Lettres du Villard

Lettre du Villard – décembre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 décembre 2022

Bien cher ami,
Réjouissez-vous ! Réjouissez-vous et répandez autour de vous la bonne nouvelle ! La neige est là ! Vous allez me dire qu’il n’est peut-être pas de très bon goût d’emprunter le langage de l’Avent pour parler des précipitations dont nous venons de bénéficier. C’est à voir. Car les mots ne se contentent pas d’être les véhicules des idées. Ils les laissent volontiers monter à leur bord et il n’est pas rare qu’ils les détournent. Parfois ils les influencent ; d’autres fois, ils les déforment et même favorisent des rapprochements d’idées qui nous font glisser d’un ordre de pensée à un autre. Il leur arrive de donner un tour inattendu à la conversation. Je ne m’en plaindrai pas. Grâce à eux, la chute de neige m’entraîne vers l’Avent. Il y a de pires convergences.
Il a donc neigé et je pense que votre petite famille va se préparer avec encore plus de joie à votre migration hivernale vers le Villard. Vous nous direz quand vous pensez arriver pour que nous chauffions votre maison, en espérant, bien sûr qu’il y aura assez d’électricité pour produire un peu de chaleur. En tout état de cause, nous mettons du bois de côté pour vous permettre une flambée… La bûche va devenir le cadeau de Noël de l’année ! « Pauvre France ! » comme dirait Mimiquet. Nous discutions de cela pas plus tard que cet après-midi avec l’ami Béraud qui me faisait remarquer que la situation inimaginable dans laquelle nous nous trouvions plongés nous transformait tous en chauffagistes amateurs. Il a changé il y a deux ans sa vieille chaudière à mazout avec thermosiphon1 pour une chaudière à granulés de bois dernier cri (il a les moyens !) et maintenant, il craint de n’avoir ni suffisamment de granulés pour sa chaudière ni assez d’électricité pour la pompe qui fait circuler l’eau ! « Cela serait simplement gênant », me disait-il, « si ça n’illustrait pas l’inconséquence de notre société. On a décidé de se passer de l’énergie nucléaire pour toutes sortes de bonnes ou de mauvaises raisons sans avoir de solutions de remplacement disponibles et suffisantes. Disponibles et suffisantes par rapport aux besoins immédiats de la population. Il est possible que les détracteurs du nucléaire n’aient pas imaginé qu’un bruit de bottes pouvait, en faisant s’envoler les prix des différentes sources d’énergie, appauvrir la société et l’obliger à modifier ses comportements. C’est possible. Mais ce n’est pas certain car cela ne va-t-il pas dans le sens de ceux qui veulent changer la société en organisant la décroissance ? »
Cela m’a rappelé ce que vous me disiez lorsque vous êtes venus pour les vacances de la Toussaint, devenues, soit dit en passant, vacances d’automne dans notre société christianophobe et non plus simplement laïque. Les affrontements auxquels donnaient lieu les aménagements de réserves d’eau à Sainte-Soline dans les Deux Sèvres vous avaient mis mal à l’aise. Vous comprenez qu’il faille préserver les ressources naturelles mais l’attitude qui consiste à s’opposer à tout aménagement vous paraît comporter sa part de dogmatisme mais aussi de danger. Vous concevez aisément que, dans la mesure où nous avons bien assez et peut-être même trop, il soit préférable, pour préserver nos ressources, de consommer mieux et moins, en évitant cependant d’enclencher la mécanique de la décroissance car on ne sait où elle nous mènerait. « Mais ce sont des préoccupations de nantis, disiez-vous, car on meurt de faim ailleurs ». Utiliser des produits chimiques voire de nouvelles semences vaudra bientôt à qui s’aventurera dans cette voie un lynchage qui risque de pas être seulement médiatique. Je vous avais raconté les difficultés qu’avaient rencontrées au xviie siècle les promoteurs du développement de la culture de la pomme de terre à qui on reprochait de transmettre la lèpre et d’épuiser les sols… Vous vous souvenez sans doute de la visite que nous avons faite du Jardin médiéval de Salagon2 et de l’émotion qui nous avait saisis en prenant conscience du nombre restreint de variétés de légumes et de fruits dont l’Europe disposait avant les Grandes découvertes ; il suffisait d’une ou deux années de mauvaises récoltes d’une céréale essentielle pour que la famine survienne.
Mimiquet, survenu dans ces entrefaites, s’était demandé si la même philosophie qui avait conduit à la mise à l’écart du nucléaire et au risque actuel de pénurie d’électricité ne pouvait pas causer l’apparition de famines dans des pays qui s’aviseraient d’en rester à une agriculture traditionnelle censée être vertueuse. Vous lui avez fait remarquer que la vertu ne résisterait pas à la pression démographique.
Tandis que nous devisions avec Béraud, Gastinel est arrivé pour nous montrer les raquettes à neige qu’il venait d’acquérir – alors même, l’a plaisanté Béraud, que ses anciennes raquettes étaient encore en bon état – il s’en était tiré en affirmant qu’avec celles-ci son pied était mieux tenu et qu’à son âge, n’est-ce pas, on ne plaisantait pas avec la sécurité ! Nous demandant de quoi nous parlions, il nous a, de façon abrupte, asséné que nous discutions sur le sexe des anges. Pour lui, que l’on s’engage dans une démarche de décroissance ou dans une politique de croissance, que celle-ci soit vertueuse ou pas, les ressources nouvelles ainsi dégagées seront toujours dévorées par la croissance démographique dont le freinage n’est pas une priorité pour les moins averties des populations les plus pauvres.
Faute de trouver immédiatement une solution à ce problème brûlant, nous l’avons complimenté pour ses raquettes, nous coulant dans le moule de ceux qui, étant censés savoir, savent surtout détourner la conversation.
Pour ces mêmes raisons, je ne pense pas que nous reprendrons ce débat lorsque vous viendrez nous voir. Mais nous avons par ailleurs tant à nous dire !
J’attends votre coup de téléphone pour craquer l’allumette.
Je vous assure de nos sentiments les plus cordiaux.

P. Deladret

  1. Thermosiphon : système dans lequel la circulation de l’eau est assurée par la différence de température entre celle de l’eau qui sort de la chaudière et celle qui y retourne refroidie.
  2. Salagon, prieuré et jardins, à Mane près Forcalquier.
2022-12-12T09:54:50+01:00

Lettre du Villard – novembre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 novembre 2022

Bien cher ami,
Vous avez attiré mon attention, dans votre dernière lettre, sur une phrase de Mgr Rodhain1 soulignant que « les idées sont liées aux mots ; si on perd les mots, on risque de perdre les idées ». Vous notez que notre langage courant étant de plus en plus étroit, il n’est pas à exclure que, faute de mots pour porter nos idées, celles-ci ne soient de plus en plus sommaires. D’après le linguiste André Bentolila, dites-vous, 10 % de la population n’utiliserait que 400 à 500 mots, alors que la frange la plus cultivée de la population en maîtriserait plus de 8 000. Étonnez-vous, donc, soulignez-vous, que ceux qui n’ont pu acquérir un large langage aient plus de difficultés que d’autres pour penser par eux-mêmes. Je suis a priori assez d’accord avec votre remarque et j’en faisais part hier à Me Béraud avec qui nous promenions pour repérer le troupeau de bouquetins qui en cette saison descend le vallon de Chillol. Notre ami a cependant pris l’exemple de Mimiquet qui ne doit pas maîtriser plus de 500 mots mais dont le jugement est rarement pris en défaut. Il m’a fait facilement admettre que l’étroitesse du langage avait sans doute plus d’effet sur la pensée spéculative que sur la faculté de raisonner. Gastinel, qui nous avait précédés, nous attendait assis sur un rocher ; il prend en effet depuis quelque temps un peu d’exercice, dans l’espoir de retrouver une agilité de chamois lorsqu’il chaussera les raquettes. Nous ayant demandé de quoi nous discutions, il releva que s’il ne pouvait définir les raisons de l’appauvrissement de notre langage actuel, il lui semblait incontestable que les idées qu’il véhiculait perdaient beaucoup de sens du fait de l’étroitesse du vocabulaire. « De fait, dit-il, le langage est devenu manichéen et les idées vont avec. Voyez comme, dans le domaine politique, on glisse sans s’en trop rendre compte, en suivant la langue des médias, de progressiste à réformiste puis à révolutionnaire, voire à anarchiste. De façon symétrique, on relève dans le langage courant de moins en moins de différence entre conservateur et passéiste, qu’on englobe dans la catégorie des réactionnaires, autrement dit, pour satisfaire au besoin de simplification, des fascistes ».
Vous m’aviez déjà fait remarquer que les modes de raisonnement, les systèmes de pensée, les idées qui avaient mis des siècles pour se décanter, s’affiner et s’enrichir sont rabotés par un langage sommaire qui exclut la nuance. J’ajoute que le hasard ne peut seul rendre compte de ce qui est, de ce que nous connaissons. C’est le produit d’une histoire, d’une culture, de débats, de luttes. Ce qui paraît marqué du sceau de l’évidence n’est pas, non plus, le seul effet d’accidents. Il est sans doute dans l’essence même de l’homme de faire sienne la démarche prométhéenne2 et de vouloir aller au-delà de sa nature pour devenir l’égal des dieux. Béraud, avec qui nous parlons de cela assez souvent (et qui considère que la désobéissance de Prométhée n’est pas sans rappeler celle d’Adam qui voulut acquérir la connaissance qui l’apparenterait à Dieu), comprend volontiers que l’homme entende en permanence élargir le champ des possibles. « Encore faudrait-il, dit-il pour nuancer son propos, qu’il applique le principe de précaution – qu’il n’invoque que quand cela lui convient – et évite de s’engager dans des voies dont l’issue est, si l’on peut dire, nettement incertaine. Certains savants atomistes ne se sont-ils pas repentis d’avoir participé à la mise au point de la bombe atomique ? Quelles seront, poursuivit il, les conséquences des travaux dans le domaine de la génétique ? Ne va-t-on pas nous trouver un jour de bonnes raisons pour commencer à donner au clonage l’expansion à laquelle certains aspirent ? Et quelles vies auront les êtres humains sans père ni mère lorsqu’ils apprendront qu’ils sont issus de mélanges aléatoires de cellules en laboratoire. Rien ne dit que leur situation sera dramatique, mais engager des humains dans cet inconnu me paraît méconnaître un principe de précaution élémentaire. Dans un autre domaine, que peut-il advenir d’une société où de façon concertée, méthodique, voire philosophique, on trouve de bonnes raisons pour progressivement lever les barrières qui faisaient qu’on ne hâtait pas la mort des gens malades ou âgés ? Le meilleur moyen de ne pas s’exposer à des risques collatéraux et imprévus ne serait-il pas d’éviter de faire un premier pas dans cette voie ? Tout ceci pour rejoindre l’opinion de notre ami selon laquelle, si les pratiques de notre société sont ce qu’elles sont, ce n’est pas toujours par hasard. Il me paraît préférable, avant de modifier le cours des choses, de se demander pourquoi et comment on en est venu là. »
« Pourquoi et comment en est-on venu là ? Intervint Gastinel. Je me posais la question dans un tout autre domaine, en lisant que nos bons apôtres politiques s’indignent de l’usage que le gouvernement fait ces temps-ci de l’article 49-3 de la Constitution qui permet de considérer comme adopté un texte lorsqu’une majorité n’a pu se déclarer contre lui. On en vient là, me semble-t-il, parce que la volonté de parvenir à un consensus est étranger à notre culture électoraliste où l’on tient essentiellement à ce que les militants voient bien que les élus restent partisans. Alors, dans leur grande sagesse, les constituants ont prévu que s’il n’était pas question d’escamoter les débats, il fallait pouvoir, lorsque tout le monde s’était bien exprimé, siffler la fin de la récréation et éviter les dérives de la IVe République. C’est d’ailleurs celle que d’aucuns voudraient rétablir sous le nom de VIe République… »
« E pur, si muove ! »3 me dis-je en écoutant Gastinel. Il m’était revenu en mémoire ce que vous me disiez dans votre lettre et qui paraît une citation de Mgr Rodhain : « Ce ne sont pas les conflits qui m’étonnent mais plutôt les harmonies et les accords qui toujours m’émerveillent ».
Écrivez-nous souvent ; nous avons tant besoin de vos émerveillements !
Nous vous assurons de notre amitié.

P. Deladret

  1. Jean Rodhain, 1900-1977, ecclésiastique, un des fondateurs du Secours catholique.
  2. Prométhée : dans la mythologie grecque, titan ayant volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes qui en étaient dépourvus.
  3. « Et pourtant, elle (la Terre) tourne ! » Attribué à Galilée qui relativisait ainsi son abjuration.
2022-12-12T09:55:08+01:00

Lettre du Villard – octobre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 octobre 2022

Bien cher ami,
Nous espérons que les difficultés pour s’approvisionner en carburant seront à ranger dans les mauvais souvenirs lorsque vous prendrez la route pour le Villard. Il faudra que vous nous téléphoniez pour nous prévenir du jour de votre arrivée. Nous mettrons ainsi en route le chauffage de votre maison ; l’automne est malheureusement peu pluvieux mais le froid commence à s’insinuer dans les demeures inhabitées. Mimiquet est venu hier, ponctuel, faire un tour chez vous, pour balayer les feuilles mortes, redresser les rosiers finissants et cueillir les quelques pommes que les grêles du printemps ont épargnées. Je ne suis pas certain qu’il vous faille demander à Mlle Reynaud de venir faire, sous couvert de ménage, un peu de gymnastique dans votre maison. Quelques grains de poussière ont bien du s’y déposer depuis votre départ, mais si peu. Je suis d’ailleurs toujours surpris d’en voir sur les meubles des maisons inoccupées. Serait-ce le signe de la lente décomposition des matériaux dont la maison est faite ? Je me demandais si ce phénomène ne s’apparentait pas à celui que nous constatons sur nous-même, où la fuite du temps érode peu à peu notre substance.
L’ami Gastinel, devant qui l’autre jour je filais cette métaphore, m’a demandé si ce n’était pas la proximité du Jour des Défunts qui me faisait rouler de semblables pensées. Je lui ai fait remarquer que je trouvais curieux qu’un homme tel que lui, « droit dans ses bottes », comme il dit, se laissât aller à dire le « Jour des Défunts » et non le « Jour des Morts ». Cette euphémisation m’agace car le mot même de « mort » n’est plus supportable dans notre société où l’on cherche à atténuer le caractère brutal, inéluctable, absolu des disparitions. En d’autres temps, on a su regarder en face et on a su faire édifier des monuments aux morts, non aux défunts. Le mot latin1 dont est issu le terme défunt signifie « en avoir fini avec, être libéré » ; le défunt est celui qui est quitte de l’existence, qui a « accompli sa vie ». Mais notre destin n’est-il que de quitter la vie ? C’est tristounet, non ? Ou bien est-il de réaliser, dans le laps de temps qui nous a été imparti, ce qu’il nous est possible d’entreprendre ? Mais alors ! Que d’existences tronquées ! Non, finalement, puisqu’être défunt n’est pas moins tragique qu’être mort, n’utilisons pas d’euphémismes ! Et restons-en à cette belle expression de la Bible qui évoque ceux qui sont « retranché(s) de la terre des vivants »2.
Gastinel, qui n’osait sans doute pas me dire que ce qu’il considérait comme du verbiage le laissait indifférent, fit, en diversion, la remarque qu’il était curieux que le souvenir de la guerre de 14-18, qui avait été à l’origine de l’édification de tant de monuments aux morts, reste aussi présent. Alors qu’il se lançait dans des anecdotes sur les concours à l’issue desquels leur exécution fut attribuée à des sculpteurs de tout acabit, l’ami Béraud venu prendre le café, lui a opportunément rappelé certains passages du roman Au revoir, là-haut3 qui évoquent la vente aux municipalités de monuments aux morts fictifs. Il a poursuivi en faisant état des commentaires qui accompagnent les constatations d’un récent sondage réalisé pour la revue L’Histoire4. Il avait été frappé de lire que 93 % des Français s’intéressaient à l’histoire et que celle de la guerre de 14-18 était devenue une véritable « pratique sociale et culturelle d’envergure ». Les raisons de sa permanence dans la mémoire collective en sont sans doute tout à la fois sa relative proximité dans le temps et le nombre étendu de familles5 qui ont été traumatisées par ses morts et ses blessés. Les 217 000 morts de la guerre de 39-456, n’ont pas laissé les mêmes traces sur les monuments aux morts. « Peut-être, a-t-il poursuivi, que lorsque ceux qui ont connu ceux qui avaient “fait la guerre”, vous, moi, en quelque sorte, auront à leur tour disparu, leurs enfants ne verront-ils plus de raison de commémorer ces conflits ? Parce que nous les connaissions, nous nous sentions concernés ; ils nous avaient fait, parfois par leur seule présence, partager leur passé qui était en quelque sorte devenu un peu du nôtre ». J’ai avancé que d’autres motivations conduiraient peut-être les pouvoirs publics à proroger ces commémorations dans un pays où le fait d’appartenir à une nation commune n’est plus nécessairement perçu comme un bien partagé. Après tout, la commémoration de la prise de la Bastille le 14 juillet n’est-elle pas plus clivante, comme on dit aujourd’hui, que celle de la guerre de 14-18 ?
« J’aimerais autant, reprit Béraud, que vous vous absteniez de mettre en exergue tous les clivages de notre société. Le serpent de mer de la réforme des retraites que le Président essaie d’amener dans son filet va sans doute éveiller dans le macrocosme politique des multitudes de raison de s’opposer pour toutes sortes de raisons aussi clivantes l’une que l’autre. Le culte de la différence, la volonté de “faire entendre sa petite musique personnelle”, comme on dit pour euphémiser son ambition, minent les débats à venir ». Vous avez eu l’occasion de me dire, à diverses reprises, à quel point il était nécessaire que les différences s’expriment, que l’on s’enrichissait de la différence des autres… Mais, seriez-vous vraiment opposé à ajouter que tout cela ne vaut que lorsqu’on poursuit un but commun ?
Vous nous avez donné en nous écrivant la joie de nous faire savoir que nous pourrions en débattre bientôt.
Soyez-en remercié. Nous vous assurons de nos sentiments les plus amicaux.

P. Deladret

  1. Defunctus, parfait (participe passé) de defungi, formé à partir du radical fugio : fuir, se libérer de.
  2. Isaïe 53-8
  3. Roman de Pierre Lemaitre, 2013. Albert Dupontel, en 2017, en a tiré un film portant le même nom.
  4. L’Histoire, n° 500.
  5. 1,4 millions de morts sans compter 4,2 millions de blessés et de victimes civiles, pour une population de 39,6 millions d’habitants.
    Pour une population de 41,7 millions d’habitants.
2022-10-20T09:37:24+02:00

Lettre du Villard – septembre 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 septembre 2022

Cher ami,
Je ne pense pas que vous ayez été informé du décès de Marcel Proal, qui était un ami de votre famille. Il a été « réuni à ses pères » selon la belle formule qu’on trouve dans le Livre des Rois de l’Ancien Testament ; il ne s’est simplement pas réveillé du sommeil des vivants. Nous espérons qu’il a ouvert des yeux émerveillés dans l’au-delà. Et nous voici un peu décontenancés, au Villard, d’avoir perdu le « père Proal ». En l’accompagnant au cimetière, nous nous demandions, avec Béraud et Gastinel, ce qui, en cette disparition, nous affectait. Nous n’étions pas intimes, même si une certaine façon de vivre assez semblable, des amis communs, une sorte de complicité nouée à partir de brins de conversation, avaient fait que nous nous sentions assez proches. Nous pensions à tout ce qui constituait son univers, à sa façon de voir les choses, à ses bons mots, à son bon sens mais nous sentions bien que ce n’était peut-être pas cela qui ferait que, comme on dit, il nous manquerait. Non, aussi curieux que cela paraisse, car je m’exprime sans doute mal, nous constations que ce qui nous affectait était que nous ne pourrions plus avoir de nouveaux moments partagés, de nouveaux souvenirs communs. Notre avenir nous paraissait désormais amputé de la place qu’occupait la sienne dans la nôtre. C’est peut-être banal, direz-vous, mais, avec l’âge, la perspective de perdre des amis nous fragilise. Enfin… Soyez gentil d’envoyer un petit mot à sa veuve ; elle y sera sensible.
Après l’enterrement, nous sommes allés déjeuner au restaurant de Madame Arnaud. Le Dauphiné traînait sur le comptoir. Béraud, en tendant à Gastinel la carte qu’il venait de consulter par principe (car, comme vous le savez, le menu ne change jamais) a jeté un coup d’œil aux titres du journal. Il a simplement relevé, morose, que le décès de la feue reine du Royaume Uni était pour les médias l’aubaine qu’ils attendaient impatiemment. Gastinel a voulu relancer la conversation en disant qu’il était bien difficile d’avoir un avis sur les mérites de cette personne dont on ne connaissait que ce qu’en avaient rapporté d’autres. Béraud, décidément morose, lui a fait remarquer qu’il pouvait au préalable se demander s’il était vraiment nécessaire d’avoir un avis en la matière, comme d’ailleurs sur l’ensemble des sujets qui ne nous concernent pas : « De minimis non curat praetor ! »1 a-t-il glissé. La commande passée, je me suis avancé à dire que, s’il fallait apprécier les gens en fonction de leurs actes, et comparer les actions de récents disparus, j’étais enclin à penser que ce qu’avait fait Gorbatchev était sans doute de plus d’importance pour la planète que ce que la reine avait pu apporter à son pays pendant toutes les décennies de son règne. Gastinel, qui ne porte pas les communistes dans son cœur, n’a pu manquer de relever qu’une personne qui avait su se hisser au premier rang du monde soviétique « ne devait pas être blanc-bleu »2 « Et, a-t-il ajouté, l’éclatement de l’URSS qu’il n’a pas pu ou su éviter n’est-il pas à l’origine de ce qui se passe actuellement en Ukraine ? Alors… Votre grand homme… ! » Béraud lui a fait remarquer que les nations qui, en son temps, ont été affranchies de la « tutelle » de l’URSS n’avaient pas lieu d’être regardantes quant à ce qui avait pu se passer auparavant au sein du Politburo.
En attendant l’arrivée du plat de ravioles, j’ai continué sur les funérailles de la défunte reine en relevant que notre goût pour les petits soldats de plomb avait été comblé par la vue des troupes en uniformes aussi surannés que chatoyants dont le spectacle constitue un des charmes de ces cérémonies qui se rattachent à l’imaginaire culturel des films de Sissi. La nostalgie d’une Europe qui faisait du monde à peu près ce qu’elle voulait a sans doute sa part dans cet attrait pour cette institution monarchique qui, avec son chic et sa morgue en était une des expressions la plus brillante et la plus achevée. « Cela ne signifie pas pour autant, a fait remarquer Gastinel, que ceux qui suivent la saga des “têtes couronnées” soient favorables à un système monarchique ; ils ont simplement la chance d’être les témoins des développements d’un roman dont, un jour, ils pourront être les lecteurs ». La conversation a alors roulé sur notre constat commun que la démocratie était le seul mode de gouvernement intellectuellement défendable. Donner aux citoyens la possibilité de désigner le meilleur d’entre eux est a priori l’organisation politique la moins injuste qu’on puisse concevoir. La difficulté est bien entendu qu’on ne voit que lorsqu’il a reçu l’onction du suffrage universel que le candidat qui paraissait avoir le plus de qualités a bien celles que la fonction exige. Le système n’est pas parfait, a relevé Béraud, mais n’est-il pas moins imparfait que celui qui consiste à accepter qu’une personne, dont on ne vérifie pas les compétences ni la moralité, s’installe de façon héréditaire et indiscutable sur le siège de l’ancêtre qui a conquis par la force, en des temps plus ou moins immémoriaux, le droit de l’occuper ? À Gastinel qui commençait à s’échauffer en cette fin de repas et qui s’insurgeait que Béraud fasse asseoir le système monarchique sur la force et l’usurpation, notre ami a répondu que, grâce au Ciel, et aux révolutions, les monarchies héréditaires européennes avaient perdu leur pouvoir de nuisance. Il l’a cependant invité à s’interroger sur l’origine du pouvoir des nobles féodaux et des aristocrates en général.
J’ai opéré une diversion en leur demandant leur avis sur la réunion du Conseil national de la refondation que le président de la République vient d’installer mais auquel ses adversaires ne veulent pas participer. « Ce défaut d’adhésion, dit Béraud, ne nous renvoie-t-il pas à ce que nous disions quant aux qualités qu’on ne peut découvrir qu’après une élection ? »
Le temps passait ; nous nous sommes séparés en rappelant quelques souvenirs du père Proal.
Sans doute en évoquerons-nous avec vous lorsque vous viendrez pour les vacances de Toussaint. Réjouissez-nous en nous le confirmant.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Celui qui juge n’a pas à s’occuper des causes sans importance !
  2.  Blanc-bleu : se dit d’un diamant de qualité parfaite..
2022-09-19T22:13:38+02:00

Lettre du Villard – aout 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 août 2022

Le Villard, le 15 août 2022
Bien cher ami,
Votre petit mot nous confirme que votre voyage de retour s’est déroulé sans anicroche. Visiblement un peu de votre cœur reste au Villard ; dans quelques jours, soyez en certain, la densité de votre vie aura chassé cette humeur tristounette. Nous avons, sauf exception, la faculté de nous adapter au cadre dans lequel nous évoluons. Dans bien des cas, c’est une grâce ; les rugosités de l’existence sont ainsi moins sensibles.
Cette aptitude à s’accommoder d’un nouveau contexte peut cependant ne pas être sans conséquences dans d’autres domaines. L’Histoire fourmille d’exemples ; ici, on a n’a pas jugé nécessaire de s’alarmer de mouvements de rues d’anarchistes, ou de communistes, ou encore de fanatiques religieux, là de l’émergence d’une majorité parlementaire fasciste. Et puis, un beau jour, il est apparu qu’on avait changé de monde.
Vous me disiez récemment, alors que nous commentions l’issue des dernières élections législatives, que vous ne pouviez souhaiter résultat plus conforme à vos vœux. Après tout, notiez-vous, l’absence de majorité absolue d’un parti peut éviter que le gouvernement ne s’engage sur des pistes sur lesquelles il doit ensuite, sous la pression de la rue, faire marche arrière. Les quinquennats qui ont précédé fourmillent d’exemple de décisions abrogées ou qui sont restées lettre morte. Les gouvernements ont pris l’habitude de retirer des mesures devant la perspective de levées de boucliers voire d’insurrections populaires qui traduisent une volonté que l’opposition parlementaire n’avait pas su ou pu exprimer.
L’ami Béraud, qui vous envoie ses amitiés, juge le pays désormais paralysé, ensablé, enlisé. La crainte de se mettre à dos l’opposition d’une minorité agissante fait que le pouvoir marche en permanence sur des charbons ardents. Cela se comprend, car le tam-tam médiatique est habile pour faire accéder des mécontentements sectoriels au statut de questions de société. Béraud ne cesse de se demander « qui il peut y avoir derrière ça ? » Le mouvement dans lequel nous sentons notre monde entraîné est-il inspiré par la stratégie d’états impérialistes, de religions prosélytes, de lobbies financiers occultes, qui tireraient les ficelles ? Gastinel nous rabâche depuis longtemps que, ne pouvant dominer l’Occident par la force, les dictatures d’obédience marxiste ont entrepris de le désagréger en le minant en divers secteurs. À l’entendre, les mouvements écologistes, qui seraient leurs faux nez, n’auraient d’autre but que de rendre les entreprises occidentales moins performantes. Il suffit que les états surchargent leurs entreprises d’une réglementation dont le reste du monde s’affranchit pour que le monde occidental en soufre. De même, le fait, pour certaines associations ou ONG à caractère humanitaire, de monter en épingle les droits des minorités ne viserait qu’à affaiblir le monde occidental en suscitant des divisions. Gastinel a tout un catalogue d’opinions qui le feraient mettre au pilori de l’opinion publique. J’ai le souvenir d’une conversation au cours de laquelle vous lui avez donné d’autres éléments de réflexion, notamment par la mise en perspective de divers courants de pensée qui émergent. Ils parcouraient le monde depuis toujours mais ils ont pris leur essor avec l’invention de l’imprimerie. À partir de ce moment-là, disiez-vous, la transmission des idées est devenue immédiate. Il a suffi de savoir lire, sans avoir besoin d’un des intermédiaires qui avaient alors accès au savoir. Encore fallait-il que celui qui avait quelque chose à dire ait un imprimeur voire un éditeur pour pouvoir diffuser ses idées. Ce passage obligé, que les gouvernements pouvaient plus ou moins contrôler, a disparu avec Internet. L’interconnection des réseaux mondiaux de communication permet à n’importe qui de porter ce qui lui passe par la tête à la connaissance de tous. Il y a peut-être autre chose, et de plus important, souligniez-vous. Internet a pour effet de mettre sur le même pied l’ensemble des cultures du monde, les cultures, c’est-à-dire les comportements, les modes de vie, de pensée, les croyances, la façon de se situer dans l’espace et dans le temps. Il ne faut pas s’étonner si ce qui vient à l’esprit d’un agité, lu par des personnes qui n’appartiennent pas à la même culture, c’est-à-dire qui manquent de recul, a toutes les chances d’être cru et admis en toute bonne foi.
Cela fait l’affaire des démagogues. Leur b.a-ba a, de tout temps, été de promettre qu’on allait raser gratis (ce qui, au passage, aurait du mettre la puce à l’oreille aux féministes…). Un vestige de scrupule retenait cependant certains de promettre trop. Ces scrupules sont démodés. Il faut dire que le champ des possibles s’est élargi par les progrès de la naïveté. Autrefois la grande masse admettait, en le regrettant, de ne pas savoir et s’abstenait prudemment de conclure ; on prête même à Socrate d’avoir dit : « Je sais que je ne sais rien » ; maintenant, tout un chacun estime avoir le « droit » de savoir et a sur tout des opinions qui ne reposent sur rien. On ne s’encombre pas de savoir si ce qui est proposé est possible, souhaitable, raisonnable. On voit d’ailleurs qu’en bien des cas ce que la rue (médiatique, s’entend) réclame avec le plus de force est souvent ce qui est avancé en dépit des évidences.
Je prenais l’autre soir le frais en devisant avec Mimiquet qui était venu à la tombée de la nuit pour, sans risquer de se faire repérer, arroser son pré que la sécheresse accable. « C’est pas les pandores qui nourriront mes moutons si je n’ai pas de regain ! »1 marmonnait-il en mâchonnant sa Gitane papier maïs. Encouragé par sa modeste fronde, je me suis cru autorisé à lui parler des conversations que nous avions eues avec Béraud et Gastinel. Il m’a alors regardé d’un air qui disait « mais qui es tu pour être aussi affirmatif ? Pour prétendre qu’il y a des ignorants, qui se laissent entraîner là où ils n’ont pas conscience d’aller et d’autres qui s’estiment plus malins au point de les qualifier de sots ? L’ignorance n’est pas une tare ; c’est un état, regrettable, mais tout relatif ». Je lui ai répondu par un sourire gêné. Mais, peut-être, n’avais-je pas bien compris.
J’aurais bien aimé que vous soyez avec nous pour poursuivre cette conversation. Peut-être, dans quelques semaines…
Nous espérons que toute votre petite famille aborde la rentrée avec enthousiasme.
Et vous assurons de nos sentiments les plus cordiaux.
P. Deladret

  1. Regain : se dit de l’herbe qui repousse sur une prairie déjà fauchée.
2022-09-19T22:12:47+02:00

Lettre du Villard – mai 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mai 2022

Cher ami,

J’ai été tiré hier de la sieste par le tambourinement sur notre porte de Mademoiselle Raynaud venue sur sa nouvelle pétaradante moto de trial faire dans votre maison le ménage que vous avez la bonté, sinon l’inconscience, de lui confier. Comme elle me demandait une clé à molette pour réparer une fuite d’eau qu’elle constatait sous votre évier, j’ai cru prudent, en déférant à sa requête, de l’accompagner pour voir de quoi il retournait. Lorsqu’elle s’est enquise de savoir s’il fallait, pour serrer un écrou, tourner vers la gauche ou vers la droite, je me suis cru autorisé, sans ouvertement mettre en cause ses compétences, à lui conseiller d’avoir recours à un professionnel confirmé. Je crois que cela l’a finalement soulagée et je me suis chargé de trouver le Mozart des tuyauteries que requiert, il faut bien le dire, la vétusté de votre installation. Je pense à Bellon ou à Derbez, mais je ne ferai rien sans votre accord.
Ces modestes préoccupations domestiques ont le mérite de détourner temporairement notre attention de certains sujets qui commencent à occuper une part importante sur la toile de fond de nos existences. Vous m’écrivez que les développements de cette guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, qui, au début, inspirait de la compassion pour l’agressé, mais qui ne paraissait pas devoir nous impliquer, semblent maintenant prendre une tout autre signification. Vous faites référence au Grand Jeu, dans lequel s’inscrit l’histoire de Kim1 dont vos années de scoutisme vous ont laissé la nostalgie. Le Grand Jeu est, chez Kipling, celui dans lequel, au xixe siècle, se sont opposés Anglais et Russes au nord de l’Inde par le biais d’États-tampons. Vous vous demandez en effet combien d’États-tampons européens sont susceptibles d’être pris dans le Grand Jeu actuel entre les Russes et les Américains qui ne se font plus prier pour porter du petit bois, voire pour entretenir le feu. On peut même se demander, dites-vous, si le moins irresponsable n’est pas celui que l’on croit.
J’ai rapporté à nos amis, venus cet après-midi prendre le café, votre comparaison entre le contexte des combats en Ukraine et le Grand Jeu anglo-russe de Kim. Beraud partage une partie de votre analyse et pense qu’un des ressorts de ce conflit n’est peut-être pas très éloigné de la situation qui a conduit au siège de La Rochelle en 1628 et au blocage du port par une digue sur laquelle se promène dans mon souvenir dans sa cape rouge un Richelieu en armure2. « La méthode est-elle si différente ? » hasarda-t-il ; « les Anglais, qui voulaient affaiblir la France de Louis XIII, se sont fait alors un malin plaisir de soutenir les protestants. Ceux-ci, il faut bien le dire, ne s’étaient pas contentés de conserver leurs distances (et leurs places de sûreté) par rapport au pouvoir royal : ils avaient proclamé en 1621 l’indépendance de la “Nouvelle République de La Rochelle” sur le modèle de celle de Genève. Buckingham, cher à Alexandre Dumas3, a, en aidant les parpaillots4 entretenu une guerre civile, sous couvert de défendre la liberté de pensée, de culte et j’en passe. »
«Halte là ! », lui dit Gastinel, « en assimilant le conflit actuel à une sorte de guerre civile qui se prolongerait parce que les Ukrainiens seraient manipulés par le bloc occidental, vous minimisez la gravité de l’agression russe contre un état indépendant. Et vous sous-entendez, de fait, que les deux nations n’en seraient qu’une. Vous vous mettez en porte à faux, tant par rapport à la doxa médiatique — que vous avez le droit d’ignorer – que par rapport à l’avis d’historiens – qu’il serait prudent de lire ». Beraud lui a fait remarquer que ces ratiocinages5 ne devaient pas occulter le fait que les Russes avaient pris l’initiative de la guerre et violaient le droit international ; il a par ailleurs relevé qu’à quelques exceptions près, les images qu’on reçoit de cette guerre n’ont pas grand-chose de commun avec celles qu’on connaît des « vraies guerres », telles celles qui constituaient les « actualités cinématographiques » de la guerre de 39/45 ou qui ont été publiées lors des conflits majeurs qui ont suivi. « De fait », reprit Gastinel, « à quelques drones près, la technologie qu’on nous montre nous donne l’impression qu’on repasse les films tournés pendant la “drôle de guerre” de 39-45 ». Béraud est convaincu que, dans la mesure où, dès l’origine de cette guerre, l’Europe a décidé des responsabilités respectives et mollement pris parti, nous avons accepté d’avoir des points de vue partisans, ce qui permet aux médias de conduire notre attention comme notre jugement. « Et », se désole-t-il, « si cette ingérence dans notre jugement se limitait à ce qui se passe ici ou là dans le monde ! Mais voyez la façon dont l’opinion publique est travaillée par les médias à la proximité des élections législatives. »
Cela m’a rappelé votre dernière lettre sur l’influence que la presse et la télévision auront peut-être sur le scrutin en se faisant les échos complaisants de certains ténors de la politique. Vous êtes étonné que les médias ne bruissent que des initiatives, suggestions, propositions et exigences d’un conglomérat constitué de courants de pensée qui se sont gaussés les uns des autres pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Vous vous demandez si les idées qui fusent de cette cocotte-minute correspondent à la conception de l’avenir du pays qu’a en tête la majorité de nos compatriotes. Il est vrai qu’en n’écartant a priori pratiquement aucune revendication, on ratisse large. La force de ceux qui ont créé cette dynamique est d’être parvenus à persuader des gens qui n’ont entre eux que quelques points communs que même s’ils n’étaient pas tout à fait d’accord pour savoir ce qu’ils feraient ensuite ensemble, l’éviction de l’adversaire était un préalable et donc un objectif commun. La question de savoir si la mayonnaise prendra chez les électeurs vous interpelle. Vous vous demandez si le total des mécontentements se retrouvera dans la somme résultant des différents termes de l’addition lorsque chacun aura été affecté par l’électeur d’un coefficient de pondération. On nie donc pour le moment l’importance des pondérations. Mais vous admirez le « coup médiatique ». Et vous vous demandez pourquoi leurs adversaires ne leur ont pas emboîté le pas. Nous verrons bien.
J’ai cru comprendre que vous viendriez au Villard en juillet ; il n’est pas trop tôt pour se demander dès maintenant si nous trouverons un plombier qui accepte de réparer la fuite avant vos vacances.
Soyez assurés des sentiments les plus cordiaux que ma femme et moi éprouvons pour votre famille.

P. Deladret

  1. Kim, Roman de Rudyard Kipling, qui se déroule en Inde, paru en 1901.
  2. Le Cardinal de Richelieu au siège de La Rochelle, d’Henry-Paul Motte, 1881.
  3. Les Trois Mousquetaires, bien sûr !
  4. Parpaillot : terme de raillerie pour désigner les protestants.
  5. Ratiocinage : raisonnement spécieux.
2022-05-26T16:56:45+02:00

Lettre du Villard – avril 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 20 avril 2022

Cher ami,
J’espère que vous aurez la surprise de trouver ce mot dans votre boîte à lettres lorsque vous arriverez chez vous au terme du petit voyage que vous deviez faire en quittant le Villard pour rejoindre votre domicile. Je serais bien malheureux si la nouvelle factrice qui continue de « monter » le courrier dans notre bout du monde refusait de prendre la lettre mais je ne serais pas étonné que d’ici peu le Villard ne soit plus desservi. Lorsque votre agence bancaire vous indique benoîtement que « pour améliorer la qualité du service, votre agence ne délivrera désormais plus d’espèces », il faut s’attendre à tout. Ou se révolter. Oui, mais ne se révolte pas qui veut.
Ceci dit, cette disposition d’esprit paraît promise à un brillant avenir et j’ai bien noté les questions que vous inspire l’état de notre société. Vous nous exposiez l’autre jour que vous étiez plus que circonspect en voyant qu’on risquait de glisser imperceptiblement de l’« Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel1, aux Insoumis puis aux Ingouvernables. Nous verrons ce qu’il va résulter de l’élection présidentielle en cours et surtout des législatives qui vont suivre. « Nous ne nous sentons pas représentés ! », entend-on dire par certains de ceux qui s’abstiennent. Peut-être pourraient-ils se demander si leurs aspirations ne sont pas à ce point irréalistes qu’aucun politique sérieux n’ose les reprendre à son compte ? Rien ne dit, cependant, souligniez-vous lorsque nous en parlions entre amis au Villard, que cela n’ait pas donné des idées à certains. Les candidats du premier tour des présidentielles n’ont certes pas promis la Lune, mais certains ont donné à penser qu’ils montraient du doigt un satellite qui ne devrait pas en être très éloigné et qui a l’avantage de ne pouvoir être atteint. « Il n’y a rien là que de très normal » a tempéré Me Beraud ; « le candidat se doit de se démarquer de ses concurrents et joue souvent au personnage2 qu’a popularisé un fabriquant de biscuits ». « Si bien », avait enchaîné Gastinel,  «  que certains programmes contiennent ici et là des promesses incompatibles avec nos engagements internationaux… ». « À moins, avez-vous ajouté, que nos irresponsables ne tentent de renverser la table et d’imposer leurs vues au risque de jeter non seulement le bébé avec l’eau du bain, mais même la baignoire par delà de la fenêtre ». « Bien des programmes, reprit Beraud, ne sont que les faire-valoir d’ambitions personnelles. Je ne suis pas loin d’être convaincu qu’un certain nombre de candidats ne se sont pas demandé, dans le huis clos de leur salle de bains, comme aurait dit Philippe Meyer,3 ce qu’ils pourraient bien imaginer pour attirer l’attention sur eux ». Ces propos désabusés, je le sais, vous irritent car vous croyez, comme moi, que la politique doit permettre d’influer sur le cours des choses et que de fortes convictions peuvent constituer un programme politique cohérent ; ce qui vous attriste, c’est que certains cherchent moins à convaincre qu’à faire rêver et qu’on mette l’accent plus sur ce qui divise que sur ce qui peut rapprocher. Beraud prétend que les médias se complaisent à jeter de l’huile sur le feu en montant les divisions en épingle. À vrai dire, ils n’ont pas tellement à insister tant les protagonistes se prêtent au jeu. Mais peut-être attendrait-on d’eux qu’ils apportent une information distancée.
La relation par les médias du développement de l’agression de l’Ukraine par la Russie vous paraît, nous avez-vous dit la semaine dernière, une des expressions les plus patentes de ces défauts de mise en perspective. Submergés de photos, de dépêches de presses, de commentaires, nous ne savons ce qui se passe exactement, nous ne nous sentons pas informés des enjeux réels du conflit et donc à quelles conditions il peut cesser. Nous croyons connaître ce que veut Poutine, ou les arrières-pensées des Américains… et nous flottons, partagés entre notre peur d’une extension du conflit et notre impuissance à contrer ses horreurs actuelles. Peut-être les protagonistes ont-ils dit ce qu’ils avaient en tête, mais le flot des informations ne nous permet que difficilement d’en retenir l’essentiel. Nous avons l’impression, dans ce domaine comme dans d’autres, d’être entraînés comme les radeliers d’autrefois4 par le courant, en limitant les chocs autant que possible mais sans vraiment réelle capacité de maîtrise des éléments. Ce n’est pas pour rien que ceux qui descendaient la Durance avaient édifié des oratoires dans le cours de la rivière !
Votre voisin Poulenc, qui, pourtant, paraît bien avoir supporté l’hivernage au Villard, considère que ce n’est pas seulement sur la pente de la guerre que nous glissons. Il craint, certes, que les Portes Scées qu’évoque Giraudoux5 ne restent ouvertes. Il voit surtout s’évanouir les repères culturels, religieux, moraux, sociaux qui ont structuré son existence. Alors qu’il se plaignait l’autre jour que tout ce à quoi il se rattache s’effrite, l’ami Beraud lui a rappelé le « Panta rhei »6 d’Héraclite : « la sagesse antique avait établi que le monde est en perpétuel mouvement. Je doute que nous n’ayons d’autre choix que de nous adapter à l’évolution de la société, en faisant retraite, pied à pied, pour conserver ce qui peut l’être. Ce qu’il en restera sera notre contribution au monde de demain ».
Sans doute serez-vous arrivé à votre domicile avant le deuxième tour de l’élection présidentielle et ne connaîtrez-vous pas encore le « monde de demain » que les candidats nous ont annoncé. Vous avez donc un peu de temps pour vous adapter…
J’espère que la « reprise » vous laissera quelques loisirs pour nous dire ce que vous percevez de l’humeur du temps.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Essai, 2010. L’auteur y développe notamment l’idée que la pire des attitudes est l’indifférence.
  2. Monsieur Plus.
  3. Journaliste et humoriste, titulaire d’une chronique quotidienne sur France-Inter de 1989 à 2000.
  4. Radelier : conducteur de radeaux constitués de troncs d’arbres assemblés pour descendre un cours d’eau.
  5. La Guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935. Les Portes Scées de la ville de Troie étaient fermées en temps de paix.
  6. Toutes les choses coulent (passent), Héraclite, Philosophe grec du vie siècle avant J.-C.
2022-05-26T16:57:31+02:00

Lettre du Villard – mars 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 mars 2022

Cher homme de la plaine,
Nous nous réjouissons à l’avance de votre venue au Villard pour les vacances de Pâques qui, cette année, « tomberont » à bonne date. Vous vous empressez d’ajouter dans votre lettre « si toutefois la guerre en Ukraine ne nous en empêche pas et, dans un registre moins tragique, si le prix du carburant nous permet encore de circuler ! » Nous sommes, comme vous, atterrés par l’évolution tragique de cette situation qui paraissait improbable il y a seulement quelques semaines. Nous n’ignorions pas les frictions qui étaient apparues dans cette zone que les Russes disputent aux Ukrainiens mais nous pensions qu’il était de bonne guerre (si l’on peut dire) que les uns et les autres demandent plus que ce qu’ils espéraient pour parvenir à céder le moins possible. Il nous a fallu déchanter : ils ne bluffaient pas ! Et là, nous avons compris que nous ne savions rien de la situation réelle ni des protagonistes qui s’avançaient sur le devant de la scène. Sans doute n’avions-nous pas été assez curieux ni attentifs ; sans doute ceux qui font profession d’informer et de nous éclairer avaient-ils atteint les limites de leur compétence ; sans doute ceux qui, de façon symétrique, ont pour métier de nous désinformer, avaient-ils en revanche parfaitement travaillé… Le fait était là : nous nous sommes réveillés avec la guerre sur notre petit continent, partagés entre une compassion plus ou moins sincère avec les assaillis et la crainte qu’inspire un assaillant qui ne cache pas qu’il entend arriver à ses fins par la force. Vous reprenez dans votre lettre la citation latine « Cedant arma togae ! » qu’a utilisée Beraud le mois dernier dans un tout autre domaine. Que la confrontation laisse la place à la négociation ! Qui ne souscrit à la démarche ? Vous observez cependant que, depuis Cicéron à qui on attribue la formule, c’est plutôt la toge qui s’est inclinée devant les armes. Vous rappelez que Louis XIV, qui avait une certaine expérience des situations conflictuelles (c’est un euphémisme), faisait graver sur ses canons l’expression « Ultima ratio regum »1 pour dire que, lorsque tous les moyens pacifiques ont été épuisés, il ne reste plus aux rois que l’utilisation de la force pour faire prévaloir leurs vues. Et vous notez qu’il n’est pas certain (c’est aussi un euphémisme) que les Russes aient exploré toutes les voies pacifiques. Vous considérez qu’on a cru ou qu’on a fait mine de croire pendant longtemps qu’il devait être possible, en toutes circonstances, de trouver des solutions pacifiques. On avait oublié que celui qui est, ou qui pense être, le plus fort n’accepte que ses armes soient soumises à la toge que s’il le veut bien, c’est-à-dire si cela va dans le sens de ses intérêts.
Hier soir, nos conversations roulaient, mélancoliques, sur le sujet. Le colonel Gastinel ne décolérait pas, devant l’attitude des Russes ; « Ils ont tout de même signé des accords, des engagements ; ils sont tenus par leur signature ! » fulminait-il. « Le droit international ne permet pas cela ! » Beraud lui a fait remarquer qu’il n’y a pas de construction juridique qui tienne si une autorité supérieure n’est pas en place pour faire respecter le pacte. « Croyez-vous que deux propriétaires mitoyens s’entendraient spontanément si le juge de paix, comme on disait de mon temps, n’avait pas le pouvoir d’envoyer les gendarmes pour faire cesser un trouble de voisinage ? L’ordre international a peut-être des juges de paix, mais il n’a pas de gendarme. À moins que vous considériez les Casques bleus de l’ONU comme une force militaire, mais cela m’étonnerait de la part d’un ancien officier… N’oubliez pas, continua-t-il, que les États changent et que leurs dirigeants aussi ; ceux qui sont à un moment donné au pouvoir peuvent ne pas se sentir liés par les traités que leurs prédécesseurs ont signés. Ne serait-ce que parce que le contexte évolue ; ne soyez pas surpris si, dans quelques années, le changement climatique ou la construction de barrages rendent intenables des situations qui jusqu’alors étaient acceptables ». Gastinel, notant qu’on s’éloignait un peu du sujet, souligna que puisque, effectivement, la communauté internationale ne disposait pas de l’ultima ratio nécessaire pour contraindre ceux qui ne respectent pas le droit, il fallait développer le recours aux sanctions économiques.
Je sais que vous êtes assez réservé sur le sujet. Vous considérez en effet, « horresco referens »2 comme aurait dit Virgile, que les sanctions économiques, aussi vieilles que l’art (!) de la guerre, n’ont jamais eu l’effet escompté, c’est-à-dire de mettre à quia3 ceux qui étaient censés les subir. Vous prenez pour exemple le Blocus continental de Napoléon, les sanctions contre l’Italie lors de sa conquête de l’Éthiopie en 1936, celles contre Cuba ou contre l’Iran. Ces sanctions, m’écrivez-vous, dont le but premier est d’affaiblir un État, n’ont d’autre effet que d’en rendre le peuple un peu plus malheureux, sans que les dirigeants, qui sont en règle générale des autocrates, ne soient inquiétés. Dans le même ordre d’idée, Poulenc remarqua qu’il paraît illusoire de chercher à obtenir, en suscitant une guerre interne, ce qu’on ne peut obtenir d’une guerre extérieure, parce qu’on ne veut ou qu’on ne peut faire. « Avec le risque, ajouta Beraud, que les despotes ne se lancent dans une “vraie” guerre, en faisant valoir qu’il leur faut desserrer l’étau économique, et qu’ils sont en état de légitime défense ». Alors, que faire ?
Vous remarquiez dans votre lettre que le souhaitable bute contre le possible, et pas seulement en cette circonstance tragique. « C’est déjà tellement le cas dans notre propre vie ! » disiez-vous. Et j’ajouterai… dans les professions de foi des candidats à l’élection présidentielle du 10 avril !
J’espère que, lorsque vous viendrez au Villard, le temps des grandes souffrances sera passé.
Avec toute notre amitié.

P. Deladret

  1. Le dernier argument des rois.
  2. « Je suis saisi d’horreur en le rapportant », Virgile, Enéide, II 204.
  3. Mettre à quia : Empêcher de répliquer.
2022-04-25T15:02:47+02:00

Lettre du Villard – février 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 février 2022

Mon cher,
Je n’ai pu m’empêcher hier de lire de larges extraits de votre lettre à nos amis du Villard que nous avions retrouvés chez Me Beraud pour marquer avec un peu de retard la Chandeleur et avec un peu d’avance Mardi Gras. Chacun avait apporté quelques pâtisseries, si bien que nous nous sommes retrouvés devant une table chargée de crêpes, de bugnes, de merveilles, d’oreillettes, de navettes et de beignets. Votre lettre a heureusement permis d’élargir notre horizon au-delà des recettes de cuisine.
Vous nous faites découvrir l’étrange cours qu’a pris le fil de vos idées à partir du moment où votre imagination a donné un sens inattendu à l’affichette « Attention Angles morts » que vous veniez de lire sur le flanc d’un poids lourd que vous dépassiez. « On peut, bien sûr », notez-vous, « en rester au sens littéral et considérer que l’angle mort est une zone du champ de vision qui échappe au conducteur dont un écart de conduite peut vous causer un dommage. Sans que je comprenne pourquoi, cependant, un autre sens s’est révélé, un peu comme lorsque, par le passé, l’image des négatifs photos naissait dans le bain du révélateur. L’angle mort m’est apparu comme ce que, dans notre vie, nous ne voyons pas, non par l’effet de notre volonté mais par insouciance, par insensibilité ou par culture. Les angles morts de notre caractère, notre manque d’attention, font que nous pouvons, sans malice, blesser telle ou telle personne. Il y a également les angles morts de notre intelligence ; certains ont été dotés par la nature d’angles morts… disons assez larges. Comment, après cela, s’étonner s’ils ne voient pas le mal qu’ils peuvent causer ? Je pense ici aux enfants dont l’avenir est gâché par des parents frustes, dont de multiples angles morts restreignent le champ de l’intelligence. Et comment expliquer sinon par l’étendue des angles morts du jugement la crédulité des citoyens aux approches des élections ? Voyez, en d’autres domaines, les effets qu’ont pu avoir les angles morts culturels. Certains de nos colonisateurs du xixe siècle ne se doutaient pas des angles morts que comportait leur politique. Souvenez-vous des propos de Jules Ferry1. Et encore, il était franc-maçon ! »
Me Beraud a approuvé et a poursuivi en faisant remarquer que certains angles morts, qui ne sont pas innocents, ne constituaient pas une gêne pour ceux qui en étaient affectés. « Sans vouloir tomber dans le sensationnalisme, voyez les informations qu’on nous déverse actuellement au sujet des EHPAD. Tout le monde sait depuis longtemps que certains établissements ne fonctionnent pas correctement ; mais cela arrange la société de ne pas savoir, de se comporter comme si quelque chose lui avait été caché, comme si elle ne voyait pas ». « Oh ! fit Gastinel, il n’est pas nécessaire d’accabler la société ; nous sommes assez forts pour rétrécir notre champ visuel quand ça nous arrange. Nous nous fabriquons des angles morts pour éviter ce que nous ne voulons pas voir, ce que nous ne voulons pas entendre, ni comprendre ». Poulenc remarqua, après avoir tourné longuement sa cuillère dans sa tasse de thé, qu’il serait prudent, avant de prendre des décisions importantes ou d’arrêter des positions de principe, d’avoir la curiosité d’examiner les angles morts qu’ils peuvent comporter. Ne serait-ce que pour s’assurer de leur incidence ultérieure sur nos jugements, nos comportements, ou nos affections.
Gastinel revint sur votre observation relative aux angles morts en période électorale. « Je ne peux pas croire, poursuivit-il, que ceux qui aspirent à la magistrature suprême et qui, quoi qu’en disent certains, sont tous intelligents, pensent que, sous leur impulsion, le pays parviendra à réaliser ce qu’ils promettent. Les angles morts ne manquent donc pas dans leurs propositions. Pour essayer de voter de façon à peu près raisonnable, je tente donc d’imaginer les conséquences inattendues, involontaires ou délibérément cachées, de ce qu’ils proposent… » « Et alors ? » fit Béraud. « Pour rester dans le domaine automobile, je vous répondrai que j’aimerais bien garder mes distances… Mais nous sommes dans un flot de véhicules qui vont trop vite, où la moindre embardée peut provoquer un accident ». « Je ne sais, dit Poulenc, si c’est ce que vous aviez en tête, mais la primaire populaire, qui vient de donner, sinon une légitimité, du moins une tribune à une personne dont les partis politiques de gauche se seraient bien passé, me paraît ressortir de la catégorie des embardées qui peuvent générer de graves accidents. Ce genre d’initiative est une machine de guerre contre la démocratie représentative qui est certes imparfaite mais qui évite que celui qui crie le plus fort ou qui a les plus gros bras l’emporte sur les autres ». « Je vous suis parfaitement, dit Béraud, mais je crains que ceux qui n’ont pas vu les travers de cette désintermédiation2 aient ouvert une nouvelle boîte de Pandore ». Mimiquet qui, jusque-là s’était contenté de comparer les bugnes de Savoie aux merveilles de Gascogne, s’invita dans la conversation en demandant si un mouvement comme la primaire populaire ne pouvait pas également être considéré comme une réaction à la façon dont les partis dits de gouvernement baissent les bras devant la technocratie. « Et pourtant ! fit Beraud. Nous avons besoin de politique dépassionnée ! Cedant arma togae !3 » « Ce qui veut dire ? » « Cela veut dire pour moi, à peu près, que la technocratie doit aider la raison à l’emporter sur la passion ». « Si vous voulez, mais qui comprend le langage des technocrates ? » reprit Mimiquet. « C’est un truc pour faire croire à ceux qui ne jargonnent pas comme eux qu’ils n’y connaissent rien ! Souvenez-vous des pédagos qui désignaient un ballon comme un « référentiel bondissant » et le crayon comme un « outil scripteur » ! « En cette année Molière, fit remarquer Beraud, cela ne nous fait-il pas souvenir du langage des médecins du xviie siècle dont il s’est moqué dans le Malade imaginaire, et qui n’avait d’autre objet que de masquer leur ignorance. Je n’irai pas jusqu’à dire que le langage technocratique ne vise pas à autre chose, mais on peut parfois penser que… »
Comme vous pouvez le constater, cher ami, vos considérations à partir d’une affichette collée sur un camion ont nourri les débats du Villard. !
Cordialement.

P. Deladret

  1. Discours à la Chambre du 28 juillet 1885
  2. Désintermédiation : en ce sens, marginalisation des corps intermédiaires, partis, syndicats, etc.
  3. Cedant arma togae : « Que les armes cèdent devant la toge ! », Ciceron.
2022-04-25T15:03:11+02:00

Lettre du Villard – janvier 2022

Lettre du Villard

Le Villard, le 15 janvier 2022

Mon cher,
Je faisais part hier à nos amis du Villard des vœux que contenait votre belle carte et qui leur étaient également destinés. Mimiquet a noté que votre geste montrait en quelle estime vous nous teniez : « À 1,16 € le timbre, il faut vraiment avoir envie de dire aux gens tout le bien qu’on pense d’eux ! », grommela-t-il. « Quand je pense qu’en 58, il suffisait, lorsque j’envoyais une carte de colonie de vacances, d’un timbre à 17 francs, d’anciens francs, bien sûr, 17 centimes de franc, quoi ! »
Nous arrivions d’une belle balade en raquette dans le « Haut pays » et nous nous retrouvions autour du thé plus ou moins arrosé qui fait le charme de ces fins d’après midis. Me Beraud acquiesça à la remarque de Mimiquet mais fit remarquer, après avoir consulté Wikipedia, que le prix du timbre, en dépit des apparences, n’avait pas tellement augmenté en 60 ans puisque qu’en 1958, le SMIG Brut mensuel permettait d’acheter 1521 timbres à 17 francs alors que le SMIC Brut actuel nous donne encore un pouvoir d’achat correspondant à 1381 timbres à 1,16 €.
Mimiquet n’en voulut rien croire, avança que les bases de calcul ne devaient pas être exactes et que tel ou tel de ses amis l’avait convaincu que la Poste se moquait de nous. Cela m’a fait penser à ce que vous disiez l’autre jour de certains : « Ils sont indécrottables ! Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, ils ne changeront pas d’avis ». Vous aviez alors en tête diverses personnes, qui, sur le sujet de la vaccination contre le Covid, restent droites dans leurs bottes en invoquant des arguments dont elles ne sont pas à même d’apprécier la pertinence. Ce qui vous gênait surtout était le fait qu’elles se retranchent essentiellement derrière les opinions de scientifiques dont la force provient principalement de leur capacité de conviction. « Cette forme de pensée, disiez-vous, nous renvoie au Magister dixit1 des scolastiques du Moyen Âge qui entendaient clouer le bec de leurs contradicteurs par la seule référence à l’autorité du maître ; c’est médiéval ! » Gastinel avait abondé dans votre sens ; il était allé plus loin en ajoutant qu’il y avait des « indécrottables », disons des gens bornés, en tout domaine et que c’était perdre son temps que de chercher à les faire changer d’avis. « D’ailleurs, dit-il, de façon générale, lorsqu’un de mes interlocuteurs tient des propos qui me paraissent stupides, je ne perds même pas mon temps à le contredire ».
Vous lui aviez alors fait remarquer que ce n’était ni gentil, ni charitable, et qu’en vous refusant à donner à autrui la possibilité de reconnaître son erreur, vous le laissiez s’enferrer. Gastinel s’en était tiré en disant : « En prenant de l’âge, vous verrez ! », autrement dit en opposant ce qu’il interprétait comme étant son expérience (et qui n’était peut-être que de la lassitude) à l’élan généreux de votre – relative – jeunesse.
Vous êtes revenu sur le sujet quelques jours après, en soulignant que lorsqu’on n’a pas à cœur de faire partager ses convictions, lorsqu’on ne cherche pas à éclairer le jugement des autres, c’est bien souvent parce qu’on n’accorde pas d’importance à leurs opinions, ou bien parce qu’on n’a pas, soi-même, de convictions fortes. Ne pas avoir de conviction n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire ; sur certains sujets, nous avons des certitudes « molles » ; nous croyons, mais pas trop ; nous ne risquerions pas notre vie, ni une rupture, ni une dispute pour essayer de faire partager ce que nous pensons. Mais ne pas chercher à faire partager ses convictions est aussi une façon de dire à l’autre que son avis ne vous intéresse pas ; c’est une marque de mépris, d’indifférence.
Votre voisin Poulenc, qui est maintenant de toutes nos balades et qui prenait le thé avec nous, se demandait en feuilletant le quotidien qui traînait sur la table s’il ne présentait pas d’autres symptômes de la même maladie d’indifférence. « Je ne me sens concerné pratiquement par aucun des articles que je survole ; en quoi ce qui se passe en Ukraine, dans un camp de migrants ou le nombre d’hospitalisés pour cause de Covid interfère-t-il avec mon existence, justifie-t-il que je lui accorde intérêt ? Quelle incidence ces évènements ont ils réellement sur ma vie ? Je peux me gargariser de mots et affecter de l’attention, mais qu’y puis-je ? Je peux prier, certes, décider d’écarter de mes choix possibles tel ou tel des candidats pour la prochaine élection présidentielle, bien sûr… Mais il y a tellement loin de la coupe aux lèvres ! Je ne me sens concerné que par les évènements qui me sont proches, qui me concernent personnellement… » « Décidément, mon cher, la greffe a trop bien pris ! », plaisanta Beraud, « Depuis que vous vivez au Villard, enchaîna-t-il, vous êtes devenu un véritable somewhere – Un somewhere ? s’enquit Gastinel – « Les somewhere sont les gens “de quelque part”. Ce sont, d’après David Goodhart2 qui les distingue des anywhere, des gens attachés à leur cadre, national, régional ; ils sont peu mobiles et parfois peu diplômés ; à eux s’opposent les anywhere, ceux de partout, qui s’expatrient facilement, voyagent beaucoup, pratiquent couramment la langue anglaise, des citoyens du monde en quelque sorte, à qui “rien de ce qui est humain n’est étranger”, du moins dans leurs propos ».
Poulenc a fait remarquer que ce clivage de la société, qui se substitue ou s’ajoute au clivage droite/gauche, était déjà en train de se mettre en place comme le confirme le fait qu’un film3 jugé trop populaire et sans doute bon seulement pour des lourdauds, n’a même pas été programmé à Paris ni dans les métropoles régionales. « Étonnez-vous, fit-il, que la société se fragilise lorsque les anywhere décident pour les autres, de ce qu’il jugent bon pour les somewhere ! ».
Alors ? Vous sentez-vous anywhere ou somewhere ? J’ai ma petite idée. Préparez-vous ; nous en parlerons lorsque vous viendrez en février !
Croyez en nos fidèles sentiments.

P. Deladret

  1. Magister dixit : « Le Maître (c’est-à-dire Aristote) a dit ». Sous-entendu : « Il n’y a pas à discuter ».
  2. Essayiste anglais, né en 1956 ; distinction tirée de l’essai Les Deux clans, la nouvelle fracture mondiale. 2019.
  3. Les Bodins en Thaïlande, plus de 1,5 millions d’entrées en quelques semaines.
2022-04-25T15:03:36+02:00