend volontiers que l’homme entende en permanence élargir le champ des possibles. « Encore faudrait-il, dit-il pour nuancer son propos, qu’il applique le principe de précaution – qu’il n’invoque que quand cela lui convient – et évite de s’engager dans des voies dont l’issue est, si l’on peut dire, nettement incertaine. Certains savants atomistes ne se sont-ils pas repentis d’avoir participé à la mise au point de la bombe atomique ? Quelles seront, poursuivit il, les conséquences des travaux dans le domaine de la génétique ? Ne va-t-on pas nous trouver un jour de bonnes raisons pour commencer à donner au clonage l’expansion à laquelle certains aspirent ? Et quelles vies auront les êtres humains sans père ni mère lorsqu’ils apprendront qu’ils sont issus de mélanges aléatoires de cellules en laboratoire. Rien ne dit que leur situation sera dramatique, mais engager des humains dans cet inconnu me paraît méconnaître un principe de précaution élémentaire. Dans un autre domaine, que peut-il advenir d’une société où de façon concertée, méthodique, voire philosophique, on trouve de bonnes raisons pour progressivement lever les barrières qui faisaient qu’on ne hâtait pas la mort des gens malades ou âgés ? Le meilleur moyen de ne pas s’exposer à des risques collatéraux et imprévus ne serait-il pas d’éviter de faire un premier pas dans cette voie ? Tout ceci pour rejoindre l’opinion de notre ami selon laquelle, si les pratiques de notre société sont ce qu’elles sont, ce n’est pas toujours par hasard. Il me paraît préférable, avant de modifier le cours des choses, de se demander pourquoi et comment on en est venu là. »
« Pourquoi et comment en est-on venu là ? Intervint Gastinel. Je me posais la question dans un tout autre domaine, en lisant que nos bons apôtres politiques s’indignent de l’usage que le gouvernement fait ces temps-ci de l’article 49-3 de la Constitution qui permet de considérer comme adopté un texte lorsqu’une majorité n’a pu se déclarer contre lui. On en vient là, me semble-t-il, parce que la volonté de parvenir à un consensus est étranger à notre culture électoraliste où l’on tient essentiellement à ce que les militants voient bien que les élus restent partisans. Alors, dans leur grande sagesse, les constituants ont prévu que s’il n’était pas question d’escamoter les débats, il fallait pouvoir, lorsque tout le monde s’était bien exprimé, siffler la fin de la récréation et éviter les dérives de la IVe République. C’est d’ailleurs celle que d’aucuns voudraient rétablir sous le nom de VIe République… »
« E pur, si muove ! »3 me dis-je en écoutant Gastinel. Il m’était revenu en mémoire ce que vous me disiez dans votre lettre et qui paraît une citation de Mgr Rodhain : « Ce ne sont pas les conflits qui m’étonnent mais plutôt les harmonies et les accords qui toujours m’émerveillent ».
Écrivez-nous souvent ; nous avons tant besoin de vos émerveillements !
Nous vous assurons de notre amitié.

P. Deladret

  1. Jean Rodhain, 1900-1977, ecclésiastique, un des fondateurs du Secours catholique.
  2. Prométhée : dans la mythologie grecque, titan ayant volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes qui en étaient dépourvus.
  3. « Et pourtant, elle (la Terre) tourne ! » Attribué à Galilée qui relativisait ainsi son abjuration.
2022-12-12T09:55:08+01:00

Lettre du Villard – octobre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2022

Bien cher ami,
Nous espérons que les difficultés pour s’approvisionner en carburant seront à ranger dans les mauvais souvenirs lorsque vous prendrez la route pour le Villard. Il faudra que vous nous téléphoniez pour nous prévenir du jour de votre arrivée. Nous mettrons ainsi en route le chauffage de votre maison ; l’automne est malheureusement peu pluvieux mais le froid commence à s’insinuer dans les demeures inhabitées. Mimiquet est venu hier, ponctuel, faire un tour chez vous, pour balayer les feuilles mortes, redresser les rosiers finissants et cueillir les quelques pommes que les grêles du printemps ont épargnées. Je ne suis pas certain qu’il vous faille demander à Mlle Reynaud de venir faire, sous couvert de ménage, un peu de gymnastique dans votre maison. Quelques grains de poussière ont bien du s’y déposer depuis votre départ, mais si peu. Je suis d’ailleurs toujours surpris d’en voir sur les meubles des maisons inoccupées. Serait-ce le signe de la lente décomposition des matériaux dont la maison est faite ? Je me demandais si ce phénomène ne s’apparentait pas à celui que nous constatons sur nous-même, où la fuite du temps érode peu à peu notre substance.
L’ami Gastinel, devant qui l’autre jour je filais cette métaphore, m’a demandé si ce n’était pas la proximité du Jour des Défunts qui me faisait rouler de semblables pensées. Je lui ai fait remarquer que je trouvais curieux qu’un homme tel que lui, « droit dans ses bottes », comme il dit, se laissât aller à dire le « Jour des Défunts » et non le « Jour des Morts ». Cette euphémisation m’agace car le mot même de « mort » n’est plus supportable dans notre société où l’on cherche à atténuer le caractère brutal, inéluctable, absolu des disparitions. En d’autres temps, on a su regarder en face et on a su faire édifier des monuments aux morts, non aux défunts. Le mot latin1 dont est issu le terme défunt signifie « en avoir fini avec, être libéré » ; le défunt est celui qui est quitte de l’existence, qui a « accompli sa vie ». Mais notre destin n’est-il que de quitter la vie ? C’est tristounet, non ? Ou bien est-il de réaliser, dans le laps de temps qui nous a été imparti, ce qu’il nous est possible d’entreprendre ? Mais alors ! Que d’existences tronquées ! Non, finalement, puisqu’être défunt n’est pas moins tragique qu’être mort, n’utilisons pas d’euphémismes ! Et restons-en à cette belle expression de la Bible qui évoque ceux qui sont « retranché(s) de la terre des vivants »2.
Gastinel, qui n’osait sans doute pas me dire que ce qu’il considérait comme du verbiage le laissait indifférent, fit, en diversion, la remarque qu’il était curieux que le souvenir de la guerre de 14-18, qui avait été à l’origine de l’édification de tant de monuments aux morts, reste aussi présent. Alors qu’il se lançait dans des anecdotes sur les concours à l’issue desquels leur exécution fut attribuée à des sculpteurs de tout acabit, l’ami Béraud venu prendre le café, lui a opportunément rappelé certains passages du roman Au revoir, là-haut3 qui évoquent la vente aux municipalités de monuments aux morts fictifs. Il a poursuivi en faisant état des commentaires qui accompagnent les constatations d’un récent sondage réalisé pour la revue L’Histoire4. Il avait été frappé de lire que 93 % des Français s’intéressaient à l’histoire et que celle de la guerre de 14-18 était devenue une véritable « pratique sociale et culturelle d’envergure ». Les raisons de sa permanence dans la mémoire collective en sont sans doute tout à la fois sa relative proximité dans le temps et le nombre étendu de familles5 qui ont été traumatisées par ses morts et ses blessés. Les 217 000 morts de la guerre de 39-456, n’ont pas laissé les mêmes traces sur les monuments aux morts. « Peut-être, a-t-il poursuivi, que lorsque ceux qui ont connu ceux qui avaient “fait la guerre”, vous, moi, en quelque sorte, auront à leur tour disparu, leurs enfants ne verront-ils plus de raison de commémorer ces conflits ? Parce que nous les connaissions, nous nous sentions concernés ; ils nous avaient fait, parfois par leur seule présence, partager leur passé qui était en quelque sorte devenu un peu du nôtre ». J’ai avancé que d’autres motivations conduiraient peut-être les pouvoirs publics à proroger ces commémorations dans un pays où le fait d’appartenir à une nation commune n’est plus nécessairement perçu comme un bien partagé. Après tout, la commémoration de la prise de la Bastille le 14 juillet n’est-elle pas plus clivante, comme on dit aujourd’hui, que celle de la guerre de 14-18 ?
« J’aimerais autant, reprit Béraud, que vous vous absteniez de mettre en exergue tous les clivages de notre société. Le serpent de mer de la réforme des retraites que le Président essaie d’amener dans son filet va sans doute éveiller dans le macrocosme politique des multitudes de raison de s’opposer pour toutes sortes de raisons aussi clivantes l’une que l’autre. Le culte de la différence, la volonté de “faire entendre sa petite musique personnelle”, comme on dit pour euphémiser son ambition, minent les débats à venir ». Vous avez eu l’occasion de me dire, à diverses reprises, à quel point il était nécessaire que les différences s’expriment, que l’on s’enrichissait de la différence des autres… Mais, seriez-vous vraiment opposé à ajouter que tout cela ne vaut que lorsqu’on poursuit un but commun ?
Vous nous avez donné en nous écrivant la joie de nous faire savoir que nous pourrions en débattre bientôt.
Soyez-en remercié. Nous vous assurons de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Defunctus, parfait (participe passé) de defungi, formé à partir du radical fugio : fuir, se libérer de.
  2. Isaïe 53-8
  3. Roman de Pierre Lemaitre, 2013. Albert Dupontel, en 2017, en a tiré un film portant le même nom.
  4. L’Histoire, n° 500.
  5. 1,4 millions de morts sans compter 4,2 millions de blessés et de victimes civiles, pour une population de 39,6 millions d’habitants.
    Pour une population de 41,7 millions d’habitants.
2022-10-20T09:37:24+02:00

Lettre du Villard – septembre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2022

Cher ami,
Je ne pense pas que vous ayez été informé du décès de Marcel Proal, qui était un ami de votre famille. Il a été « réuni à ses pères » selon la belle formule qu’on trouve dans le Livre des Rois de l’Ancien Testament ; il ne s’est simplement pas réveillé du sommeil des vivants. Nous espérons qu’il a ouvert des yeux émerveillés dans l’au-delà. Et nous voici un peu décontenancés, au Villard, d’avoir perdu le « père Proal ». En l’accompagnant au cimetière, nous nous demandions, avec Béraud et Gastinel, ce qui, en cette disparition, nous affectait. Nous n’étions pas intimes, même si une certaine façon de vivre assez semblable, des amis communs, une sorte de complicité nouée à partir de brins de conversation, avaient fait que nous nous sentions assez proches. Nous pensions à tout ce qui constituait son univers, à sa façon de voir les choses, à ses bons mots, à son bon sens mais nous sentions bien que ce n’était peut-être pas cela qui ferait que, comme on dit, il nous manquerait. Non, aussi curieux que cela paraisse, car je m’exprime sans doute mal, nous constations que ce qui nous affectait était que nous ne pourrions plus avoir de nouveaux moments partagés, de nouveaux souvenirs communs. Notre avenir nous paraissait désormais amputé de la place qu’occupait la sienne dans la nôtre. C’est peut-être banal, direz-vous, mais, avec l’âge, la perspective de perdre des amis nous fragilise. Enfin… Soyez gentil d’envoyer un petit mot à sa veuve ; elle y sera sensible.
Après l’enterrement, nous sommes allés déjeuner au restaurant de Madame Arnaud. Le Dauphiné traînait sur le comptoir. Béraud, en tendant à Gastinel la carte qu’il venait de consulter par principe (car, comme vous le savez, le menu ne change jamais) a jeté un coup d’œil aux titres du journal. Il a simplement relevé, morose, que le décès de la feue reine du Royaume Uni était pour les médias l’aubaine qu’ils attendaient impatiemment. Gastinel a voulu relancer la conversation en disant qu’il était bien difficile d’avoir un avis sur les mérites de cette personne dont on ne connaissait que ce qu’en avaient rapporté d’autres. Béraud, décidément morose, lui a fait remarquer qu’il pouvait au préalable se demander s’il était vraiment nécessaire d’avoir un avis en la matière, comme d’ailleurs sur l’ensemble des sujets qui ne nous concernent pas : « De minimis non curat praetor ! »1 a-t-il glissé. La commande passée, je me suis avancé à dire que, s’il fallait apprécier les gens en fonction de leurs actes, et comparer les actions de récents disparus, j’étais enclin à penser que ce qu’avait fait Gorbatchev était sans doute de plus d’importance pour la planète que ce que la reine avait pu apporter à son pays pendant toutes les décennies de son règne. Gastinel, qui ne porte pas les communistes dans son cœur, n’a pu manquer de relever qu’une personne qui avait su se hisser au premier rang du monde soviétique « ne devait pas être blanc-bleu »2 « Et, a-t-il ajouté, l’éclatement de l’URSS qu’il n’a pas pu ou su éviter n’est-il pas à l’origine de ce qui se passe actuellement en Ukraine ? Alors… Votre grand homme… ! » Béraud lui a fait remarquer que les nations qui, en son temps, ont été affranchies de la « tutelle » de l’URSS n’avaient pas lieu d’être regardantes quant à ce qui avait pu se passer auparavant au sein du Politburo.
En attendant l’arrivée du plat de ravioles, j’ai continué sur les funérailles de la défunte reine en relevant que notre goût pour les petits soldats de plomb avait été comblé par la vue des troupes en uniformes aussi surannés que chatoyants dont le spectacle constitue un des charmes de ces cérémonies qui se rattachent à l’imaginaire culturel des films de Sissi. La nostalgie d’une Europe qui faisait du monde à peu près ce qu’elle voulait a sans doute sa part dans cet attrait pour cette institution monarchique qui, avec son chic et sa morgue en était une des expressions la plus brillante et la plus achevée. « Cela ne signifie pas pour autant, a fait remarquer Gastinel, que ceux qui suivent la saga des “têtes couronnées” soient favorables à un système monarchique ; ils ont simplement la chance d’être les témoins des développements d’un roman dont, un jour, ils pourront être les lecteurs ». La conversation a alors roulé sur notre constat commun que la démocratie était le seul mode de gouvernement intellectuellement défendable. Donner aux citoyens la possibilité de désigner le meilleur d’entre eux est a priori l’organisation politique la moins injuste qu’on puisse concevoir. La difficulté est bien entendu qu’on ne voit que lorsqu’il a reçu l’onction du suffrage universel que le candidat qui paraissait avoir le plus de qualités a bien celles que la fonction exige. Le système n’est pas parfait, a relevé Béraud, mais n’est-il pas moins imparfait que celui qui consiste à accepter qu’une personne, dont on ne vérifie pas les compétences ni la moralité, s’installe de façon héréditaire et indiscutable sur le siège de l’ancêtre qui a conquis par la force, en des temps plus ou moins immémoriaux, le droit de l’occuper ? À Gastinel qui commençait à s’échauffer en cette fin de repas et qui s’insurgeait que Béraud fasse asseoir le système monarchique sur la force et l’usurpation, notre ami a répondu que, grâce au Ciel, et aux révolutions, les monarchies héréditaires européennes avaient perdu leur pouvoir de nuisance. Il l’a cependant invité à s’interroger sur l’origine du pouvoir des nobles féodaux et des aristocrates en général.
J’ai opéré une diversion en leur demandant leur avis sur la réunion du Conseil national de la refondation que le président de la République vient d’installer mais auquel ses adversaires ne veulent pas participer. « Ce défaut d’adhésion, dit Béraud, ne nous renvoie-t-il pas à ce que nous disions quant aux qualités qu’on ne peut découvrir qu’après une élection ? »
Le temps passait ; nous nous sommes séparés en rappelant quelques souvenirs du père Proal.
Sans doute en évoquerons-nous avec vous lorsque vous viendrez pour les vacances de Toussaint. Réjouissez-nous en nous le confirmant.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Celui qui juge n’a pas à s’occuper des causes sans importance !
  2.  Blanc-bleu : se dit d’un diamant de qualité parfaite..
2022-09-19T22:13:38+02:00