Lettres du Villard

Lettre du Villard – aout 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 août 2022

Le Villard, le 15 août 2022
Bien cher ami,
Votre petit mot nous confirme que votre voyage de retour s’est déroulé sans anicroche. Visiblement un peu de votre cœur reste au Villard ; dans quelques jours, soyez en certain, la densité de votre vie aura chassé cette humeur tristounette. Nous avons, sauf exception, la faculté de nous adapter au cadre dans lequel nous évoluons. Dans bien des cas, c’est une grâce ; les rugosités de l’existence sont ainsi moins sensibles.
Cette aptitude à s’accommoder d’un nouveau contexte peut cependant ne pas être sans conséquences dans d’autres domaines. L’Histoire fourmille d’exemples ; ici, on a n’a pas jugé nécessaire de s’alarmer de mouvements de rues d’anarchistes, ou de communistes, ou encore de fanatiques religieux, là de l’émergence d’une majorité parlementaire fasciste. Et puis, un beau jour, il est apparu qu’on avait changé de monde.
Vous me disiez récemment, alors que nous commentions l’issue des dernières élections législatives, que vous ne pouviez souhaiter résultat plus conforme à vos vœux. Après tout, notiez-vous, l’absence de majorité absolue d’un parti peut éviter que le gouvernement ne s’engage sur des pistes sur lesquelles il doit ensuite, sous la pression de la rue, faire marche arrière. Les quinquennats qui ont précédé fourmillent d’exemple de décisions abrogées ou qui sont restées lettre morte. Les gouvernements ont pris l’habitude de retirer des mesures devant la perspective de levées de boucliers voire d’insurrections populaires qui traduisent une volonté que l’opposition parlementaire n’avait pas su ou pu exprimer.
L’ami Béraud, qui vous envoie ses amitiés, juge le pays désormais paralysé, ensablé, enlisé. La crainte de se mettre à dos l’opposition d’une minorité agissante fait que le pouvoir marche en permanence sur des charbons ardents. Cela se comprend, car le tam-tam médiatique est habile pour faire accéder des mécontentements sectoriels au statut de questions de société. Béraud ne cesse de se demander « qui il peut y avoir derrière ça ? » Le mouvement dans lequel nous sentons notre monde entraîné est-il inspiré par la stratégie d’états impérialistes, de religions prosélytes, de lobbies financiers occultes, qui tireraient les ficelles ? Gastinel nous rabâche depuis longtemps que, ne pouvant dominer l’Occident par la force, les dictatures d’obédience marxiste ont entrepris de le désagréger en le minant en divers secteurs. À l’entendre, les mouvements écologistes, qui seraient leurs faux nez, n’auraient d’autre but que de rendre les entreprises occidentales moins performantes. Il suffit que les états surchargent leurs entreprises d’une réglementation dont le reste du monde s’affranchit pour que le monde occidental en soufre. De même, le fait, pour certaines associations ou ONG à caractère humanitaire, de monter en épingle les droits des minorités ne viserait qu’à affaiblir le monde occidental en suscitant des divisions. Gastinel a tout un catalogue d’opinions qui le feraient mettre au pilori de l’opinion publique. J’ai le souvenir d’une conversation au cours de laquelle vous lui avez donné d’autres éléments de réflexion, notamment par la mise en perspective de divers courants de pensée qui émergent. Ils parcouraient le monde depuis toujours mais ils ont pris leur essor avec l’invention de l’imprimerie. À partir de ce moment-là, disiez-vous, la transmission des idées est devenue immédiate. Il a suffi de savoir lire, sans avoir besoin d’un des intermédiaires qui avaient alors accès au savoir. Encore fallait-il que celui qui avait quelque chose à dire ait un imprimeur voire un éditeur pour pouvoir diffuser ses idées. Ce passage obligé, que les gouvernements pouvaient plus ou moins contrôler, a disparu avec Internet. L’interconnection des réseaux mondiaux de communication permet à n’importe qui de porter ce qui lui passe par la tête à la connaissance de tous. Il y a peut-être autre chose, et de plus important, souligniez-vous. Internet a pour effet de mettre sur le même pied l’ensemble des cultures du monde, les cultures, c’est-à-dire les comportements, les modes de vie, de pensée, les croyances, la façon de se situer dans l’espace et dans le temps. Il ne faut pas s’étonner si ce qui vient à l’esprit d’un agité, lu par des personnes qui n’appartiennent pas à la même culture, c’est-à-dire qui manquent de recul, a toutes les chances d’être cru et admis en toute bonne foi.
Cela fait l’affaire des démagogues. Leur b.a-ba a, de tout temps, été de promettre qu’on allait raser gratis (ce qui, au passage, aurait du mettre la puce à l’oreille aux féministes…). Un vestige de scrupule retenait cependant certains de promettre trop. Ces scrupules sont démodés. Il faut dire que le champ des possibles s’est élargi par les progrès de la naïveté. Autrefois la grande masse admettait, en le regrettant, de ne pas savoir et s’abstenait prudemment de conclure ; on prête même à Socrate d’avoir dit : « Je sais que je ne sais rien » ; maintenant, tout un chacun estime avoir le « droit » de savoir et a sur tout des opinions qui ne reposent sur rien. On ne s’encombre pas de savoir si ce qui est proposé est possible, souhaitable, raisonnable. On voit d’ailleurs qu’en bien des cas ce que la rue (médiatique, s’entend) réclame avec le plus de force est souvent ce qui est avancé en dépit des évidences.
Je prenais l’autre soir le frais en devisant avec Mimiquet qui était venu à la tombée de la nuit pour, sans risquer de se faire repérer, arroser son pré que la sécheresse accable. « C’est pas les pandores qui nourriront mes moutons si je n’ai pas de regain ! »1 marmonnait-il en mâchonnant sa Gitane papier maïs. Encouragé par sa modeste fronde, je me suis cru autorisé à lui parler des conversations que nous avions eues avec Béraud et Gastinel. Il m’a alors regardé d’un air qui disait « mais qui es tu pour être aussi affirmatif ? Pour prétendre qu’il y a des ignorants, qui se laissent entraîner là où ils n’ont pas conscience d’aller et d’autres qui s’estiment plus malins au point de les qualifier de sots ? L’ignorance n’est pas une tare ; c’est un état, regrettable, mais tout relatif ». Je lui ai répondu par un sourire gêné. Mais, peut-être, n’avais-je pas bien compris.
J’aurais bien aimé que vous soyez avec nous pour poursuivre cette conversation. Peut-être, dans quelques semaines…
Nous espérons que toute votre petite famille aborde la rentrée avec enthousiasme.
Et vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.
P. Deladret

  1. Regain : se dit de l’herbe qui repousse sur une prairie déjà fauchée.
2022-09-19T22:12:47+02:00

Lettre du Villard – mai 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mai 2022

Cher ami,

J’ai été tiré hier de la sieste par le tambourinement sur notre porte de Mademoiselle Raynaud venue sur sa nouvelle pétaradante moto de trial faire dans votre maison le ménage que vous avez la bonté, sinon l’inconscience, de lui confier. Comme elle me demandait une clé à molette pour réparer une fuite d’eau qu’elle constatait sous votre évier, j’ai cru prudent, en déférant à sa requête, de l’accompagner pour voir de quoi il retournait. Lorsqu’elle s’est enquise de savoir s’il fallait, pour serrer un écrou, tourner vers la gauche ou vers la droite, je me suis cru autorisé, sans ouvertement mettre en cause ses compétences, à lui conseiller d’avoir recours à un professionnel confirmé. Je crois que cela l’a finalement soulagée et je me suis chargé de trouver le Mozart des tuyauteries que requiert, il faut bien le dire, la vétusté de votre installation. Je pense à Bellon ou à Derbez, mais je ne ferai rien sans votre accord.
Ces modestes préoccupations domestiques ont le mérite de détourner temporairement notre attention de certains sujets qui commencent à occuper une part importante sur la toile de fond de nos existences. Vous m’écrivez que les développements de cette guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, qui, au début, inspirait de la compassion pour l’agressé, mais qui ne paraissait pas devoir nous impliquer, semblent maintenant prendre une tout autre signification. Vous faites référence au Grand Jeu, dans lequel s’inscrit l’histoire de Kim1 dont vos années de scoutisme vous ont laissé la nostalgie. Le Grand Jeu est, chez Kipling, celui dans lequel, au xixe siècle, se sont opposés Anglais et Russes au nord de l’Inde par le biais d’États-tampons. Vous vous demandez en effet combien d’États-tampons européens sont susceptibles d’être pris dans le Grand Jeu actuel entre les Russes et les Américains qui ne se font plus prier pour porter du petit bois, voire pour entretenir le feu. On peut même se demander, dites-vous, si le moins irresponsable n’est pas celui que l’on croit.
J’ai rapporté à nos amis, venus cet après-midi prendre le café, votre comparaison entre le contexte des combats en Ukraine et le Grand Jeu anglo-russe de Kim. Beraud partage une partie de votre analyse et pense qu’un des ressorts de ce conflit n’est peut-être pas très éloigné de la situation qui a conduit au siège de La Rochelle en 1628 et au blocage du port par une digue sur laquelle se promène dans mon souvenir dans sa cape rouge un Richelieu en armure2. « La méthode est-elle si différente ? » hasarda-t-il ; « les Anglais, qui voulaient affaiblir la France de Louis XIII, se sont fait alors un malin plaisir de soutenir les protestants. Ceux-ci, il faut bien le dire, ne s’étaient pas contentés de conserver leurs distances (et leurs places de sûreté) par rapport au pouvoir royal : ils avaient proclamé en 1621 l’indépendance de la “Nouvelle République de La Rochelle” sur le modèle de celle de Genève. Buckingham, cher à Alexandre Dumas3, a, en aidant les parpaillots4 entretenu une guerre civile, sous couvert de défendre la liberté de pensée, de culte et j’en passe. »
«Halte là ! », lui dit Gastinel, « en assimilant le conflit actuel à une sorte de guerre civile qui se prolongerait parce que les Ukrainiens seraient manipulés par le bloc occidental, vous minimisez la gravité de l’agression russe contre un état indépendant. Et vous sous-entendez, de fait, que les deux nations n’en seraient qu’une. Vous vous mettez en porte à faux, tant par rapport à la doxa médiatique — que vous avez le droit d’ignorer – que par rapport à l’avis d’historiens – qu’il serait prudent de lire ». Beraud lui a fait remarquer que ces ratiocinages5 ne devaient pas occulter le fait que les Russes avaient pris l’initiative de la guerre et violaient le droit international ; il a par ailleurs relevé qu’à quelques exceptions près, les images qu’on reçoit de cette guerre n’ont pas grand-chose de commun avec celles qu’on connaît des « vraies guerres », telles celles qui constituaient les « actualités cinématographiques » de la guerre de 39/45 ou qui ont été publiées lors des conflits majeurs qui ont suivi. « De fait », reprit Gastinel, « à quelques drones près, la technologie qu’on nous montre nous donne l’impression qu’on repasse les films tournés pendant la “drôle de guerre” de 39-45 ». Béraud est convaincu que, dans la mesure où, dès l’origine de cette guerre, l’Europe a décidé des responsabilités respectives et mollement pris parti, nous avons accepté d’avoir des points de vue partisans, ce qui permet aux médias de conduire notre attention comme notre jugement. « Et », se désole-t-il, « si cette ingérence dans notre jugement se limitait à ce qui se passe ici ou là dans le monde ! Mais voyez la façon dont l’opinion publique est travaillée par les médias à la proximité des élections législatives. »
Cela m’a rappelé votre dernière lettre sur l’influence que la presse et la télévision auront peut-être sur le scrutin en se faisant les échos complaisants de certains ténors de la politique. Vous êtes étonné que les médias ne bruissent que des initiatives, suggestions, propositions et exigences d’un conglomérat constitué de courants de pensée qui se sont gaussés les uns des autres pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Vous vous demandez si les idées qui fusent de cette cocotte-minute correspondent à la conception de l’avenir du pays qu’a en tête la majorité de nos compatriotes. Il est vrai qu’en n’écartant a priori pratiquement aucune revendication, on ratisse large. La force de ceux qui ont créé cette dynamique est d’être parvenus à persuader des gens qui n’ont entre eux que quelques points communs que même s’ils n’étaient pas tout à fait d’accord pour savoir ce qu’ils feraient ensuite ensemble, l’éviction de l’adversaire était un préalable et donc un objectif commun. La question de savoir si la mayonnaise prendra chez les électeurs vous interpelle. Vous vous demandez si le total des mécontentements se retrouvera dans la somme résultant des différents termes de l’addition lorsque chacun aura été affecté par l’électeur d’un coefficient de pondération. On nie donc pour le moment l’importance des pondérations. Mais vous admirez le « coup médiatique ». Et vous vous demandez pourquoi leurs adversaires ne leur ont pas emboîté le pas. Nous verrons bien.
J’ai cru comprendre que vous viendriez au Villard en juillet ; il n’est pas trop tôt pour se demander dès maintenant si nous trouverons un plombier qui accepte de réparer la fuite avant vos vacances.
Soyez assurés des sentiments les plus cordiaux que ma femme et moi éprouvons pour votre famille.

P. Deladret

  1. Kim, Roman de Rudyard Kipling, qui se déroule en Inde, paru en 1901.
  2. Le Cardinal de Richelieu au siège de La Rochelle, d’Henry-Paul Motte, 1881.
  3. Les Trois Mousquetaires, bien sûr !
  4. Parpaillot : terme de raillerie pour désigner les protestants.
  5. Ratiocinage : raisonnement spécieux.
2022-05-26T16:56:45+02:00

Lettre du Villard – avril 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 20 avril 2022

Cher ami,
J’espère que vous aurez la surprise de trouver ce mot dans votre boîte à lettres lorsque vous arriverez chez vous au terme du petit voyage que vous deviez faire en quittant le Villard pour rejoindre votre domicile. Je serais bien malheureux si la nouvelle factrice qui continue de « monter » le courrier dans notre bout du monde refusait de prendre la lettre mais je ne serais pas étonné que d’ici peu le Villard ne soit plus desservi. Lorsque votre agence bancaire vous indique benoîtement que « pour améliorer la qualité du service, votre agence ne délivrera désormais plus d’espèces », il faut s’attendre à tout. Ou se révolter. Oui, mais ne se révolte pas qui veut.
Ceci dit, cette disposition d’esprit paraît promise à un brillant avenir et j’ai bien noté les questions que vous inspire l’état de notre société. Vous nous exposiez l’autre jour que vous étiez plus que circonspect en voyant qu’on risquait de glisser imperceptiblement de l’« Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel1, aux Insoumis puis aux Ingouvernables. Nous verrons ce qu’il va résulter de l’élection présidentielle en cours et surtout des législatives qui vont suivre. « Nous ne nous sentons pas représentés ! », entend-on dire par certains de ceux qui s’abstiennent. Peut-être pourraient-ils se demander si leurs aspirations ne sont pas à ce point irréalistes qu’aucun politique sérieux n’ose les reprendre à son compte ? Rien ne dit, cependant, souligniez-vous lorsque nous en parlions entre amis au Villard, que cela n’ait pas donné des idées à certains. Les candidats du premier tour des présidentielles n’ont certes pas promis la Lune, mais certains ont donné à penser qu’ils montraient du doigt un satellite qui ne devrait pas en être très éloigné et qui a l’avantage de ne pouvoir être atteint. « Il n’y a rien là que de très normal » a tempéré Me Beraud ; « le candidat se doit de se démarquer de ses concurrents et joue souvent au personnage2 qu’a popularisé un fabriquant de biscuits ». « Si bien », avait enchaîné Gastinel,  «  que certains programmes contiennent ici et là des promesses incompatibles avec nos engagements internationaux… ». « À moins, avez-vous ajouté, que nos irresponsables ne tentent de renverser la table et d’imposer leurs vues au risque de jeter non seulement le bébé avec l’eau du bain, mais même la baignoire par delà de la fenêtre ». « Bien des programmes, reprit Beraud, ne sont que les faire-valoir d’ambitions personnelles. Je ne suis pas loin d’être convaincu qu’un certain nombre de candidats ne se sont pas demandé, dans le huis clos de leur salle de bains, comme aurait dit Philippe Meyer,3 ce qu’ils pourraient bien imaginer pour attirer l’attention sur eux ». Ces propos désabusés, je le sais, vous irritent car vous croyez, comme moi, que la politique doit permettre d’influer sur le cours des choses et que de fortes convictions peuvent constituer un programme politique cohérent ; ce qui vous attriste, c’est que certains cherchent moins à convaincre qu’à faire rêver et qu’on mette l’accent plus sur ce qui divise que sur ce qui peut rapprocher. Beraud prétend que les médias se complaisent à jeter de l’huile sur le feu en montant les divisions en épingle. À vrai dire, ils n’ont pas tellement à insister tant les protagonistes se prêtent au jeu. Mais peut-être attendrait-on d’eux qu’ils apportent une information distancée.
La relation par les médias du développement de l’agression de l’Ukraine par la Russie vous paraît, nous avez-vous dit la semaine dernière, une des expressions les plus patentes de ces défauts de mise en perspective. Submergés de photos, de dépêches de presses, de commentaires, nous ne savons ce qui se passe exactement, nous ne nous sentons pas informés des enjeux réels du conflit et donc à quelles conditions il peut cesser. Nous croyons connaître ce que veut Poutine, ou les arrières-pensées des Américains… et nous flottons, partagés entre notre peur d’une extension du conflit et notre impuissance à contrer ses horreurs actuelles. Peut-être les protagonistes ont-ils dit ce qu’ils avaient en tête, mais le flot des informations ne nous permet que difficilement d’en retenir l’essentiel. Nous avons l’impression, dans ce domaine comme dans d’autres, d’être entraînés comme les radeliers d’autrefois4 par le courant, en limitant les chocs autant que possible mais sans vraiment réelle capacité de maîtrise des éléments. Ce n’est pas pour rien que ceux qui descendaient la Durance avaient édifié des oratoires dans le cours de la rivière !
Votre voisin Poulenc, qui, pourtant, paraît bien avoir supporté l’hivernage au Villard, considère que ce n’est pas seulement sur la pente de la guerre que nous glissons. Il craint, certes, que les Portes Scées qu’évoque Giraudoux5 ne restent ouvertes. Il voit surtout s’évanouir les repères culturels, religieux, moraux, sociaux qui ont structuré son existence. Alors qu’il se plaignait l’autre jour que tout ce à quoi il se rattache s’effrite, l’ami Beraud lui a rappelé le « Panta rhei »6 d’Héraclite : « la sagesse antique avait établi que le monde est en perpétuel mouvement. Je doute que nous n’ayons d’autre choix que de nous adapter à l’évolution de la société, en faisant retraite, pied à pied, pour conserver ce qui peut l’être. Ce qu’il en restera sera notre contribution au monde de demain ».
Sans doute serez-vous arrivé à votre domicile avant le deuxième tour de l’élection présidentielle et ne connaîtrez-vous pas encore le « monde de demain » que les candidats nous ont annoncé. Vous avez donc un peu de temps pour vous adapter…
J’espère que la « reprise » vous laissera quelques loisirs pour nous dire ce que vous percevez de l’humeur du temps.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Essai, 2010. L’auteur y développe notamment l’idée que la pire des attitudes est l’indifférence.
  2. Monsieur Plus.
  3. Journaliste et humoriste, titulaire d’une chronique quotidienne sur France-Inter de 1989 à 2000.
  4. Radelier : conducteur de radeaux constitués de troncs d’arbres assemblés pour descendre un cours d’eau.
  5. La Guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935. Les Portes Scées de la ville de Troie étaient fermées en temps de paix.
  6. Toutes les choses coulent (passent), Héraclite, Philosophe grec du vie siècle avant J.-C.
2022-05-26T16:57:31+02:00

Lettre du Villard – mars 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mars 2022

Cher homme de la plaine,
Nous nous réjouissons à l’avance de votre venue au Villard pour les vacances de Pâques qui, cette année, « tomberont » à bonne date. Vous vous empressez d’ajouter dans votre lettre « si toutefois la guerre en Ukraine ne nous en empêche pas et, dans un registre moins tragique, si le prix du carburant nous permet encore de circuler ! » Nous sommes, comme vous, atterrés par l’évolution tragique de cette situation qui paraissait improbable il y a seulement quelques semaines. Nous n’ignorions pas les frictions qui étaient apparues dans cette zone que les Russes disputent aux Ukrainiens mais nous pensions qu’il était de bonne guerre (si l’on peut dire) que les uns et les autres demandent plus que ce qu’ils espéraient pour parvenir à céder le moins possible. Il nous a fallu déchanter : ils ne bluffaient pas ! Et là, nous avons compris que nous ne savions rien de la situation réelle ni des protagonistes qui s’avançaient sur le devant de la scène. Sans doute n’avions-nous pas été assez curieux ni attentifs ; sans doute ceux qui font profession d’informer et de nous éclairer avaient-ils atteint les limites de leur compétence ; sans doute ceux qui, de façon symétrique, ont pour métier de nous désinformer, avaient-ils en revanche parfaitement travaillé… Le fait était là : nous nous sommes réveillés avec la guerre sur notre petit continent, partagés entre une compassion plus ou moins sincère avec les assaillis et la crainte qu’inspire un assaillant qui ne cache pas qu’il entend arriver à ses fins par la force. Vous reprenez dans votre lettre la citation latine « Cedant arma togae ! » qu’a utilisée Beraud le mois dernier dans un tout autre domaine. Que la confrontation laisse la place à la négociation ! Qui ne souscrit à la démarche ? Vous observez cependant que, depuis Cicéron à qui on attribue la formule, c’est plutôt la toge qui s’est inclinée devant les armes. Vous rappelez que Louis XIV, qui avait une certaine expérience des situations conflictuelles (c’est un euphémisme), faisait graver sur ses canons l’expression « Ultima ratio regum »1 pour dire que, lorsque tous les moyens pacifiques ont été épuisés, il ne reste plus aux rois que l’utilisation de la force pour faire prévaloir leurs vues. Et vous notez qu’il n’est pas certain (c’est aussi un euphémisme) que les Russes aient exploré toutes les voies pacifiques. Vous considérez qu’on a cru ou qu’on a fait mine de croire pendant longtemps qu’il devait être possible, en toutes circonstances, de trouver des solutions pacifiques. On avait oublié que celui qui est, ou qui pense être, le plus fort n’accepte que ses armes soient soumises à la toge que s’il le veut bien, c’est-à-dire si cela va dans le sens de ses intérêts.
Hier soir, nos conversations roulaient, mélancoliques, sur le sujet. Le colonel Gastinel ne décolérait pas, devant l’attitude des Russes ; « Ils ont tout de même signé des accords, des engagements ; ils sont tenus par leur signature ! » fulminait-il. « Le droit international ne permet pas cela ! » Beraud lui a fait remarquer qu’il n’y a pas de construction juridique qui tienne si une autorité supérieure n’est pas en place pour faire respecter le pacte. « Croyez-vous que deux propriétaires mitoyens s’entendraient spontanément si le juge de paix, comme on disait de mon temps, n’avait pas le pouvoir d’envoyer les gendarmes pour faire cesser un trouble de voisinage ? L’ordre international a peut-être des juges de paix, mais il n’a pas de gendarme. À moins que vous considériez les Casques bleus de l’ONU comme une force militaire, mais cela m’étonnerait de la part d’un ancien officier… N’oubliez pas, continua-t-il, que les États changent et que leurs dirigeants aussi ; ceux qui sont à un moment donné au pouvoir peuvent ne pas se sentir liés par les traités que leurs prédécesseurs ont signés. Ne serait-ce que parce que le contexte évolue ; ne soyez pas surpris si, dans quelques années, le changement climatique ou la construction de barrages rendent intenables des situations qui jusqu’alors étaient acceptables ». Gastinel, notant qu’on s’éloignait un peu du sujet, souligna que puisque, effectivement, la communauté internationale ne disposait pas de l’ultima ratio nécessaire pour contraindre ceux qui ne respectent pas le droit, il fallait développer le recours aux sanctions économiques.
Je sais que vous êtes assez réservé sur le sujet. Vous considérez en effet, « horresco referens »2 comme aurait dit Virgile, que les sanctions économiques, aussi vieilles que l’art (!) de la guerre, n’ont jamais eu l’effet escompté, c’est-à-dire de mettre à quia3 ceux qui étaient censés les subir. Vous prenez pour exemple le Blocus continental de Napoléon, les sanctions contre l’Italie lors de sa conquête de l’Éthiopie en 1936, celles contre Cuba ou contre l’Iran. Ces sanctions, m’écrivez-vous, dont le but premier est d’affaiblir un État, n’ont d’autre effet que d’en rendre le peuple un peu plus malheureux, sans que les dirigeants, qui sont en règle générale des autocrates, ne soient inquiétés. Dans le même ordre d’idée, Poulenc remarqua qu’il paraît illusoire de chercher à obtenir, en suscitant une guerre interne, ce qu’on ne peut obtenir d’une guerre extérieure, parce qu’on ne veut ou qu’on ne peut faire. « Avec le risque, ajouta Beraud, que les despotes ne se lancent dans une “vraie” guerre, en faisant valoir qu’il leur faut desserrer l’étau économique, et qu’ils sont en état de légitime défense ». Alors, que faire ?
Vous remarquiez dans votre lettre que le souhaitable bute contre le possible, et pas seulement en cette circonstance tragique. « C’est déjà tellement le cas dans notre propre vie ! » disiez-vous. Et j’ajouterai… dans les professions de foi des candidats à l’élection présidentielle du 10 avril !
J’espère que, lorsque vous viendrez au Villard, le temps des grandes souffrances sera passé.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Le dernier argument des rois.
  2. « Je suis saisi d’horreur en le rapportant », Virgile, Enéide, II 204.
  3. Mettre à quia : Empêcher de répliquer.
2022-04-25T15:02:47+02:00

Lettre du Villard – février 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2022

Mon cher,
Je n’ai pu m’empêcher hier de lire de larges extraits de votre lettre à nos amis du Villard que nous avions retrouvés chez Me Beraud pour marquer avec un peu de retard la Chandeleur et avec un peu d’avance Mardi Gras. Chacun avait apporté quelques pâtisseries, si bien que nous nous sommes retrouvés devant une table chargée de crêpes, de bugnes, de merveilles, d’oreillettes, de navettes et de beignets. Votre lettre a heureusement permis d’élargir notre horizon au-delà des recettes de cuisine.
Vous nous faites découvrir l’étrange cours qu’a pris le fil de vos idées à partir du moment où votre imagination a donné un sens inattendu à l’affichette « Attention Angles morts » que vous veniez de lire sur le flanc d’un poids lourd que vous dépassiez. « On peut, bien sûr », notez-vous, « en rester au sens littéral et considérer que l’angle mort est une zone du champ de vision qui échappe au conducteur dont un écart de conduite peut vous causer un dommage. Sans que je comprenne pourquoi, cependant, un autre sens s’est révélé, un peu comme lorsque, par le passé, l’image des négatifs photos naissait dans le bain du révélateur. L’angle mort m’est apparu comme ce que, dans notre vie, nous ne voyons pas, non par l’effet de notre volonté mais par insouciance, par insensibilité ou par culture. Les angles morts de notre caractère, notre manque d’attention, font que nous pouvons, sans malice, blesser telle ou telle personne. Il y a également les angles morts de notre intelligence ; certains ont été dotés par la nature d’angles morts… disons assez larges. Comment, après cela, s’étonner s’ils ne voient pas le mal qu’ils peuvent causer ? Je pense ici aux enfants dont l’avenir est gâché par des parents frustes, dont de multiples angles morts restreignent le champ de l’intelligence. Et comment expliquer sinon par l’étendue des angles morts du jugement la crédulité des citoyens aux approches des élections ? Voyez, en d’autres domaines, les effets qu’ont pu avoir les angles morts culturels. Certains de nos colonisateurs du xixe siècle ne se doutaient pas des angles morts que comportait leur politique. Souvenez-vous des propos de Jules Ferry1. Et encore, il était franc-maçon ! »
Me Beraud a approuvé et a poursuivi en faisant remarquer que certains angles morts, qui ne sont pas innocents, ne constituaient pas une gêne pour ceux qui en étaient affectés. « Sans vouloir tomber dans le sensationnalisme, voyez les informations qu’on nous déverse actuellement au sujet des EHPAD. Tout le monde sait depuis longtemps que certains établissements ne fonctionnent pas correctement ; mais cela arrange la société de ne pas savoir, de se comporter comme si quelque chose lui avait été caché, comme si elle ne voyait pas ». « Oh ! fit Gastinel, il n’est pas nécessaire d’accabler la société ; nous sommes assez forts pour rétrécir notre champ visuel quand ça nous arrange. Nous nous fabriquons des angles morts pour éviter ce que nous ne voulons pas voir, ce que nous ne voulons pas entendre, ni comprendre ». Poulenc remarqua, après avoir tourné longuement sa cuillère dans sa tasse de thé, qu’il serait prudent, avant de prendre des décisions importantes ou d’arrêter des positions de principe, d’avoir la curiosité d’examiner les angles morts qu’ils peuvent comporter. Ne serait-ce que pour s’assurer de leur incidence ultérieure sur nos jugements, nos comportements, ou nos affections.
Gastinel revint sur votre observation relative aux angles morts en période électorale. « Je ne peux pas croire, poursuivit-il, que ceux qui aspirent à la magistrature suprême et qui, quoi qu’en disent certains, sont tous intelligents, pensent que, sous leur impulsion, le pays parviendra à réaliser ce qu’ils promettent. Les angles morts ne manquent donc pas dans leurs propositions. Pour essayer de voter de façon à peu près raisonnable, je tente donc d’imaginer les conséquences inattendues, involontaires ou délibérément cachées, de ce qu’ils proposent… » « Et alors ? » fit Béraud. « Pour rester dans le domaine automobile, je vous répondrai que j’aimerais bien garder mes distances… Mais nous sommes dans un flot de véhicules qui vont trop vite, où la moindre embardée peut provoquer un accident ». « Je ne sais, dit Poulenc, si c’est ce que vous aviez en tête, mais la primaire populaire, qui vient de donner, sinon une légitimité, du moins une tribune à une personne dont les partis politiques de gauche se seraient bien passé, me paraît ressortir de la catégorie des embardées qui peuvent générer de graves accidents. Ce genre d’initiative est une machine de guerre contre la démocratie représentative qui est certes imparfaite mais qui évite que celui qui crie le plus fort ou qui a les plus gros bras l’emporte sur les autres ». « Je vous suis parfaitement, dit Béraud, mais je crains que ceux qui n’ont pas vu les travers de cette désintermédiation2 aient ouvert une nouvelle boîte de Pandore ». Mimiquet qui, jusque-là s’était contenté de comparer les bugnes de Savoie aux merveilles de Gascogne, s’invita dans la conversation en demandant si un mouvement comme la primaire populaire ne pouvait pas également être considéré comme une réaction à la façon dont les partis dits de gouvernement baissent les bras devant la technocratie. « Et pourtant ! fit Beraud. Nous avons besoin de politique dépassionnée ! Cedant arma togae !3 » « Ce qui veut dire ? » « Cela veut dire pour moi, à peu près, que la technocratie doit aider la raison à l’emporter sur la passion ». « Si vous voulez, mais qui comprend le langage des technocrates ? » reprit Mimiquet. « C’est un truc pour faire croire à ceux qui ne jargonnent pas comme eux qu’ils n’y connaissent rien ! Souvenez-vous des pédagos qui désignaient un ballon comme un « référentiel bondissant » et le crayon comme un « outil scripteur » ! « En cette année Molière, fit remarquer Beraud, cela ne nous fait-il pas souvenir du langage des médecins du xviie siècle dont il s’est moqué dans le Malade imaginaire, et qui n’avait d’autre objet que de masquer leur ignorance. Je n’irai pas jusqu’à dire que le langage technocratique ne vise pas à autre chose, mais on peut parfois penser que… »
Comme vous pouvez le constater, cher ami, vos considérations à partir d’une affichette collée sur un camion ont nourri les débats du Villard. !
Cordialement.

P. Deladret

  1. Discours à la Chambre du 28 juillet 1885
  2. Désintermédiation : en ce sens, marginalisation des corps intermédiaires, partis, syndicats, etc.
  3. Cedant arma togae : « Que les armes cèdent devant la toge ! », Ciceron.
2022-04-25T15:03:11+02:00

Lettre du Villard – janvier 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2022

Mon cher,
Je faisais part hier à nos amis du Villard des vœux que contenait votre belle carte et qui leur étaient également destinés. Mimiquet a noté que votre geste montrait en quelle estime vous nous teniez : « À 1,16 € le timbre, il faut vraiment avoir envie de dire aux gens tout le bien qu’on pense d’eux ! », grommela-t-il. « Quand je pense qu’en 58, il suffisait, lorsque j’envoyais une carte de colonie de vacances, d’un timbre à 17 francs, d’anciens francs, bien sûr, 17 centimes de franc, quoi ! »
Nous arrivions d’une belle balade en raquette dans le « Haut pays » et nous nous retrouvions autour du thé plus ou moins arrosé qui fait le charme de ces fins d’après midis. Me Beraud acquiesça à la remarque de Mimiquet mais fit remarquer, après avoir consulté Wikipedia, que le prix du timbre, en dépit des apparences, n’avait pas tellement augmenté en 60 ans puisque qu’en 1958, le SMIG Brut mensuel permettait d’acheter 1521 timbres à 17 francs alors que le SMIC Brut actuel nous donne encore un pouvoir d’achat correspondant à 1381 timbres à 1,16 €.
Mimiquet n’en voulut rien croire, avança que les bases de calcul ne devaient pas être exactes et que tel ou tel de ses amis l’avait convaincu que la Poste se moquait de nous. Cela m’a fait penser à ce que vous disiez l’autre jour de certains : « Ils sont indécrottables ! Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, ils ne changeront pas d’avis ». Vous aviez alors en tête diverses personnes, qui, sur le sujet de la vaccination contre le Covid, restent droites dans leurs bottes en invoquant des arguments dont elles ne sont pas à même d’apprécier la pertinence. Ce qui vous gênait surtout était le fait qu’elles se retranchent essentiellement derrière les opinions de scientifiques dont la force provient principalement de leur capacité de conviction. « Cette forme de pensée, disiez-vous, nous renvoie au Magister dixit1 des scolastiques du Moyen Âge qui entendaient clouer le bec de leurs contradicteurs par la seule référence à l’autorité du maître ; c’est médiéval ! » Gastinel avait abondé dans votre sens ; il était allé plus loin en ajoutant qu’il y avait des « indécrottables », disons des gens bornés, en tout domaine et que c’était perdre son temps que de chercher à les faire changer d’avis. « D’ailleurs, dit-il, de façon générale, lorsqu’un de mes interlocuteurs tient des propos qui me paraissent stupides, je ne perds même pas mon temps à le contredire ».
Vous lui aviez alors fait remarquer que ce n’était ni gentil, ni charitable, et qu’en vous refusant à donner à autrui la possibilité de reconnaître son erreur, vous le laissiez s’enferrer. Gastinel s’en était tiré en disant : « En prenant de l’âge, vous verrez ! », autrement dit en opposant ce qu’il interprétait comme étant son expérience (et qui n’était peut-être que de la lassitude) à l’élan généreux de votre – relative – jeunesse.
Vous êtes revenu sur le sujet quelques jours après, en soulignant que lorsqu’on n’a pas à cœur de faire partager ses convictions, lorsqu’on ne cherche pas à éclairer le jugement des autres, c’est bien souvent parce qu’on n’accorde pas d’importance à leurs opinions, ou bien parce qu’on n’a pas, soi-même, de convictions fortes. Ne pas avoir de conviction n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire ; sur certains sujets, nous avons des certitudes « molles » ; nous croyons, mais pas trop ; nous ne risquerions pas notre vie, ni une rupture, ni une dispute pour essayer de faire partager ce que nous pensons. Mais ne pas chercher à faire partager ses convictions est aussi une façon de dire à l’autre que son avis ne vous intéresse pas ; c’est une marque de mépris, d’indifférence.
Votre voisin Poulenc, qui est maintenant de toutes nos balades et qui prenait le thé avec nous, se demandait en feuilletant le quotidien qui traînait sur la table s’il ne présentait pas d’autres symptômes de la même maladie d’indifférence. « Je ne me sens concerné pratiquement par aucun des articles que je survole ; en quoi ce qui se passe en Ukraine, dans un camp de migrants ou le nombre d’hospitalisés pour cause de Covid interfère-t-il avec mon existence, justifie-t-il que je lui accorde intérêt ? Quelle incidence ces évènements ont ils réellement sur ma vie ? Je peux me gargariser de mots et affecter de l’attention, mais qu’y puis-je ? Je peux prier, certes, décider d’écarter de mes choix possibles tel ou tel des candidats pour la prochaine élection présidentielle, bien sûr… Mais il y a tellement loin de la coupe aux lèvres ! Je ne me sens concerné que par les évènements qui me sont proches, qui me concernent personnellement… » « Décidément, mon cher, la greffe a trop bien pris ! », plaisanta Beraud, « Depuis que vous vivez au Villard, enchaîna-t-il, vous êtes devenu un véritable somewhere – Un somewhere ? s’enquit Gastinel – « Les somewhere sont les gens “de quelque part”. Ce sont, d’après David Goodhart2 qui les distingue des anywhere, des gens attachés à leur cadre, national, régional ; ils sont peu mobiles et parfois peu diplômés ; à eux s’opposent les anywhere, ceux de partout, qui s’expatrient facilement, voyagent beaucoup, pratiquent couramment la langue anglaise, des citoyens du monde en quelque sorte, à qui “rien de ce qui est humain n’est étranger”, du moins dans leurs propos ».
Poulenc a fait remarquer que ce clivage de la société, qui se substitue ou s’ajoute au clivage droite/gauche, était déjà en train de se mettre en place comme le confirme le fait qu’un film3 jugé trop populaire et sans doute bon seulement pour des lourdauds, n’a même pas été programmé à Paris ni dans les métropoles régionales. « Étonnez-vous, fit-il, que la société se fragilise lorsque les anywhere décident pour les autres, de ce qu’il jugent bon pour les somewhere ! ».
Alors ? Vous sentez-vous anywhere ou somewhere ? J’ai ma petite idée. Préparez-vous ; nous en parlerons lorsque vous viendrez en février !
Croyez en nos fidèles sentiments.

P. Deladret

  1. Magister dixit : « Le Maître (c’est-à-dire Aristote) a dit ». Sous-entendu : « Il n’y a pas à discuter ».
  2. Essayiste anglais, né en 1956 ; distinction tirée de l’essai Les Deux clans, la nouvelle fracture mondiale. 2019.
  3. Les Bodins en Thaïlande, plus de 1,5 millions d’entrées en quelques semaines.
2022-04-25T15:03:36+02:00

Le conte pour Noël de Julot Ducarre-Hénage – décembre 2021

L’amateur de crèches

Crèches et santons emplissaient sa maison ; il ne se contentait pas d’en construire  une chaque année puis de ranger le tout jusqu’à l’an prochain. Non, il en laissait  quelques-unes en exposition dans sa maison et cherchait en permanence à étendre sa collection de santons. Lorsqu’on l’interrogeait, il concédait qu’il avait toujours aimé les crèches. Sans doute gardait-il ce goût du temps de son enfance, lorsqu’avec ses parents ils faisaient « le tour des crèches ». Ces visites occupaient une partie des vacances de Noël en un temps où on se satisfaisait d’aller dire bonjour aux diverses branches de la famille. Il restait bouche-bée devant les crèches éclairés « à la lumière noire » mais aurait pu rester en contemplation pendant des heures devant celles qui étaient animées. Son bonheur était monté d’un cran lorsqu’il avait découvert les « crèches blanches »1 qui faisaient sortir pour quelques jours la Sainte Famille de l’étable dans laquelle on l’avait confinée pendant des semaines. 

Il ne se lassait jamais. Il admirait le talent de ceux qui bâtissaient ces décors invraisemblables, ces univers de fantaisie, ces paysages dont parfois la minutie rappelait les petits jardins japonais (ou chinois, il n’avait jamais bien su) qu’il voyait chez sa grand-mère. Il aurait aimé pouvoir se blottir dans cet univers moussu qu’abritaient  les feuillages. Il suivait le Chasseur sur les restanques qui montaient haut dans les collines ou le Pêcheur dans la fraîcheur des cascades en papier d’argent. Il accompagnait le Berger dans la lande, le meunier qui poussait son âne, le laboureur  jusqu’à son mas et à son pigeonnier. Il rêvait à ce qu’aurait pu être la vie des personnages figés dans l’attitude que leur avait donné le santonnier, avant qu’ils viennent rendre hommage au nouveau-né ; il se demandait aussi ce qu’ils devenaient, si, passé le seuil de leur maison, ils retournaient simplement à leurs habitudes ou s’ils continuaient de refléter la grâce du regard qui avait dû les toucher.

Au fil des années, sa curiosité s’était aiguisée. Il était devenu un habitué des « Rondes de crèches », passant dans la même journée d’un village à un autre, pour retrouver , ici, la cueillette des olives, là, le ferrement du mulet, ailleurs le foulage du raisin. Son goût s’affina ; il en vint à trouver vulgaire le pittoresque complaisant, les vieillards trop chenus et la vétusté affectée des constructions. Il jeta son dévolu sur les beaux santons, ceux des maîtres d’Aubagne, bien sur, mais aussi sur les hauts santons d’église et sur les grands personnages habillés, comme ceux qu’on admire à Cruis2. Son émotion culmina lorsqu’il fit le voyage, pour ne pas dire le pèlerinage, à Cannes pour voir l’extraordinaire crèche musicale et animée du Suquet. Et puis, son intérêt déclina. Il avait eu la nostalgie de ce passé imaginaire où le temps, le soi-disant bon vieux temps, paraissait s’être arrêté, mais les représentations folkloriques l’avaient lassé. Son enthousiasme, en quelque sorte esthétique, avait fini par faire long feu.

Il avait prêté quelque attention aux crèches que l’aggiornamento d’une partie du clergé après le concile Vatican II permettait à certains fidèles d’imaginer avec une frénésie d’iconoclastes. Ce n’étaient qu’évocations de la misère du monde dans un décor de bidonville et il fut parfois étonné que l’Enfant-Jésus n’ait pas été remplacé par un santon à l’effigie de Che Guevara. Cela renvoyait peut-être au temps présent, mais il ne retrouvait pas l’émotion qu’il éprouvait autrefois devant ces évocations qui avaient désormais pour lui la saveur du paradis perdu. 

Un beau jour, il entra dans une chapelle où la Nativité qui avait été installée se trouvait résumée à la Sainte Famille qu’entouraient deux bergers déférents et quelques moutons. C’étaient de beaux santons d’église, anciens sans doute, dont l’expression le frappa. Il se rapprocha pour les examiner. Saint Joseph, debout, attentif, protégeait d’un regard ferme la femme et l’Enfant dont il avait accepté la garde. Sans doute ignorait-il alors, se disait notre ami, que sa mission s’achèverait lorsque l’Enfant commencerait la sienne. Il apporterait, c’était certain, sans familiarité, mais non sans affection, toute son attention, tous ses soins pour que s’accomplisse ce qui ne devrait rien à sa propre volonté.

Marie occupait un bât-flanc recouvert d’un manteau. L’humilité de son attitude disait toute sa reconnaissance d’avoir été choisie pour porter celui qui devait sauver les hommes du pêché d’Adam tandis que le bonheur de sa maternité éclairait son visage. Notre ami crut saisir dans son regard un peu de l’inquiétude qu’elle pouvait éprouver en sachant qu’elle était avant tout l’instrument du Tout-Puissant. Cet Enfant lui échapperait, sans doute, comme tous les enfants échappent à leurs parents. Se doutait elle qu’un « glaive de douleur » la transpercerait un jour ? Elle n’avait pas encore rencontré Siméon dont la prophétie lui apporterait l’inquiétude. En souriant, elle acceptait ce qui arriverait pour que les Écritures s’accomplissent. Le santon de l’Enfant Jésus, en revanche, intrigua notre amateur de crèches. Bien emmailloté dans une mangeoire, le nouveau né ne souriait pas aux anges en agitant ses menottes comme le font souvent les « Petits Jésus » de la Foire aux santons. Un léger sourire flottait certes sur ses lèvres, mais il ne regardait ni Marie, ni Joseph, ni même les moutons qui eussent pu l’amuser. Il était, en quelque sorte, déjà dans sa mission, dans son histoire, ailleurs et au-delà, hors de la famille qui accueillait sa naissance, et du temps dans lequel se déroulerait sa vie d’homme.

Notre amateur de crèche rentra chez lui, surpris par les remarques qu’il s’était faites en contemplant ces santons. Non, ces personnages n’étaient pas de simples objets de décoration ! Et même, à bien y regarder, la crèche n’était pas un spectacle de divertissement ! Il y avait peut-être dans ces modestes représentations – plus ou moins sérieuses ou folkloriques de la Nativité – quelque chose qui les rattachait aux vitraux édifiants du passé. La crèche n’était-elle pas un Évangile vivant ? Il en fut tout retourné.

Et c’est ainsi qu’il commença sa collection de crèches.

JDH

  1. Crèche blanche : dans le pays d’Aix, mise en scène, devant un simple drap blanc (de là son nom ) pendant une semaine après la Chandeleur, de la présentation de Jésus au Temple, réunissant la Sainte Famille, le Grand prêtre, Anne et Siméon
  2. Cruis : commune du Pays de Forcalquier qui possède des santons du XIXème siècle inscrits à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques.
2021-12-17T14:45:29+01:00

Lettre du Villard – novembre 2021

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2021

Mon cher,
Depuis votre départ du Villard, nous voyons chaque jour se rapprocher un peu plus de l’hiver ; quand vous avez fermé votre maison, la plupart des arbres portaient encore leurs feuilles parées des chaudes couleurs de l’automne, mais deux jours de pluie les en ont dépouillés. Nous voici pour quelques semaines réduits aux tons bruns, gris et vert sombre qui font penser, avec un peu d’imagination, qu’on a tendu ici et là des filets de camouflage. Heureusement, la neige ne quitte plus les hautes pentes de la vallée et, jour après jour, descend vers le Villard.
Vous le savez, j’aime beaucoup cette période, que ma femme – et elle n’est pas la seule ! – trouve tristounette ; la diminution des jours, de la lumière et des activités suscitent chez moi un certain apaisement, une sorte de détachement du monde qui me font apprécier les charmes de la vie intérieure. Il y a un temps pour tout, lit-on dans l’Ecclésiaste (3, 1-15), et il est regrettable qu’on l’oublie aussi volontiers, qu’on ne pense pas à aménager des plages dans sa vie, même si la sagesse populaire nous recommande de faire « chaque chose en son temps ». Je ne suis pas certain que cette impatience soit propre à notre temps, même si le « Tout, tout de suite » lancé en Mai 68 a frappé les esprits. Était-on plus patient chez les Grecs ou au Siècle des Lumières ? Je ne le crois pas, mais il y avait alors une structure sociale telle qu’on envoyait les excités jouer dans la cour avec les enfants. Ou qu’on leur coupait la tête, ajouterait Mimiquet, qui, soit dit en passant, vous maudit d’avoir planté tant d’arbres feuillus sur votre terrain car chaque année le volume de feuilles qu’il doit ratisser s’accroît. Il s’efforce de dissuader vos voisins, les Poulenc, qui, tels les agriculteurs de rencontre dont se moque Flaubert1 attendent scrupuleusement le 25 novembre (« À la Sainte Catherine, tout bois prend racine ! ») pour planter un érable.
Nous sommes montés l’autre jour au Défend avec Gastinel, Beraud et Poulenc pour en rapporter, avant que la neige arrive, la mousse et le feuillage que nous destinons à la crèche de notre chapelle du Villard. L’ami Gastinel s’était mis en tête d’essayer de nous convaincre que l’expression « En même temps » qu’utilise souvent le président de la République se rattachait à la même forme de pensée impatiente, en ce sens qu’elle lui paraît induire un refus de hiérarchiser des priorités. Me Béraud pense, au contraire, que c’est l’exposé d’une méthode qui consiste à tenter la synthèse entre une thèse qui ne peut être admise en l’état et une antithèse qui n’est pas plus recevable. Je ne suis pas certain que Gastinel ait été réellement convaincu que ce qui en résulte puisse être considéré comme la résolution réelle de thèses opposées.
Beraud a poursuivi sa réflexion en relevant que le « Tout, tout de suite » inspirait de façon peut-être excessive ceux qui s’indignaient devant les résultats de la COP 26 qui vient d’avoir lieu à Glasgow. « On comprend bien, disait-il, qu’il faille faire des efforts pour réduire au plus vite le réchauffement de la planète, mais on ne peut faire l’économie de la réflexion sur ce que les mesures que certains préconisent peuvent produire dans les domaines économiques, sociaux ou politiques. La multitude d’organisations qui veulent le bien de la planète n’ont pas toutes les mêmes motivations et on comprend que les gouvernements, quand bien même ils seraient d’accord sur le but à atteindre (ce qui reste à démontrer), tiennent à conserver le contrôle des moyens qui sont réclamés à cor et à cri ». J’allai dans ce sens, en mentionnant, pour mémoire en quelque sorte, que les régions les plus pauvres de la planète devaient sans doute se boucher les oreilles lorsqu’elles entendaient des O.N.G. des pays riches préconiser la décroissance et que l’opacité de certaines organisations ne permettait pas d’être certain que leur indignation n’était pas télécommandée. « Vous voyez bien, intervint Poulenc, que les plus dogmatiques, les plus sectaires, sont des gens qui ont investi le terrain de l’écologie qu’ils utilisent comme un Cheval de Troie pour dynamiter nos sociétés occidentales. Cela ne veut pas dire que les questions soulevées sont sans objet, mais ce qui me gêne est qu’à côté de ces mouvements d’agitprop2 il y ait tant de braves gens, sincères, et brûlant du désir d’exemplarité, mais manipulés comme les marionnettes dans le théâtre de Guignol, qui ne cessent de pousser les gouvernements à adopter des dispositions à mon sens parfois discutables qui pénalisent nos entreprises face à la concurrence des pays qui contrôlent les ficelles et tirent profit des handicaps dont nous nous sommes chargés… » « Je vous rejoins, dit Gastinel, à cette nuance près que les personnages de Guignol sont des marionnettes à gaine et non des fantoches animés par des fils… Mais, soit ! On voit bien que le modèle occidental, qui, à un moment de l’Histoire, disposait des moyens d’influence sur l’ensemble de la planète, veut être éradiqué par ceux qui l’auraient certainement fait plus tôt s’ils en avaient eu les moyens, mais aussi par certains de ceux qui en sont l’expression ; voyez les dégâts que cause la cancel-culture3 dont on commence seulement maintenant à percevoir les effets destructeurs ».
« J’aimerais bien que s’expriment sur le sujet les candidats déclarés ou supposés à l’élection présidentielle du mois d’avril, glissa Beraud. vous me permettrez d’ailleurs de me demander si un parallèle ne pourrait pas être tenté entre les préoccupations affichées par la classe politique d’aujourd’hui et les débats des religieux byzantins qui en 14, au moment où les Turcs entraient dans Constantinople, s’interrogeaient sur le sexe des anges ».
Nous étions de retour au Villard ; les flocons voltigeaient autour de nous. Puissent-ils tenir ! Nous pensons déjà à votre venue, savez-vous ?
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Bouvard et Pecuchet, roman de Gustave Flaubert, 1881.
  2. Agitprop : Propagande émotionnelle et provocante ; terme issu du monde bolchevique.
  3. Cancel-culture : pratique consistant à vouer aux gémonies les personnes ou groupes qui sont auteurs d’actes ou de comportements que n’admettent pas d’autres.
2021-11-23T09:27:00+01:00

Lettre du Villard – octobre 2021

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2021

Le Villard, le 15 octobre 2021
Cher ami,

Nous sommes ravis d’apprendre que votre petite famille viendra au Villard pendant les vacances scolaires. L’automne est cette année doux et coloré. Si le froid n’arrive pas trop rapidement, nous pourrons tenter de ramasser des champignons. Vous ferez aussi la connaissance des Poulenc qui viennent d’acheter la maison de Pelotier et qui entendent y vivre à l’année.
Ce couple est d’un commerce agréable. Nos idées sont assez proches sur bien des sujets. Ce sont cependant des gens de certitude, qui sont assurés de ce qu’ils pensent et de ce qu’il faut faire. Vous connaissez naturellement des gens comme ça, qui ont un avis sur tout. Je les admire parfois d’être, comme on dit, droit dans leurs bottes, tant il m’est difficile de prendre un parti trop tranché. Il faut savoir, me direz-vous, distinguer dans les divers aspects d’un sujet celui qui est essentiel pour nous et, dès lors, cesser de le tourner sous tous les angles. Vous conviendrez cependant que certains se déterminent souvent sans même avoir pris le temps de l’examen. Sans avoir pris le temps… ou parce qu’ils craignent d’avoir à sortir de leur « zone de confort ».
Ce qui se passe actuellement dans et autour de l’Église à la suite du rapport de la CIASE illustre bien cette attitude. Les uns s’arc-boutent sur l’idée que les conditions que l’Église demande aux prêtres d’accepter peuvent conduire à des crimes, ou du moins à des désordres. D’autres soutiennent mordicus que c’est le mode de fonctionnement de l’institution qui explique que ces crimes aient pu rester cachés et impunis. Tout un chacun a finalement un avis qui dépend moins du sujet que de ses propres a priori. Et cela ne se réduit pas au seul domaine que nous évoquons ; regardez l’art, la politique… Mais je m’égare.
Nous avions hier improvisé un petit gaudeamus autour de brochettes de petits oiseaux que Mimiquet nous avait offertes et dont nous nous délections en évitant de nous interroger sur leur provenance. La conversation a naturellement fini par rouler sur cette affaire. À Gastinel, qui entendait qu’on reconnaisse à l’Église le mérite d’avoir balayé devant sa porte, les Poulenc, ont objecté qu’en instituant la CIASE, l’épiscopat s’était aventuré au-delà de son domaine d’expérience. Mimiquet était convaincu qu’en n’ayant pas réagi plus tôt, l’institution s’en est faite complice et que la Réforme de Luther avait eu lieu pour moins que ça. Il a fallu Beraud pour calmer le jeu ; « on peut distinguer, dit-il, ce qui est du domaine de la croyance et ce qui est de la sphère de la religion. Ce en quoi croient les chrétiens n’est pas mis en cause par ce qui fait scandale… Il n’en va pas de même de l’institution qui entend, en quelque sorte, mettre en œuvre cette croyance, ni des hommes qui la composent. Le fait qu’une frange de ceux-ci soit indignes et que celle-là n’ait pas toujours été à la hauteur de sa mission, n’affecte pas, à mes yeux, le bien-fondé de la croyance. On comprend cependant que ceux qu’elle dérange ne se privent pas d’entretenir la confusion  »
Ces débordements font penser au mot du philosophe Alain sur la démocratie, qui serait un mode de gouvernement à réserver aux dieux, simplement parce que l’homme est imparfait. Le but à atteindre est incontestable, mais on sait ce que sont les moyens… Et le problème est qu’on oublie souvent la fin en se laissant obnubiler par les moyens, qui, à leur tour, deviennent une fin. Le nouveau curé de la vallée, venu découvrir la chapelle du Villard, nous exhortait justement dans son sermon à nous garder de confondre la fin et les moyens. Il prenait pour exemple la perte du marché de sous-marins que la France devait vendre à l’Australie, se demandant si ce n’était pas une occasion pour reconsidérer la vocation de notre pays. Il faut pouvoir se défendre, bien sûr, mais pour amortir, en quelque sorte, le coût de l’armement, on se met en devoir de le faire partager par d’autres et on s’installe dans un statut de marchand d’armes… Gastinel ne partage pas, bien sûr, cette opinion, car pour lui, la Défense n’a pas de prix, mais Beraud lui a fait remarquer que ce statut de marchand d’armes n’était pas précisément celui qu’on pourrait attendre d’un État qui se targue d’être l’héritier de l’esprit de 1789. Poulenc, qui a fait carrière dans l’industrie, pense qu’il devient urgent de ne plus se satisfaire de l’exercice habituel d’incantation en faveur de la réindustrialisation du pays. La désindustrialisation et les retards technologiques accumulés depuis un demi-siècle font que nos capacités techniques sont limitées et concentrés dans quelques niches. « Je vous crois, fit Mimiquet ; nos ordinateurs sont chinois, mais nos brouettes sont françaises… Voyez les Suisses ! Ils ont su conserver une industrie. Sans parler des Allemands, des Italiens, qui ne sont pas des farceurs ! » Poulenc considère qu’il faut faire renaître une culture industrielle qu’on a laissée perdre. C’est la première condition pour faire repartir l’emploi. Parce que nos industries fermaient l’une après l’autre, on a feint de croire qu’on pourrait transformer des « cols-bleus » en « cols-blancs ». Mais, comme, en même temps, on a laissé par démagogie décliner le niveau de l’enseignement (voyez où nous nous trouvons dans le classement de Shanghaï !), nous sommes submergés d’individus qui brillent plus par leurs prétentions que par leur qualification.
Vous pensez sans doute : « Pourquoi voulez-vous que ce soit simple ? Le monde est naturellement complexe, inorganisé, fait d’aspirations antagonistes… L’homme voudrait bien s’approcher de Dieu au point de se fondre en Lui, mais, dans sa démarche, il se perd souvent en route, ce qui nous renvoie au drame que vit l’Église en ce moment ». N’oublions pas, malgré tout, que nous avons une boussole !
Nous ne pourrons faire autrement, n’est-ce pas, qu’en parler lorsque vous serez au Villard ; dites-moi par téléphone quand vous arriverez pour que je prépare le chauffage de votre maison. Ma femme a prévu pour fêter votre arrivée une soupe d’orties. Il faut bien vous connaître pour vous la proposer !
Nous vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.

 

P. Deladret

2021-10-18T22:03:18+02:00

Lettre du Villard – septembre 2021

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2021

Mon cher,
Est-ce l’effet de la rentrée ? Votre dernière lettre nous donne à penser que vous êtes un peu perturbé par ce que peut devenir la société imparfaite dans laquelle nous ne nous sentons finalement pas mal.
Votre retour au travail vous fait, par exemple, vous interroger sur l’effet que peut avoir l’amplification du télétravail dans la vie des gens. Vous redoutez que le monde des employeurs, privés ou publics, n’y voit l’opportunité d’instaurer des politiques de rémunération plus accommodantes pour lui, d’influencer les cultures d’entreprise, de bousculer les hiérarchies, d’accentuer les clivages entre ceux qui télétravaillent et les autres ; vous vous demandez aussi quelles conséquences cela peut avoir sur la vie d’un couple ou d’une famille où les enfants s’en vont à l’école alors que les parents restent en pyjama devant leurs écrans… Il va bien falloir s’y habituer, mais, vous avez sans doute raison, ce n’est pas le télétravail qui va rendre notre société plus solidaire.
Les nouvelles du Villard sont plus agréables ; la maison de Pelotier, qui était à la vente depuis des années, vient d’être achetée par un couple de retraités, qui déclarent vouloir s’y retirer. Vous aurez ainsi des voisins proches. Ces braves gens fuient, disent-ils, la grande ville et sa soi-disant « boboïsation » où le côté bohème fauché l’emporte souvent sur le côté pseudo-bourgeois. Avec les amis du Villard venus prendre le café, nous commentions hier leur installation. Nous espérons qu’ils résisteront à l’hiver et au retirement qu’il faut aimer pour l’accepter. Ils ne seraient pas les premiers à ne pas avoir pris la mesure de ce qu’implique un tel choix. Nous sommes tous plus ou moins ainsi et, à l’instar de César lorsqu’il a franchi le Rubicon, nous ne savons vraiment ce que nous avons fait que lorsque nous ne pouvons plus reculer. Il y a cependant des exceptions, des circonstances où ce qui se passe était plus que prévisible.
Ainsi Gastinel rappelait-il le départ précipité des troupes américaines d’Afghanistan en raillant l’invraisemblable myopie dont avaient été affectées les opinions publiques occidentales ; « Qui pouvait sérieusement croire que la débâcle n’était pas inéluctable, que l’armée afghane était en mesure de contenir les Talibans ? Les bons esprits n’ont eu de cesse de nous démontrer qu’elle résisterait, puis qu’elle ne se repliait que pour mieux rebondir ; au bout du compte, les plus chanceux ont pu prendre l’avion ». « Les exemples, poursuivit Béraud, ne manquent pas de situations absurdes, simplement parce qu’on a ignoré délibérément la réalité, par sottise ou par principe ».
Mimiquet, venu ratisser les feuilles de votre tilleul, et qui fumait un de ses infects cigarillos, s’invita dans la conversation en soulignant qu’on oublie trop que la réalité ne se plie pas aux idées. Il a cité en exemple l’information qu’il avait lue dans la presse selon laquelle une des causes majeures des feux de forêt de cet été serait la suppression des cendriers dans les voitures. De ce fait, les automobilistes jettent les mégots incandescents par les portières. « On veut, continua-t-il, empêcher les gens de fumer en enlevant les cendriers mais on s’interroge pas sur ce que sera le comportement de ceux qui continuent. Je ne serais pas surpris que pour supprimer les jets de cigarettes, on impose maintenant des glaces fixes ! » Et il lança son mégot dans le tas de feuilles qui peinait à prendre feu.
Ces inconséquences me font penser, glissa Béraud, au mot de Bossuet, dans son Histoire des variations des églises protestantes, qu’un politicien habile a récemment adapté à ses idées. Il a transformé « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer », en « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Ceci dit, je doute que, quelle que soit la cause d’un de nos malheurs, Dieu s’en rie.
« Revenons aux Talibans, reprit Mimiquet. Que craint-on d’eux ? Ils ne font que mettre en pratique les préceptes de leur religion. Qu’ils tiennent directement d’Allah ! Et ce qui est révélé ne se discute pas, non ? Ils veulent le salut des gens, c’est ainsi ! Qui sommes-nous pour le leur reprocher ? Regardez ce qu’a fait l’Église lorsqu’elle avait les moyens d’imposer sa conception de la Révélation. Leur conviction fait leur force ! » – « Tu pourrais peut-être rajouter, releva Gastinel, que si les islamo-monarchies du Golfe ne leur tenaient pas la main, la force de conviction des Talibans serait sans doute autre. Enfin… rien ne t’empêche d’aller chercher ton salut chez eux. Peut-être ainsi percevras-tu la distance qu’il peut y avoir entre l’énoncé d’une révélation et son interprétation ».
Béraud s’est alors lancé dans une déclaration emberlificotée d’où il ressortait que, s’il était certain qu’une transition écologique rapide permette d’assécher les ressources de ces pétromonarchies qui financent le terrorisme, il serait prêt à voter écolo ! Gastinel a douché sa foi de néophyte en lui rappelant que les Occidentaux, cornaqués par l’angélisme béat de quelques-uns et la duplicité de quelques autres, les avaient depuis longtemps laissés se constituer une pelote dans d’autres secteurs.
Je ne sais ce que vous en pensez, mais j’ai l’impression que notre monde se désintéresse de plus en plus facilement des conséquences de ses actes, que ce soit dans les domaines familiaux, environnementaux, voire politiques. Qu’un sot soit inconséquent est dans l’ordre des choses mais que des sociétés qui ne comptent pas que des sots se refusent à voir ce qui peut advenir passe l’entendement. J’en veux pour exemple la mise en examen de l’ancienne ministre de la Santé par la Cour de Justice de la République  ; peut-être l’incrimination n’est-elle pas infondée, mais où va-t-on, car si les juges ont la possibilité de sanctionner les politiques, qui contrôlera les juges ?
Il est vraiment dommage qu’Audiard ne soit plus là pour proposer sur le sujet une réplique nonchalante et gouailleuse au Belmondo que vous aimiez bien et qui vient de tirer sa révérence.
Dites-nous, vite, pour nous réjouir, que vous viendrez au Villard pour la Toussaint !
Avec toute notre amitié.

 

P. Deladret

2021-09-22T13:49:11+02:00